L'Éthique de la blockchain: une nouvelle discipline académique?
Novembre 2021
Paolo Benanti est un Franciscain enseignant, notamment, à l'université Grégorienne à Rome. Après un doctorat en théologie, il a fait également une thèse de doctorat de recherche à la même université sur “Le cyborg. Corps et corporéité à l'époque du post-humanisme”. Il publie un “Blog” assez nourri sur des sujets proches: www.paolobenanti.com. Après une bonne explication des techniques de la blockchain empruntée au site web de l'INRIA (France), je donne la parole à Paolo Benanti en traduisant de l'italien le post qu'il a consacré à ce nouveau type de monnaie que constitue la blockchain: L'Éthique de la blockchain: une nouvelle discipline académique?
La technologie de la Blockchain est en train de modifier la nature de la monnaie et des institutions. Il est probablement temps de commencer à méditer sur les conséquences possibles de ces changements.
À première vue, l'expression “éthique” pourrait sembler hors de propos en relation avec la Blockchain. Après tout, le monde des crypto-valeurs pourrait être plus fameux du fait de ses nombreuses fraudes et escroqueries!
Mais selon un petit nombre de chercheurs, non seulement cela fait sens de parler de l'“éthique Blockchain”, mais cela devient une nécessité.
Rhys Lindmark, à la tête de “Communauté et impact social à long terme” dans le cadre de l'initiative du MIT sur la monnaie numérique, soutient que si l'on peut raisonnablement s'attendre à ce que la technologie “Blockchain” crée une différence significative dans la société, alors cette technologie mérite d'avoir son espace éthique au même titre que la biotechnologie, l'intelligence artificielle ou la technologie nucléaire.
Lindmark s'adressait le 6 octobre (2020) au “Sommet sur les Systèmes Crypto-économiques”: réunion d'un groupe de développeurs de Blockchain, d'économistes, d'ingénieurs en finances, d'avocats et d'autres dont la discipline académique est pertinente par rapport à cette technologie. Ce Sommet fut une tentative pour jeter les bases d'un nouveau champ académique centré sur les multiples aspects pluridisciplinaires du développement de la Blockchain. L'éthique de la Blockchain pourrait être considérée comme un sous-domaine de cet ensemble. Lindmark la décrit comme “un groupe de personnes qui se focaliseraient sur la question: comment pouvons-nous créer un modèle positif de développement de cette technologie?”
À ce jour, la technologie Blockchain est encore, au mieux, un terrain de recherche. La valeur des crypto-monnaies sur le marché (financier) est minuscule par rapport à la valeur des marchés traditionnels d'investissements globaux. Elle n'a pas beaucoup d'influence dans le système financier global – ou, plutôt, les crypto-valeurs sont surtout considérées comme une manière de faire du profit en spéculant sur leurs valorisations volatiles. Mais cela pourrait changer. De grandes institutions comme Fidelity Investments et Intercontinental Exchange (à qui appartient la Bourse de New-York) ont adopté cette technologie. Facebook tente de lancer sa propre valeur numérique. Et même les Banques Centrales seraient sur le point d'entrer dans ce business.
Lindmark a affirmé que, comme les autres champs de l'éthique de la technologie, le champ de l'éthique de la Blockchain devrait examiner ce que cette technologie est en mesure de faire et en évaluer les conséquences possibles. Par exemple, les Blockchains rendent possible la création d'institutions sans leader (ou vrai responsable), des organisations dites “décentrées”. Cela voudrait-il dire que personne n'est plus responsable si quelque chose n'est pas correct?
Dans les Blockchains publiques comme celles qui régissent des systèmes comme les Bitcoins, les règles du software (logiciel, algorithme) partagé dans le réseau devraient réguler automatiquement le type de comportement qui est accepté. Mais, si un utilisateur détourne le protocole à son profit mais sans enfreindre les règles (logiques), est-ce toujours éthique?
Dans le même temps, des valeurs numériques globales comme la Libra que propose Facebook pourraient modifier la nature de la monnaie. Analogiquement, cela ne pourrait-il pas également modifier la politique et la dynamique du pouvoir?
Si l'on y
réfléchit, il y a environ 5000 ans (si l'on
s'en tient aux découvertes archéologiques
faites en Mésopotamie), s'est diffusé
l'usage d'échanger une marchandise non plus
simplement par le troc, mais par
l'intermédiaire de quelques pièces de métal:
la monnaie était née. Une des formes la plus
durable de monnaie que connaît notre
histoire.
On doit se demander ce qui a
convaincu des paysans de Mésopotamie
d'accepter d'échanger un seau plein d'orge,
matière périssable mais comestible en cas de
nécessité, contre une pièce de métal
non-périssable … mais pas du tout
comestible?
Pour souligner ce qui
pourrait être le cœur de la réponse, on
pourrait dire que c'était l'image du roi
gravée sur la monnaie qui garantissait la
valeur et le caractère échangeable de la
monnaie en cas de nécessité. Dès lors
monnaie et pouvoir seraient les deux faces –
qu'on me pardonne le jeu de mot – de la même
pièce!
Le fait que nous faisons confiance à un système de relations structurées produit la valeur des biens, et la valeur des biens produits consolide le pouvoir et la structure des relations à l'intérieur d'un système. Facebook, son Réseau et les relations structurées de ses algorithmes et des données contenues dans ses serveurs, réussissent à donner une valeur à des données numériques; et Libra donne à Facebook un nouveau statut similaire à celui des pièces mésopotamiennes. Facebook acquiert et gère un pouvoir, forme et façonne l'opinion publique, crée ou démolit la confiance dans les structures sociales traditionnelles, les partis ou les personnes!
Apparaît ainsi un scénario très intéressant qui permet de voir Libra à l'intérieur d'un processus global qui est en train de modifier de façon radicale notre perception du monde et des réalités sociales. Alexis de Tocqueville, le célèbre historien et philosophe français reconnu comme un quasi-sociologue avant la lettre, avait l'habitude de dire que l'histoire est une galerie de tableaux où l'on trouve peu d'originaux et beaucoup de copies. Avec l'avènement du numérique, nous sommes en train d'enrichir notre galerie. Un tableau plus abstrait et peut-être moins figuratif, mais ce tableau pourrait ne pas fournir moins de transformations capables de modifier radicalement les ordres démocratiques avec lesquels nous avons tenté de construire nos sociétés occidentales du 20e siècle!
Une préoccupation concrète et à court terme concerne la recherche dans le domaine de la Blockchain. Exactement comme la biotechnologie et les nanotechnologies, la Blockchain et les crypto-valeurs apportent une nouvelle classe de “risques éthiques” qui doivent faire l'objet de recherche et de réflexion.
Ce champ de recherche de la Blockchain devrait peut-être travailler contre une banalisation de visions guidées par la recherche éthique, parce que étudier les réseaux cryptographiques en explorant et en divulguant, par exemple, les points vulnérables de leur sécurité, pourrait constituer un risque pour l'argent des autres. Sur base d'un sondage publié l'année dernière par Philip Daïan (chercheur de l'initiative sur les cryptomonnaies et les contrats de la Cornell University), Daïan se demandait s'il était éthique d'assigner comme champ d'étude à des étudiants la recherche d'une vulnérabilité dans un contrat de Blockchain en activité. Deux tiers des 1.262 interviewés ont déclaré que OUI.
La recherche sur la sécurité informatique traditionnelle doit affronter un défi similaire. Si l'on se met à engager des étudiants sur des études de ce type sur une Blockchain “on n'est pas seulement en train de pénétrer dans un réseau social ou dans quelque autre système qui peut être plus ou moins important” a affirmé Quinn DuPont (professeur à l'University College de Dublin), “on enseigne littéralement aux étudiants comment organiser le casse d'une banque”.
Paolo Benanti
Traduction de l'italien: R.-Ferdinand
Poswick
le 18 octobre 2021