Les chrétiens d'aujourd'hui et la mort

Juin 2021

Il y a nécessité d'objectiver les choses. L'excellent article de Guillaume Cuchet dans la Revue d'Histoire de l'Église de France (RHEF), t. 106 (n°256), Janvier-Juin 2020, pp. 117-139 en montrant les conditions ecclésiales et sociologiques du passage de l'extrême-onction au sacrement des malades au tournant du Concile Vatican II (1962-65) peut nous y aider.
Et la réflexion n'a pas cessé depuis lors comme on a pu le voir, tant au plan médical qu'au plan sociologique et juridique.



Mais cette réflexion n'a pas cessé non plus au niveau de théologiens attentifs aux évolutions de la société… et peut-être, demain, des besoins humains de la planète (avec l'aide des traditions d'autres cultures, probablement).
Le beau cercueil déjà acheté et préparé pour le premier parent qui décédera et qui devient le plus bel ornement de la pièce familiale dans la petite ferme que j'ai visitée dans la campagne chinoise près de Xian en 1996, est significatif d'une attention à la mort qui se développera en “culte des ancêtres”.
Le vieux parent Inuit qui sort de l'igloo et s'en va volontairement se perdre dans la nuit glacée pour “laisser la place et la nourriture” au reste de la famille est une version très digne de ce que, sous d'autres cieux, on appellera “secouer le cocotier”!
La tradition orthodoxe qui vient encourager la “petite mère” à s'en aller paisiblement retrouver Dieu, est un autre mode d'accompagnement, ‒ déjà très “chrétien” ‒, de soutien à celui ou celle qui se doit de “partir”!

Voici quelques titres qui méritent l'attention au-delà de l'article de la RHEG dont on parlera plus loin.

1. Gabriel Ringlet, Ceci est ton corps. Journal d'un dénuement, Albin Michel, 2008, 238 pages.

2. Hans Küng, La mort heureuse, Seuil, 2015 (édition allemande: 2014), 140 pages.

Voici l'un ou l'autre extrait:

L'art de mourir

Pour moi, refuser de prolonger indéfiniment ma vie temporelle fait partie de l'art de vivre et de ma foi dans une vie éternelle. Quand le temps sera venu, j'aurai le droit, pour autant que j'en serai capable, de décider , en prenant personnellement mes responsabilités, du moment et de la manière de mourir. Si cela m'est accordé, je serais content de mourir en pleine conscience et de me séparer dignement des gens qui me sont chers. Mourir heureux signifie pour moi une mort sans tristesse et sans douleur de la séparation, une mort dans un consentement total, dans un acquiescement profond et dans la paix intérieure. C'est ce que signifie aussi, du reste, le mot grec ancien euthanasia, entré dans beaucoup de langues modernes, mais détourné de son sens de manière abjecte par les nazis: l'eu-thanasia était une mort “bonne”, “juste”, “légère”, “belle”, “heureuse”. … Je connais des personnes qui sont mortes heureuses: ma mère en fait partie!(p. 17).

Une acceptation de la finitude et une foi en Dieu

J'aimerais tellement que l'Église aide l'homme à mourir et ne se contente pas de lui administrer l'onction des malades. L'enjeu est d'aider celui qui veut mourir à bien mourir (p. 27).
Les convictions religieuses des juifs, des chrétiens et des musulmans impliquent que la vie humaine, dont l'homme n'est pas redevable à lui-même, est en dernière instance un don de Dieu. Mais, en, même temps, la vie est aussi, selon la volonté de Dieu, le devoir de l'homme. Elle est donc mise à notre disposition personnelle (et non à celle d'un autre), et nous en sommes responsables. C'est vrai aussi de la fin de vie, du mourir. L'aide à mourir doit être comprise comme l'aide ultime à vivre (p. 91).
J'accepte ma finitude et mon caractère mortel (p.94).
La confiance en Dieu est-elle déraisonnable, irrationnelle? Non, elle m'apparaît comme la chose la plus raisonnable qu'un homme puisse espérer pour lui-même. Ce n'est pas seulement ce qui est mesurable, ce qu'on peut démontrer du point de vue de la physique de la biologie ou des mathématiques, qui est réel. Davantage même: ce que nous pouvons voir toucher, saisir, calculer, ce n'est pas la Réalité ultime. Avec tout le respect que je dois à ceux qui croient autrement, je dirais que c'est précisément le fait, pour l'homme, de devoir entrer par sa mort dans le non-être qui m'apparaît absurde, aussi absurde que la représentation qui veut que le big-bang surgisse du néant.
C'est pourquoi je partage avec confiance la certitude suivante: de même que l'homme et le monde ne surgissent pas du néant, de même ils ne retombent pas dans le néant. La mourir et la mort ne sont que des étapes et un nouvel avenir vient à leur suite. La vie est plus forte que la mort et l'homme meurt pour entrer dans la Réalité ultime et première qui n'est comprise dans rien et qui comprend tout, une Réalité qui n'est pas inanité, mais au contraire Réalité la plus réelle. Cette conviction est celle de juifs, de chrétiens et de musulmans, mais aussi, sous d'autres formes, avec d'autres images et d'autres symboles, celle des autres religions. Là où l'homme atteint l'Ultime de sa vie, ce n'est pas le néant qui l'attend, mais ce Tout que les juifs, les chrétiens et les musulmans croyants appellent Dieu, et auprès duquel les morts sont entre de bonnes mains. (pp. 116-117).

[Hans Küng est décédé chez lui à Tübingen, le 6 avril 2021, à l'âge de 93 ans]

3. Gabriel Ringlet, Vous me coucherez sur la terre nue. L'accompagnement spirituel jusqu'à l'euthanasie, Albin Michel, 2015, 252 pages.

4. Alexandre Ganoczy, Vivre notre mort en chrétien. Éclairages théologiques pour la fin de vie. Lessius, Éditions Jésuites, 2016, 112 pages.

Notamment:

 En quoi peut alors consister la qualité spécifiquement chrétienne de la mort? En tenant compte de ce qui a été esquissé, on répondra: le mortel chrétien inscrit son mourir dans le contexte de sa vie que sa foi lui permet de vivre en conformité avec celle de Jésus. En vertu du baptême, il suit le Christ dans son cheminement terrestre comme dans son acceptation de la mort et dans son espérance d'une vie entièrement nouvelle. Centrée sur le vécu de Jésus, cette vie doit être une existence avec et pour les autres, conformément à cet amour qui va en un seul mouvement au prochain et à Dieu. Paul introduit donc avec raison l'idéal d'un mourir qui est une manières d'“être avec le Christ ”. C'est dans le Christ que nous accueillons le Dieu “qui vient ” et qui vivifie. Telle pourrait être la théorie de la qualité chrétienne de la mort et du mourir. Mais comment peut-elle être vécue en pratique?  (p. 61)

Ou encore

Je dois encore prendre position sur cette interrogation très actuelle: qu'entend-on par la formule “mourir dans la dignité ”? A-t-on raison quand on affirme que l'euthanasie et le suicide médicalement assisté sont, dans un certain nombre de cas, les seuls moyens de mourir dans la dignité? Qu'entend-on au juste par “dignité ”? Ce concept n'est-il pas aussi polysémique? … Je pense qu'il faut apporter au débat le constat qu'il existe plusieurs façons d'affirmer sa dignité. À côté de la dignité qui consiste dans cette estime de soi qui n'admet pas la dégradation de son “image ” qui refuse d'être réduit à végéter “comme un légume ”et d'être envahie par des souffrances jugées inutiles, il y a plus souvent qu'on ne le pense, la dignité de ceux qui assument leur épreuve tout en restant ouverts et autres et soucieux de leur bien (pp. 66-67).
Qui a raison? Ceux qui cherchent une voie praticable pour assurer à tout citoyen le droit de mourir dans la dignité par un moyen essentiellement technique et chimique, sans tenir suffisamment compte des soins palliatifs qui incluent aussi l'attention aux conditions relationnelles et interpersonnelles des patients? Ou bien ceux qui favorisent celles-ci par une stratégie d'accompagnement et qui n'acceptent que dans des cas extrêmes relativement rares le recours à la sédation profonde? Quoiqu'il en soit de ce débat, quand l'objectif est de chercher des moyens d'assurer une fin de vie spécifiquement chrétienne, on ne peut pas faire abstraction de la possibilité d'une vie éternelle  (pp. 68-69).

En effet

Pour le Nouveau Testament, le moment focal de la transformation [de l'humain par la foi au Christ] n'est autre que l'événement pascal dont Paul fait la théologie en introduisant la formule “nous cheminons dans la nouveauté de la vie” (Romains 6.4). L'énoncé a une double signification. La première: ressuscité des morts, le Christ réalise une possibilité encore jamais réalisée et que l'homme moderne en particulier jugera juste irréalisable: le surgissement d'une vie humaine absolument nouvelle, car viable pour toute l'éternité. La seconde: tout croyant, déjà en vertu de son baptême, peut anticiper cette nouveauté par son comportement éthique. Il peut vivre autrement en n'obéissant qu'au commandement nouveau, donc en cheminant dès à présent dans une perspective de nouveauté éternelle (p. 72-73).
De mon enquête théologique, je conclus que le mourant qui pose cette dernière question peut ou doit même faire référence à Jésus de Nazareth. On meut en chrétien à condition de le faire en suivant Jésus (p. 103).

5. Guillaume Cuchet, De l'“extrême-onction ” au “sacrement des malades ”. Fin de vie, Réforme conciliaire et Transformations rituelles dans la seconde moitié du XXe siècle, RHEF, t.106 (n° 256), janvier-juin 2020, pp. 117-139.

Un changement religieux sociologique

On employait parfois le terme “extrémiser ” pour désigner l'administration de l'extrême onction … Dans bien des cas … le prêtre était appelé bien tard, quand le moribond n'avait plus sa conscience, le rite se réduisant alors à une absolution sous condition, suivie d'une onction unique sur le front. Il était assez courant, en fait, d'administrer des morts, l'idée étant communément admise que l'on pouvait extrémiser quelqu'un qui n'avait plus donné signe de vie depuis moins de deux heures. On disait alors simplement “si vivis ” (si tu vis) et on donnait l'extrême onction.  (p. 124).

Une réforme pastorale

 L'intervention du bénédictin belge dom Bernard Botte (1893-1980) [à la Cinquième session du Centre de Pastorale Liturgique fondé en 1943, telle que publiée dans La Maison-Dieu en 1948] ... annonçait pratiquement mot à mot la réforme conciliaire de 1963. Il y plaidait déjà pour le changement de nom du sacrement, l'inversion de l'ordre d'administration des “derniers sacrements ”, son extension aux fidèles atteints d'une maladie grave (et pas seulement sur le point de mourir), le tout accompagné d'une catéchèse renouvelée qui expliquerait aux fidèles que ce sacrement n'était pas un “vulgaire passeport pour le ciel ” … mais surtout un rite de guérison ou de soulagement qui visait à apporter au malade gravement atteint un réconfort d'Église, tout à la fois physique, moral et spirituel  (pp. 124-125).

Passer du mourant au vivant

 La réforme a consisté … à faire de la fin de vie qui était, jusqu'alors, le cas normal et normatif du sacrement, un cas particulier, voire exceptionnel. Déjà, dans le catéchisme national de 1937, il était précisé qu'il ne fallait pas attendre la “dernière extrémité ” pour le recevoir … Ici il s'agissait … de considérer comme le sujet normal et normatif du sacrement les personnes qui commençaient à être en danger de mort (malades, handicapés, personnes âgées). (p. 129)

Une autre conception du Sacrement – évolution rituelle à comparer aux évolutions du Dogme déjà bien mises en évidence par le cardinal, désormais Saint Henry Newman!

L'ancienne extrême-onction était un sacrement dont la signification était avant tout pénitentielle, censé agir ex opere operato [= quasi “automatiquement ”] et qu'on cherchait à distribuer au plus grand nombre possible dans les seules limites de sa validité canonique, elle-même largement entendue, puisqu'on a vu que l'on pouvait administrer des morts récents. Les effets attendus étaient la bonne mort et le salut … rite de passage dans l'au-delà, il se présentait, du point de vue spirituel, comme une sorte de baptême bis pour les mourants ou les morts apparents, destiné à leur assurer la vie éternelle, sans que le problème de leur liberté ou de leur niveau de conscience ne se pose vraiment, pas plus que pour les petits enfants dans le baptême proprement dit. Les normes de 1977 reflètent une toute autre conception du sacrement. L'onction des malades y est d'abord présentée comme un sacrement “de la foi ”, qu'il convient de n'administrer qu'à ceux qui en auraient donnés les signes et qui en feraient positivement la demande, sans majorer l'obligation de le recevoir. L'important est de respecter le “cheminement des personnes ” et leur “liberté religieuse ”, conditions nécessaires pour que le sacrement produise son “fruit ”. Au problème, jadis prioritaire, de la “validité ” du sacrement a ainsi succédé celui de sa “fructuosité ”, fruit qui, lui-même, a largement changé de nature dans l'opération. Il ne s'agit plus vraiment du salut puisqu'il est entendu désormais qu'il est plus ou moins acquis pour tout le monde et ne passe plus nécessairement par les sacrements, mais de biens corporels et spirituels, synonymes de réconfort, de progrès dans la foi, voire de guérison. On peut souligner, de ce point de vue, la variété des prières proposées par le rituel, évoquant soit la demande de guérison, soit la demande de force dans l'épreuve (pp. 135-136).

Passer d'une dramatisation de la mort à une dédramatisation?

Quiconque relit aujourd'hui l'ancien rituel des malades, et notamment les fameuses “prières des agonisants ”, ne peut manquer d'être frappé par la dramatisation extraordinaire de la mort dont il était porteur. … La dramatisation était double. Elle tenait d'abord au moment auquel le sacrement devait être délivré, non pas le dernier mais l'avant-dernier, avec tout ce que cela pouvait signifier de difficulté de discernement du moment crucial, comme dans le rapport au moribond et à son entourage auxquels on signifiait par là sa mort prochaine. Elle tenait ensuite au scénario de la fin de vie, cette grande bataille cosmique qu'étaient censés se livrer au chevet du mourant, pour le salut de son âme, le diable et l'Église tout entière intéressée à son issue favorable. Le nouveau rituel, de ce point de vue, était beaucoup plus sobre, recentré sur les textes de l'Écriture, et sans doute plus en phase avec les sensibilités modernes. Cette mort dédramatisée était-elle moins dramatique pour autant? ... On serait bien en peine de répondre, mais on peut au moins se poser la question  (p. 136-137).

Ne pas escamoter la mort comme tendrait à le faire une approche sociologique plus récente que cette réforme liturgique, de ce point de vue “prophétique ”.

C'est en citant un texte de Philippe Arriès dans son article “La mort inversée … ” dans La Maison-Dieu de 1970 (tome 101) que Guillaume Cuchet termine son article: “Le prêtre doit prendre garde à ne pas céder , comme souvent le médecin, à la contagion de la sensibilité collective et devenir le complice involontaire d'une société qui refuse la mort, ou, quand elle peut l'éviter, la dévalue afin de mieux l'oublier. Il faut prendre conscience de la comédie humiliante où le mourant et ses plus chers parents perdent les derniers jours qui leur restent à vivre ensemble, en jouant à cache-cache, en se trompant. Et, cependant, ces vieillards qui ont confié à des enquêteurs que la vie n'en finit pas, ne souhaitent-ils pas parler de leur mort, soit en chrétiens, soit à la manière de Socrate? Ces pauvres choses humaines, hérissées de tubes bienfaisants, maintenues en vie par les efforts tentés pour atténuer leurs souffrances, si une voix peut parvenir jusqu'à leurs consciences obscurcies, n'accueilleront-elles pas avec soulagement la vieille tradition des “recommendaces ” [terme ancien pour “recommandations de l'âme ”], plus actuelles que jamais: “Vas-t-en, âme chrétienne, au nom de Dieu…  (p.139).

S'en aller “au nom de Dieu ” ne serait-ce pas la clef pour la fin de vie d'un christianisme de résurrection?

R.-Ferdinand Poswick