Le coup d'état numérique

Septembre 2022


Impossible aujourd'hui de réfléchir et d'agir comme si l'omniprésence contraignante du numérique n'existait pas ou pouvait constituer une sorte d'arsenal au service de l'humain que celui-ci peut utiliser ou pas, à son gré et comme il lui plaît.

Un “hors-série” du magazine Courrier International paru en Avril-Mai 2021 avec comme titre Le coup d'État numérique, tente de faire le point sur cette réalité planétaire.

Si Interface_2020 ne cesse d'être attentif à cet aspect de l'évolution de notre société planétaire (plus de 33 chroniques consacrées à ce sujet dont une de façon directe comme la Veille Technologique de l'INTERFACE_2020 d'août 2020 faisant déjà écho au Hors Série du Courrier International 1542 du 27 juin–1er juillet 2020: le risque que les mesures prises pour la pandémie poussent les lobies financiers à obtenir de privatiser de nombreux domaines aujourd'hui “démocratiquement contrôlés”) et s'il s'agit donc d'un souci permanent, depuis plus de 40 ans, dans le chef de son principal rédacteur, c'est que l'on n'avertira jamais assez tous ceux qui veulent du bien à notre humanité, des risques (… accompagnés de certaines “chances”?) qui nous guettent à travers cette numéricratie!

Le hors série du Courrier International de 2021 est fort bien structuré avec ses 4 chapitres : 1. L'emprise des géants; 2. Un débat public impossible; 3. Des citoyens sous surveillance; 4. Un espace de contre-pouvoir.

En Introduction, Virginie Lepetit qui coordonne ce numéro synthétise bien le propos:

Le lieu d'échanges, de débats, de partage des connaissances ouvert à tous [qu'était Internet dans la vision de ceux qui l'ont lancé] a vécu. Le Net est désormais un espace régi par la loi du plus fort. Celle des géants de la tech – les GAFAM ‒, premiers représentants du “capitalisme de surveillance”… Hégémoniques, surpuissants, ils aspirent les données personnelles, contrôlent les contenus et leur diffusion via les algorithmes qu'ils développent. Le coup d'État numérique a déjà eu lieu. Il s'agit désormais de le contrer. Et, même si nous avons déjà perdu la bataille de la vie privée, même si les réseaux sociaux sont devenus un lieu de censure et de haine, il reste des raisons d'espérer: la Toile est peuplée d'outils qui peuvent servir à la contre-attaque citoyenne, le web peut redevenir ce bien commun qu'il aurait toujours dû être. À nous de nous en emparer (p.3).

Dans son article (paru dans le New York Times sous le titre “Nous devons contrer le coup d'État numérique”, Shoshana Zuboff résume ce qu'elle a vécu comme socio-psychologue:

J'ai passé très exactement 42 ans de ma vie à étudier la montée en puissance du numérique, c'est-à-dire le moteur économique de notre transition vers une civilisation de l'information. Ces vingt dernières années, j'ai pu observer les répercussions de ce drôle de mariage entre l'économie et la politique, j'ai vu de jeunes entreprises se métamorphoser en empires de la surveillance reposant sur des dispositifs internationaux d'analyse, de ciblage et de prédiction de nos comportements, que j'ai englobé sous le nom de “capitalisme de surveillance”.
Afin d'optimiser les profits qu'ils en tirent, ces nouveaux empires se sont servis de leurs outils de surveillance pour fomenter un coup d'état épistémologique totalement contraire à la démocratie, qui se caractérise par une concentration sans précédent de données nous concernant, laquelle leur confère un pouvoir pour lequel ils n'ont à rendre aucun compte.
Dans une civilisation de l'information, les sociétés se définissent par la question de la connaissance – comment se répartit-elle, quelle est l'autorité qui régit cette répartition, quel pouvoir protège cette autorité? Qui a la connaissance? Qui décide qui l'a? Et qui décide qui décide qui l'a? Ce sont acteurs du capitalisme de surveillance qui détiennent aujourd'hui la réponse à chacune de ces questions, alors qu'ils n'ont jamais été portés au pouvoir. C'est l'essence-même de ce coup d'État épistémologique. Ils revendiquent l'autorité de décider qui possède la connaissance en faisant valoir des droits de propriété sur nos informations personnelles et défendent cette autorité grâce à leur maîtrise des réseaux et d'infrastructures d'information devenus incontournables.
La tentative de coup d'État politique de Donald Trump s'inscrit dans le sillage de ce coup d'État qui ne dit pas son nom, fomenté depuis vingt ans par des réseaux “antisociaux” que nos avions pris un temps pour des outils de libération. Le jour de son investiture, Joe Biden a déclaré que “la démocratie avait triomphé” et a promis de redonner sa juste place à la vérité dans la société démocratique. Mais aussi longtemps que nous n'avons pas déjoué l'autre coup d'État, celui du capitalisme de surveillance, la démocratie et la vérité se trouveront toujours sous une épée de Damoclès (p.4).

Et voici comment elle voit cette prise de pouvoir effectif à partir du chaos épistémologique créé par le capitalisme de surveillance fondé sur l'appropriation des outils numériques en réseau:

Finalement, la domination épistémologique est institutionnalisée et la gouvernance démocratique déléguée derrière la cybergouvernance du capitalisme de surveillance. La machine sait et le système décide, piloté et protégé par l'autorité illégitime et le pouvoir anti-démocratique du capitalisme de surveillance. Chaque étape prend pour point d'appui la précédente. La chaos épistémologique ouvre la voie à une domination épistémologique en affaiblissant la société démocratique […] Pour bien comprendre la dimension économique du chaos épistémologique ambiant, il convient de rappeler que le capitalisme de surveillance ne se préoccupe pas des faits. Toutes les données sont jugées équivalentes, alors que toutes ne se valent pas. […] Le modèle économique du capitalisme de surveillance a engendré des Cyclopes extractivistes et fait de Facebook un géant de la publicité et un fossoyeur de la vérité. […] On voudrait nous faire croire que les répercussions négatives de ce chaos épistémologique sont le prix à payer pour jouir de notre sacro-saint droit à la liberté d'expression. Mais c'est faux. De la même manière que les taux alarmants de dioxyde de carbone sont la conséquence de notre consommation de combustibles fossiles, le chaos épistémologique est la conséquence des opérations commerciales du capitalisme de surveillance, rendu possible par un rêve vieux de vingt ans, celui d'une veille informationnelle généralisée qui a tourné au cauchemard [à preuve l'énorme “désinformation” constatée à l'occasion du Covid-19].

D'où sa conclusion du diagnostique:

À ce jour, ni les États-Unis, ni les autres démocraties libérales ne sont parvenus à dessiner une vision politique cohérente d'un siècle numérique qui défendrait les valeurs, les principes et la gouvernance démocratiques. Pendant que les Chinois concevaient et déployaient des technologies numériques dans le but d'asseoir leur régime autoritaire, l'Ouest restait dans l'ambivalence et le compromis. Ces atermoiements ont laissé un vide à l'emplacement de la démocratie, avec, à la clef, vingt ans de dérive vers des outils privés qui surveillent et influencent nos comportements en dehors du cadre établi par la gouvernance démocratique. […] Le résultat, c'est que nos démocraties abordent cette troisième décennie démunies, sans les chartes des droits, cadres juridiques et structures institutionnelles nécessaires pour garantir un avenir numérique compatible avec les aspirations d'une société démocratique” (pp. 6-7)

Mais également avec quelques principes à mettre en œuvre de façon urgente:

Premier principe: Le numérique doit vivre sous le toit de la démocratie … comme un membre à part entière … sujet à ses lois et à ses valeurs, et s'y adossant pour se développer. […]
Deuxième principe: la nouvelle donne appelle de nouvelles lois. De nouveaux droits apparaissent en réaction aux changements de nos modes de vie. […]
Troisième principe: à menace inédite, réponse inédite. … ce coup d'état épistémologique appelle des solutions ad hoc […] Nous avons besoin de cadres juridiques qui mettent fin à l'extraction massive de données personnelles et la déclarent illégale. […] enfin, nous suspendons les incitations financières qui encouragent le capitalisme de surveillance. Nous pouvons également interdire les pratiques commerciales tributaire d'une collecte massive de données. Les sociétés démocratiques ont bien proscrit la traite des êtres humains, alors qu'elles faisaient vivre des économies entières. (pp. 8-9).

Abus de pouvoir des GAFA

Les deux pages (pp. 16-17) consacrées à donner la fiche des “abus de pouvoir” de Google, Amazon, Facebook et Apple ((N.B.: Microsoft est signalé en note, mais ne fait pas l'objet du même type de “fiche”) font clairement apparaître la puissance de ces GAFA dont les valorisations boursières additionnées sont supérieures à celles d'un pays aussi puissant économiquement que l'Allemagne. Les rachats d'autres firmes que ces GAFA ont effectué ces 20 dernières années est énorme. Ils jouent avec les données (plus ou moins “personnalisées”) de 1 à presque 4 milliards d'utilisateurs sur la planète. Ils dépensent en lobying de 7 à 20 millions de dollars par an. … et tout cela en faisant des bénéfices net de 20 à 60 milliards de dollars par an.

Les moyens du contre-pouvoir du pouvoir démocratique en place

Et, dans la foulée, une grosse partie des autres contributions rassemblées dans ce numéro (pp. 18-54) met en évidence différents aspects de cette emprise techno-numérique sur les sociétés actuelles.
Mais certains cherchent aussi les voies d'un “espoir” moins pessimiste pour le futur.

Il y a d'abord des groupes de hackers comme le “Chaos Computer Club (CCC)”:

Il ne suffit pas, dit Joachim Selzer membre du CCC, de poster de temps en temps un tweet rageur ou de signer une pétition en ligne. . Quand on veut faire bouger les choses en démocratie, il faut s'impliquer dans les organisations de la société civile, les initiatives citoyennes, les communautés religieuses ou les associations.
L'éducation n'est peut-être pas la solution à tous les problèmes, mais elle a un rôle important à jouer. Elle nous donne la capacité de mettre des arguments à l'épreuve et de développer les siens propres. Elle nous permet d'analyser l'information et de reconnaître les intox. Elle nous donne les outils nécessaires pour adopter une attitude constructive et respectueuse – et pas seulement sur Internet (p. 57).

Au-delà des activistes sur le terrain, 4 pages font un éloge documenté de WIKIPEDIA, signé Barbara Speed.

Fondée en 2001, l'encyclopédie collaborative a réussi son pari, celui d'un savoir collectif accessible à tous. Certes, elle n'est pas dénuée de défauts, mais parmi les dix sites les plus fréquentés du web, elle est le seul a but non lucratif, sans publicité ni collecte de données. […] Quand Tim Berners-Lee [considéré comme l'inventeur du web] a publié en 1989 un article où il détaillait comment l'information pouvait être partagée via un réseau et des liens hypertextes, des visionnaires ont tout de suite entrevu une sorte de démocratie mondiale où n'importe qui, n'importe où, pourrait se servir d'un ordinateur pour découvrir le monde. Dans le tourbillon appelé “web 2.0” (un terme apparu en 1999), qui permettait à chacun non seulement de consommer du contenu mais aussi d'en créer, certains ont osé rêver d'une citoyenneté numérique capable de faire vaciller la mainmise de la ploutocratie sur les puissances médiatiques et toutes les autres hiérarchies élitistes. Petit à petit, quasiment tous les aspects du web nous ont déçu. Oui, nous avions une voix, mais rien n'était gratuit. Les sites comme Facebook collectent nos données pour attirer les annonceurs; nous assistons au règne de la dépendance aux écrans, du tribalisme enragé, des trolls [individu ou comportement qui engendre des polémiques] et de la désinformation. Ceux qui sont devenus milliardaires grâce à Internet ont accumulé des fortunes bien plus colossales que les magnats de la presse autrefois. Nous autres, loin de maîtriser notre destin en devenant des e-citoyens, avons été réduits à des simples données vendues à des entreprises voulant nous cibler (p. 60)

Face à cette situation d'esclavagisme, Wikipedia apparaît comme l'un des “derniers endroits cool dans Internet”, un “corpus hors norme” avec des “rédacteurs passionnés et dévoués” qui constituent un grand réseau tentant de préserver à tous niveaux la “vérité”! Si “les défauts sont nombreux, mais bien moins nombreux que chez d'autres piliers du web. Google avait autrefois pour devise “Ne soyez pas malveillants”. Wikipedia pourrait se targuer d'avoir tenu cette promesse” (p. 63).

Conclusion

Comment ne pas être conquis par l'idée que des milliers de personnes mettent en commun leurs connaissances sur Internet – motivées non par l'argent ou la célébrité mais par la noblesse de cette mission? L'un des rédacteurs … m'a envoyé un lien vers le site appelé listen to Wikipedia qui met en musique en temps réel les pages mises à jour … plus j'observe cette partition, plus je me dis que c'est bel et bien l’endroit le moins mauvais d'Internet – Barbara Speed, Prospect Magazine, Londres (p. 63).

Et, après un éloge de ce que l'on pourrait faire (et que l'on fait) avec Google-Docs en respectant les anonymités et en permettant un travail d'information partagé (pp. 64-65), le Courrier met en évidence non seulement l'utilisation des médias comme la reconnaissance faciale ou d'autres contre les personnes ou institutions qui les utilisent abusivement, mais une certaine intégration des moyens électroniques à la vie démocratique d'un État en donnant l'exemple de Taïwan:

Audrey Tang, aujourd'hui ministre du Numérique (un poste créé en 2016), veille à faire d'Internet une composante saine d'une démocratie qui fonctionne. Elle rencontre les citoyens chaque semaine et publie la transcription de chaque réunion. Ce modèle de “démocratie numérique” permet aux citoyens de parvenir dans les meilleures conditions à un consensus sur certaines questions et de mieux surveiller leurs élus. Il renforce également la confiance entre la société civile et le gouvernement, ce qui s'est révélé très bénéfique lors de la pandémie de Covid-19 – signé Marc Marmino, The Diplomat, Tokyo, 27.01.2021

Bref : le combat pour une société structurée sur l'écriture numérique est donc bien lancé. Comme tout combat, il y aura ses vainqueurs et ses vaincus qui apporteront dans cette nouvelle culture planétaire la part d'héritage culturel qu'ils porteront en eux!