“Réfléchir” est une technologie!

Janvier 2023

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La technologie va, pour moi, du gadget génial pour son époque à une réflexion très critique sur ce qu'est l'intelligence et le savoir.
Cette vision inspire la rédaction de la présente “Veille technologique” dans sa diversité, voire son apparente incohérence.
1. Un “cerveau électronique” en 1961?

En mettant la main sur le Catalogue d'une exposition tenue à Paris de mars à mai 1961 au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris sur L'Apocalypse de Joseph Foret (Livre unique, poids: 210 kg; 100 millions d'anciens francs et réalisé de 1958 à 1961), on tombe – p.387 ‒ sur le descriptif d'un gadget mis au point pour cette exposition

Un Cerveau électronique. Lecteur automatique, par Albert Ducrocq
Voici le texte de sa présentation:
Le prototype de lecteur automatique construit par Albert Ducrocq possède pour pièce principale un bras animé d'un mouvement de va-et-vient en vue de tourner les pages d'un livre au rythme choisi.
Plusieurs formules ont été étudiées pour la prise des pages: de simples dispositifs pneumatiques sont concevables pour des livres de petites dimensions, mais si l'on envisage de lourdes pages – telles que celles de L'Apocalypse en fonction desquelles la présente maquette a été étudiée - la prise électromagnétique a été jugée la plus intéressante.
À cette fin, les pages présentent une partie magnétique qui a un double rôle. Lorsque la tête du lecteur vient toucher la page, un contact électrique est établi; la tête commandant un petit amplificateur à transistor, un relais est fermé à la sortie de celui-ci, afin de provoquer le renversement de marche qui tourne la page, l'entraînement de la page elle-même étant assuré à ce moment par l'envoi d'un courant dans l'électro-aimant qui équipe la tête.
Cette solution cybernétique permet un travail précis quels que soient l'épaisseur du volume et le nombre des pages restant à tourner.
Des butées de sécurité sont d'ailleurs prévues pour assurer en tout état de cause l'arrêt du bras en fin de course.
Albert Ducrocq n'est plus à présenter, il a écrit de nombreux livres de cybernétique et a cherché à vulgariser la science moderne. Il a, de plus, construit en 1953, le “renard électronique”, et plusieurs prototypes cybernétiques à usage théorique et industriel, en particulier la première machine à écrire électronique appelée électrostyl.

Quelques indications complémentaires sur cette description: Albert Ducrocq (1921-2001) fut professeur à l'HEC (Paris), passionné par la recherche spatiale et les fusées, spécialiste de la propulsion nucléaire. Après l'apparition des circuits imprimés, il se mit à créer des “robots” et une machine à écrire avec mémoire électronique. Grand communicateur, il publia un grand nombre de livres et d'articles et fit de nombreuses interventions dans tous les médias. Il devint président de Bull en 2000.

2. Diaboliser les réseaux sociaux?

Sous la plume de Frédéric Guillaud, le magazine France-Catholique n° 3783 du 30 septembre 2022 propose deux pages virulentes sous le titre Réseaux sociaux: une invention diabolique? (pp. 26-27).

La technique était naguère un instrument au service de l'homme. Avec les réseaux sociaux, c'est l'humain qui est désormais l'instrument de la technique. Affolant.

C'est ainsi que débute l'article en question.

Si je suis persuadé que la diabolisation n'est pas la meilleure voie pour assumer ces “affolants” développements dans la communication humaine (dont on trouvera un autre exemple avec Google dans la Veille culturelle), il ne faut pas prendre à la légère les avertissements de ce type de “lanceur d'alerte”!

L'Auteur constate que déjà la télévision a transformé les relations familiales dans la plupart des foyers, renvoyant chaque individu plein de son rêve individuel à son sommeil sans plus toutes les interactions antérieures!

L'observation actuelle est que le smartphone (l'Auteur ne cite jamais les Tablettes qui jouent exactement le même rôle) amplifie partout et pour tous cette isolation individualiste (et donc très peu “humaine”)

ils sont tous rivés à leur écran, absents du monde qui les entoure, absents de leurs proches, absents de leur corps, absents à la nature comme à la culture, absents à eux-mêmes, le fil de leur vie physique étant rempli et dirigé par l'industrie du divertissement et les sollicitudes de leur prothèse électronique (p. 26)

Et de poursuivre

en toute rigueur d'ailleurs, l'instrument dans cette affaire n'est pas le téléphone. C'est l'humain qui est désormais l'instrument du dispositif technique, lui-même outil de l'entreprise de valorisation infinie du capital. L'humanité tout entière est un gisement de matière cérébrale disponible, une mine de data pour les algorithmes (p. 26).
Sous couvert donc de connecter les gens les réseaux détruisent les fondements mêmes de toute sociabilité proprement humaine.
Il est intuitivement évident, et scientifiquement prouvé, que les écrans à haute dose réduisent les capacités d'attention et de concentration, diminuent drastiquement les moyens d'expression et de description, laminent la syntaxe et le vocabulaire, restreignent le champ d'expérience, amenuisent et superficialisent les relations avec les autres, appauvrissent l'imaginaire, fragilisent l'affectivité des adolescents en réduisant leur empathie. La chose la plus importante à comprendre est que le mal tient à la forme même de ces médias. La dispersion, l'immédiateté, le turn-over, le primat de l'image et du mouvement sont les causes fondamentales du péril. Le contenu ne vient qu'en second (pp. 26-27).
l'humanité numérique vit un processus d'aliénation radicale.
Nous n'avons donc plus qu'une chose à faire : sécession avec tous ces réseaux!  (p. 27).

Quelle attitude prendre face à ces constats qui confirment tout ce qu'a déjà dit Sherry Turckle sur base de sa longue observation critique, comme psychanalyste, des impacts de cette greffe de l'humanité sur tous ces nouveaux canaux de communication?
Fédéric Guillaud ne donne qu'une solution: se séparer de tous ces réseaux sociaux.

D'autres pédagogues prônent une “régulation familiale et pédagogique” (voir Interface _2020 et le livre de Desmurget que je vois citer élogieusement dans de nombreuses études).

Faudra-t-il instituer un “permis d'écrans” (comme on a institué un “permis de conduire” pour les voitures) si le risque est sociétal sur ces autoroutes de l'information comme les appelait Al Gore?
et peut-être se rappeler que l'habitude mondialisée d'attacher le temps à son bras pour pouvoir le consulter à tout moment sur sa montre-bracelet n'a commencé à s'étendre qu'après l'année 1950!

3. Encore Timnit Gebru!

J'ai déjà mentionné cette chercheuse originaire d'Éthiopie (Interface_2020, 2022 avril, mai, octobre).
Elle a mis le doigt sur un phénomène élémentaire dans le domaine des applications informatiques: “garbage in – garbage out” “détritus en entrée – détritus en sortie”!! Tous ceux qui ont été formés de façon sérieuse dans ces domaines connaissent cette boutade et la grande vérité qu'elle met en évidence. Si les données sur lesquelles sont appliqués n'importe quel type d'algorithmes dans n'importe quel domaine ne sont pas correctes, ce n'est pas l'algorithme qui les corrigera peut-être les masquera-t-il, les oubliera-t-il ou encore les modifiera-t-il! Voilà l'un des plus grand défi de tous les programmes d'intelligence artificielle (AI, IA), la connaissance correcte des objets traités!

Cette fois c'est un article paru le 4 juin 2022 à Johannesburg (Afrique du Sud) que présente le Courrier International n° 1658 du 11-17 août 2022 (pp. 40-41).

Le lieu de la première parution montre l'intérêt multinational, voire planétaire, d'une vraie critique de la façon de procéder dans le domaine de la gestion informatisée de données, surtout, évidemment, quand elle porte sur des êtres humains!

Timnit Gebru a pu montrer, en effet, que plusieurs types d'algorithmes mis au point chez Google et visant des personnes (notamment des programmes de “reconnaissance faciale”) étaient biaisés du fait que les données de base ne sont pas correctement enregistrées, ni traitées et que, notamment, ils ne “reconnaissaient pas” de la même façon des personnes de peau blanche et des personnes de peau noire!!!
Ces remarques sur le biais discriminant d'algorithme utilisés et distribués par Google ont mené à l'écartement de Timnit Gebru de la firme Google où elle avait été engagée!!

Depuis lors Timnit Gebru tente de créer un mouvement pour une meilleure évaluation des algorithmes et des données qu'ils doivent traiter!

Mais cela mène à une réflexion à caractère “politique” (au sens originel du mot): Timnit Gebru (et ceux qui se joignent à elle depuis lors) considèrent que la plupart des algorithmes les plus puissants mis en œuvre par les firmes qui tiennent les marchés planétaires sont utilisés “pour renforcer le pouvoir des puissants”!

Enfin un peu d'esprit critique et citoyen en ce domaine?

4. Penser et réfléchir “intelligemment”

L'Association francophone des Amis de John Henry Newman a eu la bonne idée de publier, après arrêts covid-19 etc, un numéro spécial des Études Newmaniennes (N°36 – 2022) consacré à Newman Universitaire, 142 pages.

L'Éditorial (pp. 6-13) nous apprend que l'occasion pointée par le staff de publication (Bedeau, Besnard, Gurérin-Boutaud, Slaby) est l'anniversaire de la date (12 avril 1822) à laquelle John Henry Newman (1801-1890) a obtenu d'être nommé fellow d'Oriel College à Oxford. Ce lieu et ce poste vont effectivement modeler sa carrière intellectuelle et spirituelle qui le mèneront, au-delà du Mouvement d'Oxford, à devenir catholique en 1845, puis à devenir prêtre en créant, en Angleterre, la vie communautaire oratorienne (selon la tradition de S. Philippe Néri) avant d'être sollicité par l'archevêque de Dublin pour créer la première Université Catholique en Irlande (1850-1857). Léon XIII va le faire cardinal en 1879. Benoît XVI le béatifiera en 2010 et le pape François le canonisera le 13 octobre 2019.

Mais il est évident pour tous les newmaniens (dont le signataire qui a publié la traduction française de ses Écrits oratoriens – Paris, Lethielleux, 2010 - originellement publiés par le P. Placid Murray, moine bénédictin de l'abbaye de Glenstal en Irlande, récemment décédé à l'âge de 104 ans) que c'est son séjour et ses responsabilités à Oxford qui ont été le creuset dans lequel s'est formée toute la vigueur intellectuelle (et spirituelle) qui font de lui l'une des lumières de la réflexion en milieu chrétien à la fin du 19e siècle.
Quatre des huit contributions de cette livraison avaient déjà été publiées dans des numéros antérieurs des Études newmaniennes. Mais elles renforcent l'attention et la réflexion sur ce sujet d'un Newman “universitaire”.

“Universitaire” dans ce cas ne se limite pas à des prouesses académiques (comme ses études précises et bien documentées sur l'hérésie Arienne du 4e siècle ou autres), “universitaire” est simultanément un combat sociologique et spirituel pour une position intellectuelle pleinement humaine et apte à dépasser les routines académiques de la réflexion dans une tradition donnée. Cela mènera d'ailleurs Newman à son affirmation d'une possibilité de développement des “dogmes” chrétiens à mesure d'une meilleure compréhension au long des siècles : une révolution intellectuelle pour des Églises ancrées dans une réflexion dogmatiquement figée! Une révolution qui permettra les ouvertures du Concile Vatican II, notamment.

Frédéric Slaby, I was of course surprised: Newman élu Fellow d'Oriel College (pp. 14-24) montre bien tout le poids du cadre humain et des relations, parfois et de plus en plus, tendues avec les collègues et responsables du College pour une recherche de la façon correcte de penser (Newman avait suivi, avant d'être nommé Fellow du College, des cours de science en anatomie et minéralogie, ainsi que des cours de composition musicale) et d'aider les étudiants dont il devenait “tuteur” à progresser personnellement dans leur formation intellectuelle!

Peter Nockles, Oriel College & the making of John Henry Newman (pp. 25-45), déjà paru en 2011, montre bien toutes les relations interpersonnelles, parfois violentes (académiquement parlant) qui vont tisser la progression de la pensée de Newman et le mener à se retirer, dans un premier temps, en une sorte de vie érémitique à Littlemore, puis, en 1845, à se convertir au Catholicisme dans une Angleterre anglicane en pleine ébullition intellectuelle!

Ian Ker, L'idée d'université: un guide pour l'université contemporaine? (pp. 46-63), déjà paru en 1998 mais évidemment central dans une réflexion sur le Newman universitaire puisque l'on a rassemblé les différentes conférences données par Newman lors de sa tentative de création de l'Université catholique de Dublin en un recueil intitulé L'idée d'université! une des œuvres majeures de J.H. Newman (1852-1858).

Voici l'une ou l'autre réflexion de l'Auteur à partir de la vision newmanienne de l'intelligence

La révolution de l'information n'en était qu'à ses débuts à l'époque de Newman; cela confère à ses mises en garde concernant la différence entre information et éducation une importance accrue pour notre temps où l'ambition du gouvernement est que chaque enfant, dans chaque école, possède son ordinateur. En effet, une information abondante est bien autre chose que le savoir authentique, comme Newman nous le fait comprendre à travers une métaphore saisissante: “ Qui n'a éprouvé de l'irritation et de l'impatience en visitant pour la première fois le cœur d'une riche contrée, avec des sentiers sinueux, de hautes haies, des pentes verdoyantes et des bois épais, où tout est avenant, certes, mais n'est qu'un labyrinthe? Le même sentiment vous assaille dans une ville inconnue si vous n'avez pas le plan des rues”. Même si l'information est fixée dans la mémoire, cela ne signifie pas qu'elle a été convenablement assimilée, puisque nous devons maîtriser les principes et nous en servir pour donner cohérence et forme aux connaissances acquises. En fait, il se peut que la mémoire soit trop sollicitée avec pour résultat que “la raison se révèle presque aussi faible et impuissante que chez un aliéné”, l'esprit devenant alors “la proie [] de faits bruts, d'éléments désordonnés qui l'envahissent”.
Newman ignorait tout de l'ordinateur et du réseau Internet, mais il se rendait bien compte du pouvoir qui pouvait accompagner le développement des techniques d'impression. Il se méfiait de la presse d'imprimerie, de crainte qu'elle n'ait sur l'esprit une “influence mécanique” et que “la population ne soit éclairée que d'une façon passive, presque inconsciente par suite de la simple multiplication et dissémination des ouvrages imprimés”. Cela mettait en péril l'élément “individuel” de la “faculté d'initiation” qui est, selon Newman, essentiel à une authentique éducation, puisqu'on s'instruit par une utilisation active de son esprit et non pas par une absorption passive de l'information (pp. 57-58).

Savoir “porter un jugement”, développer la “conscience” sont au cœur de la vision newmanienne de ce qu'est une vraie intelligence humaine

Newman veut que l'éducation prenne en compte la totalité de l'esprit humain et non une partie de celui-ci, aussi importante soit-elle: il nous prévient sans ambages que tout “comme il peut arriver qu'on utilise ou développe à l'excès un membre ou un organe du corps, cela peut se produire également pour la mémoire, l'imagination ou le raisonnement”. Et cela, souligne-t-il “ne saurait passer pour de la culture intellectuelle”. Par contre, “de même que l'on peut soigner, choyer, exercer son corps dans le simple but de le maintenir en bonne santé, on peut également exercer l'intelligence pour la garder en parfaite forme; alors, dans ce cas, il s'agit bien de cultiver l'esprit”. Il est important d'être logique, mais, pour penser, on a aussi besoin de l'imagination et de la mémoire et, sans la capacité d'évaluer et de juger, l'esprit est incapable de parvenir à des décisions, quelle que soit la clarté, la limpidité de ses raisonnements. (p. 59)

Maud Besnard, John Henry Newman et son idée d'Université, (pp. 64-83).
Citant Ian Kerr, l'Auteure reprend à son compte ce propos

C'est finalement une conviction religieuse qui soutient la vision prodigieusement assurée de Newman sur la totalité du savoir intellectuel et de la vérité. Sous-jacente à sa foi en l''”intelligence majestueuse” de l'homme se trouve sa foi en l'existence de Dieu. Ce qui peut sembler à certains un intenable paradoxe est bien au cœur du thème newmanien (p. 69).

Et l'une des racines de ces convictions pour la formation de l'intelligence du petit (et grand) humain, Newman la trouve dans la pédagogie que dégage l'héritage bénédictin

À l'occasion de plusieurs de ses essais, publiés dans The Atlantis, la revue de son université de Dublin, Newman montra un intérêt particulier pour l'ordre de Saint Benoît et la Règle qu'il institua. Équilibrant vie spirituelle, travail manuel et culture intellectuelle, la Règle bénédictine s'imposa dès le VIe siècle comme un modèle de référence à l'ensemble de la vie intellectuelle et religieuse du christianisme, en incitant les membres de la communauté à une cheminement vers Dieu et à un savoir-vivre en collectivité. D'après Newman, le modèle bénédictin aurait inspiré les collèges anglais et leur mode de fonctionnement: “On peut considérer que les collèges des universités anglaises sont en fait les descendants directs ou les héritiers des écoles bénédictines de Charlemagne”. (pp.78-79).

Michael Olson, Le centre du savoir: la connaissance de soi chez John Henry Newman dans l'Idée d'une Université (pp. 84-93).

Au tout début de son Idée d'Université, Newman définit l'université comme “un lieu où l'on enseigne la totalité du savoir (ou: des connaissances). Plus loin dans ses conférences, il nous dit ce qu'est l'objet du savoir universel: “Tout savoir (knowledge) quel qu'il soit poursuit la vérité. Et si on demande ce que l'on entend par la vérité, je suppose qu'on pourrait répondre avec justesse qu'elle consiste dans la connaissance des réalités (facts) et leurs relations mutuelles. […] Tout ce qui existe, au regard de l'esprit qui le contemple, forme un seul vaste système ou une donnée complexe (a complex fact) qui, bien entendu, se fragmente en un nombre indéfini de données (facts) particulières, lesquelles, en tant que parties d'un tout, possèdent des relations innombrables, de toute espèce, les unes avec les autres. Le savoir est l'appréhension de ces données (facts) soit en elles-mêmes, soit dans leurs situations et rapports réciproques” (L'idée d'Université, Ad Solem, 2007, pp. 125-126) À partir de là, on peut en déduire que la mesure avec laquelle un individu atteint un véritable élargissement de son esprit est proportionnelle à son appréhension de l'ordre réel des choses. (p.85)

Et cette exigence d'adéquation de ce que notre esprit arrache au réel avec ce réel, est une limite infranchissable mais qui juge notre “intelligence” [(N.B.: Ceci représentant, pour le signataire du présent compte-rendu, une réalité/vérité indispensable à comprendre par ceux qui prétendent partir de “données” pour en extraire, par des algorithmes, des “conclusions”)]

Afin d'apprécier à sa juste valeur la conception newmanienne de la vertu intellectuelle, il est crucial de reconnaître sa façon de comprendre l'ordre véritable de l'appréhension réelle et notionnelle chez l'individu. Deux grands points requièrent ici notre attention. Premièrement, du fait que les notions sont des abstractions, elles ne parviennent jamais à une représentation adéquate des réalités concrètes. Quelles que soient la clarté et l'exactitude, l'absence d'ambiguïté, la sûreté méthodologique et la communicabilité universelle des connaissances rendues possibles grâce à l'appréhension notionnelle, il y a un prix à payer, à savoir l'appréhension exacte des objets réels. De plus il soutient que, quel que soit le nombre d'abstractions réunies, il n'équivaudra jamais à une réalité concrète. (p. 87)

Alain Jumeau, Newman et la recherche scientifique, pp. 94-101.
L'Auteur conclut

En réfléchissant ainsi au dialogue entre la religion et la science, Newman fait preuve d'une remarquable ouverture d'esprit qui s'explique par sa foi, sa conviction que la Vérité prévaudra finalement, qu'elle n'est pas donnée une fois pour toutes, mais qu'elle se révèle aussi dans le temps, par le développement. D'où la formule latine qu'il avait choisie pour épitaphe et qui résume sa pensée et son itinéraire spirituel: “Ex umbris et imaginibus in veritatem” (De l'ombre et des images vers la Vérité) (p. 101).

Günter Biemer, “Niebuhriser?” , Newman et l'historiographie conçue comme reconstitution de la vie, (pp. 102-116 – déjà publié en 1992)
Deux conceptions différentes de l'historiographie

Newman rejetait la façon qu'avait Niebuhr [le grand historien allemand de l'époque sur les sujets des origines chrétiennes que travaillait Newman] d'aborder les documents historiques de la foi, car une méthode rationnelle ne lui permettait de comprendre que partiellement ses sources. Newman aurait pu dire à Niebuhr ce qu'il écrivait à un de ses correspondants en 1842: “On ne parvient pas à la vérité religieuse par le raisonnement, mais par une perception intime. N'importe qui peut raisonner; seuls des esprits disciplinés, instruits, formés, peuvent percevoir”.  (p. 116).

Camille Bedeau, Newman et les historiens anglicans libéraux, 1822-1841 (pp. 117-134)

Le temps est un élément central de la pensée de Newman. Il est nécessaire au développement. Il est crucial aussi dans cette conviction de Newman qu'il faut attendre que les temps soient mûrs pour énoncer une idée nouvelle. Et c'est probablement parce que le temps est si central que le Newman théologien et prédicateur est nécessairement aussi un historien. (p. 134).

Conclusion
Ce remarquable esprit que fut John Henry Newman a ouvert la voie à une “déscholasticisation” de la pensée chrétienne dans sa tradition occidentale. Il ouvrait ainsi la porte à la réflexion contemporaine, à la réflexion d'un Teilhard de Chardin, aux actualisations du Concile Vatican II.

Sa reconnaissance par l'Église catholique demande aux penseurs (chrétiens et non-chrétiens) de se saisir à plein esprit des potentialités d'une culture techno-scientifique pour aider l'humain à progresser dans sa maîtrise et la mise en place d'une culture planétaire!