Mes pensées en dialogue avec celles de Blaise Pascal (4)

Avril 2022

Pascal Pensées Pascal Pensées

Introduction
Il me semble indispensable de continuer à faire fonctionner l'esprit de finesse qui seul peut donner sa vraie dimension au spécifique humain au sein d'une culture marquée, de façon écrasante, par la pensée statistique (celle de la calculabilité) qui va bien au-delà de la pensée logique et risque de faire croire que l'humain calculé est une vraie humanité!
Thèmes retenus et regroupements effectués

1. La nature de l'intelligence humaine Janvier 2022
2. La communication et les signes qu'elle utilise Février 2022
3. La conscience, le cœur, l'esprit, la mémoire Mars 2022 
4. L'anthropologie et la place de l'humain dans l'univers – l'action parfaite Avril 2022
5. La connaissance de Dieu et l'Écriture Sainte Mai 2022
6. Diversité et convivialité: Islam et Judaïsme Mai 2022
7. La “révolte” de Pascal et la Vérité Mai 2022
8. Le Credo de Pascal Mai 2022

L'anthropologie et la place de l'humain dans l'univers
4.1. La petitesse de l'humain

Pascal 72 [348]

Que l'homme étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même à son juste prix. Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini?

L'univers est, pour Blaise Pascal, un ensemble “clos” d'où il semblerait donc qu'il faudrait pouvoir, en finale, s'échapper. Mais cet univers est, simultanément, sans limites visibles… ce qui rend notre perception de toutes choses, très humble et très modeste. Le sens d'une “croissance créatrice” de cet univers, dont nous savons aujourd'hui, pour ce qui concerne l'unité dans laquelle se trouve notre planète, qu'il est en expansion depuis 14 milliards d'années, ne semble pas du tout affleurer à la vision de Blaise Pascal. Serait-ce une dimension qui manque à sa perception de la réalité? 

4.2. Entre deux infinis

Pascal 72 [347]

L'étendue visible du monde nous surpasse visiblement; mais comme c'est nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus capables de les posséder, et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu'au néant que jusqu'au tout […] Ces extrémités se touchent et se réunissent à force de s'être éloignées, et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement. […] Notre raison est toujours déçue pas l'inconstance des apparences, rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis, qui l'enferment et le fuient…

Encore cette quête de la place de l'humain entre l'infini visible et l'infini invisible. Avec l'idée qu'en comprenant les derniers principes des choses visibles, on pourrait arriver à connaître l'infini. Ceci semble confirmé dans les directions prises par la recherche fondamentale aujourd'hui: l'aspect “quantique” de la réalité semble pouvoir s'appliquer de façon identique (ou analogue?) à l'infiniment petit et à l'infiniment grand. Que tout cela “se réunisse en Dieu” est un raccourci qui ne propose pas, comme en d'autres lieux de la pensée de Pascal, des “ordres” différents! 

4.3. Profondeur de notre in-connaissance de la nature humaine

Pascal 194 [copie 209 213]

Je ne sais pas qui m'a mis au monde, ni ce que c'est que le monde, ni que moi-même; je suis dans une ignorance terrible des choses; je ne sais pas ce que c'est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l'univers qui m'enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce point plutôt qu'à un autre de toute l'éternité qui m'a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m'enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu'un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j'ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter.

Cet homme inconnaissable mais qui ne cesse de mieux se connaître pourrait s'en tenir à la peur que ce sentiment de petitesse entre deux infinis lui donne et pourrait répéter, de façon un peu simpliste comme Pascal lui-même (206 [copie 101]): “Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie”. Mais il me semble que la vision d'un Christ cosmique (dans la tradition des messages de Paul de Tarse tels qu'assumés par un Pierre Teilhard de Chardin) et le sens d'une création en développement permanent vers la constitution d'un Corps personnalisé, donnerait un aspect dynamique au constat trop statique de Blaise Pascal. Plus spécifiquement, et au-delà du fait de voir que l'un comme l'autre peut se comparer à un “atome” dans un immense ensemble, il me semble que Teilhard a saisi un point important de cette relation concrète aux infinis: la temporalité. Voici ce qu'il en dit dans Genèse d'une pensée, 19 juin 1916, p. 130: “La Volonté de Dieu est en quelque sorte matérialisée, ou même incarnée, au plus profond de nous, par le temps (ou la durée comme dirait Bergson), le temps qui nous entraîne et qui nous rythme, le temps qui passe trop vite ou trop lentement, le temps qui sépare impitoyablement d'une date désirée, ou fait s'écouler trop vite les heures de réunion; le temps qui s'oppose à ce que nous réalisions en un clin d’œil les perfectionnements rêvés en nous et autour de nous; le temps qui nous fait vieillir… C'est l'action créatrice de Dieu qui est à la source de ce déterminisme fondamental et universel: reconnaissons-la et aimons-la.”  

4.4. Une dynamique anthropologique: l'épigénétique

Pascal 93 [195]

Les pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est donc cette nature, sujette à être effacée? La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu'est-ce que nature? Pourquoi la coutume n'est-elle pas naturelle? J'ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume comme la coutume est une seconde nature.

Belle intuition des qualités de l'épigénétique – ce que la race humaine acquiert par la vie et l'expérience, non seulement au cours d'une vie, mais d'une génération d'humains à l'autre, et qui peut s'inscrire si profondément que cela fini par faire partie de son ADN - et donc d'une base, que l'on trouverait chez Blaise Pascal pour une théorie de l'évolution applicable à l'espèce humaine. On pourrait même aller plus loin et considérer, comme d'autres l'ont fait à propos des “techniques” maîtrisées par les humains: considérer que le développement de la “coutume” (comme de toute “technicité ajoutée”) serait une des spécificités de l'humain par rapport au règne animal. Le temps “long”, au-delà du temps individuel entre naissance et mort, serait le “lieu” de ces développements. 

4.5. La spécificité humaine

Pascal 358 [427]

L'homme n'est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête.

Célèbre observation passée en dicton. Il marque bien l'enracinement corporel ou créationnel de l'humanité. Il ancre l'humain dans le mouvement créationnel, une réalité difficile à bien appréhender dans un système de pensée encore si imprégné de la philosophie grecque (âme/corps, avec une supériorité unique de l'âme et peu de considération pour un corps dont on expérimente trop évidemment la mort et la décomposition!!).  

Pascal 458 [115]

Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie: libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi [soif/désir de la chair, du savoir, de la domination/ du pouvoir].
[Suit alors, dans les Pensées de Pascal, l'image d'un torrent de ces “libidos” sur lesquelles navigue l'humanité: elle est sur un radeau qui flotte dans l'obscurité sur ce triple rapide, un radeau sur lequel il faut espérer rester jusqu'à la sortie de cette obscurité anxiogène sans être emporté par le boue du torrent!]

On verrait ces réalités, aujourd'hui, plutôt, dans la perspective teilhardienne comme des signes “créationnels” qui emportent l'humanité dans sa spécificité vers une finalité nouvelle, définitive et consciente (personnalisée): celle d'un Corps cosmique qui ne détruit pas mais qui assume toute l'évolution.  

4.6 L'humanité comme corps de membres pensants

Pascal 482 [149]

Morale [en note: la “copie” porte cette indication “Commencement de membres pensants ”]
Dieu ayant fait le ciel et la terre, qui ne sentent point le bonheur de leur être, il a voulu faire des êtres qui le connussent, et qui composassent un corps de membres pensants. Car nos membres ne sentent point le bonheur de leur union, de leur admirable intelligence, du soin que la nature a d'y influer les esprits, et de la faire croître et durer. Qu'ils seraient heureux s'ils le sentaient et le voyaient! Mais il faudrait pour cela qu'ils eussent intelligence pour le connaître, et bonne volonté pour consentir à celle de l'âme universelle. Que si, ayant reçu l'intelligence, ils s'en servaient à retenir en eux-mêmes la nourriture, sans la laisser passer aux autres membres, ils seraient non seulement injustes, mais encore misérables, et se haïraient plutôt que de s'aimer; leur béatitude, aussi bien que leur devoir, consistant à consentir à la conduite de l'âme entière à qui ils appartiennent, qui les aime mieux qu'ils ne s'aiment eux-mêmes.

Pascal 473 [167]

Qu'on s'imagine un corps plein de membres pensants.

Pascal 474 [265]

Membres. Commencer par là . - Pour régler l'amour qu'on se doit à soi-même, il faut s'imaginer un corps plein de membres pensants, car nous sommes membres du tout, et voir comment chaque membre devrait s'aimer, etc.

Pascal 475 [265]

Si les pieds et les mains avaient une volonté particulière, jamais ils ne seraient dans leur ordre qu'en soumettant cette volonté particulière à la volonté première qui gouverne le corps entier. Hors de là, ils sont dans le désordre et dans le malheur, mais en ne voulant que le bien du corps, ils font leur propre bien.

Cet aspect solidaire inscrit au cœur de l'humanité est évidemment renforcé par les caractères fondamentaux de la Foi chrétienne: l'amour de charité et l'appartenance au Christ – on y reviendra à propos de l'ordre de la grâce! Mais au simple plan anthropologique, on trouve ici une base de réflexion que la pensée cartésienne va mettre en veille dans la pensée occidentale en poussant cette réflexion vers un individualisme forcené et contraire à la vraie nature de l'homme (cf. les penseurs orientaux avec la conscience qu'ils ont qu'un humain n'existe jamais seul, aucun humain n'est une île… et toute île est, par le fond des choses, attachée au reste des socles continentaux!).

4.7. …car l'intelligence vraiment humaine n'existe que solidairement!

Pascal 7 [213]

Pour percevoir la diversité et pouvoir l'honorer, il faut augmenter sa connaissance et sa compréhension. Pour le “commun des mortels” ce manque de conscience engendre un risque de mépris. Et la diversité non reconnue engendre les risques d'affrontements humains.

suite au prochain numéro