D'un prophète à l'autre

Juin 2023

  

Avec La Convivialité d'Ivan Illich récemment réédité (2021) par les Éditions du Seuil, nous avons l'un des apports majeurs de ce contemporain de Jacques Ellul et qui, comme lui, tout en restant fortement ancré dans une Foi chrétienne (et même “catholique”) très nourrie d'une théologie bien documentée, a abordé tous les sujets qui touchent à l'évolution de la culture humaine planétaire tels qu'on pouvait les voir se développer dans la dernière moitié du 20ième siècle: l'école, l'énergie, la médecine et la fin de vie, la vie en société, les “genres”, le technicisme envahissant de l'informatique naissante, etc.

La Convivialité

C'est le titre qu'Ivan Illich publie (d'abord en anglais) en 1973, trois ans avant la fermeture du Centre qu'il avait créé à Cuernavaca (Mexique) en 1961.

Une société conviviale est une société qui donne à l'homme la possibilité d'exercer l'action la plus autonome et la plus créative, à l'aide d'outils moins contrôlables par autrui. La productivité se conjugue en termes d'avoir, la convivialité en termes d'être. Tandis que la croissance de l'outillage au-delà des seuils critiques produit toujours plus d'uniformisation réglementée, de dépendance, d'exploitation et d'impuissance, le respect des limites garantirait un libre épanouissement de l'autonomie et de la créativité humaines. Il est bien clair que j'emploie le terme outil au sens le plus large possible d'instrument ou de moyen, soit qu'il soit né de l'activité fabricatrice, organisatrice ou rationalisante de l'homme, soit que, tel le silex préhistorique, il soit simplement approprié par la main pour réaliser une tâche spécifique, c'est-à-dire mis au service d'une intentionnalité. (p. 43)

Cette utopie (?) sociale se fonde sur une analyse décapante des principaux éléments qui composent le “vivre ensemble” de la civilisation planétaire telle qu'elle se développe (avec une accélération récente) depuis l'ère de l'industrialisation.
La maîtrise de l'”outil” par l'humain… et le refus que l'humain devienne le rouage d'un outil, est une des lignes de force de sa vision d'une société conviviale

L'outil peut croître de deux façons, soit qu'il augmente le pouvoir de l'homme, soit qu'il le remplace. Dans le premier cas, la personne conduit son existence propre, en prend le contrôle et la responsabilité. Dans le second cas, c'est finalement la machine qui l'emporte: elle réduit à la fois les choix de l'opérateur et de l'usager-consommateur, puis elle leur impose à tous deux sa logique et ses exigences. Menacée par l'omniprésence de l'outil, la survie de l'espèce dépend de l'établissement de procédures qui permettent à tout le monde de distinguer entre ces deux façons de rationaliser et d'employer l'outil et, par là, incitent à choisir la survie dans la liberté. Dans l'accomplissement de cette tâche, trois obstacles nous barrent le chemin: l'idolâtrie de la science, la corruption du langage quotidien et la dévaluation des procédures formelles qui structurent la prise des décisions sociales. (p. 124)
La démythologisation de la science.
Ce savoir objectif est considéré comme un bien qui peut être stocké et constamment amélioré. C'est une ressource stratégique, un capital, la plus précieuse des matières premières, l'élément-base de ce qu'on s'est mis à appeler la prise de décision, celle-ci étant à son tour conçue comme un processus impersonnel et technique. Sous le nouveau règne de l'ordinateur et de la dynamique de groupe, le citoyen abdique tout pouvoir en faveur de l'expert, seul compétent. (p. 124-125)
[…] Les individus, qui ont désappris à reconnaître leurs propres besoins comme à réclamer leurs propres droits, deviennent les proies de la méga-machine qui définit à leur place leurs manques et leurs revendications. (p. 126)
La redécouverte du langage.
Si nous n'accédons pas à un nouveau degré de conscience, qui nous permette de retrouver la fonction conviviale du langage, nous ne parviendrons jamais à inverser ce processus d'industrialisation de l'homme. Mais si chacun se sert du langage pour revendiquer son droit à l'action sociale plutôt qu'à la consommation, le langage deviendra le moyen de rendre sa transparence à la relation de l'homme avec l'outil. (p. 133)
Le recouvrement du droit.
La loi et le Droit, dans leurs formes actuelles, sont, de façon écrasante, au service d'une société en expansion indéfinie. Le processus par lequel les hommes décident de ce qui doit être fait est maintenant asservi à l'idéologie de la productivité: il faut produire plus, plus de savoir et de décisions, plus de biens et de services. Après la perversion du savoir et celle du langage, la perversion du Droit est le troisième obstacle à une actualisation politique des limites. Les partis, les modes de législation et l'appareil judiciaire ont été réquisitionnés au service de la croissance des écoles, des syndicats, des hôpitaux et des autoroutes, sans parler des usines. Peu à peu, non seulement la police, mais aussi les organes législatifs et les tribunaux en sont venus à être tenus pour un outillage au service de l'État industriel. Qu'ils défendent parfois l'individu devant les prétentions de l'industrie, c'est l'alibi de leur docilité à servir le monopole radical et de leur servilité à légitimer une concentration toujours plus forte des pouvoirs. À leur manière propre, les magistrats deviennent un corps d'ingénieurs de la croissance, ils sont les alliés “objectifs” de l'outil contre l'homme. Avec l'idolâtrie de la science et la corruption du langage, cette dégradation du Droit est un obstacle majeur au réoutillage de la société. (p. 133-134)
Les Églises prêchent l'humilité, la charité et la pauvreté, et financent des programmes de développement industriel. Les socialistes sont devenus les défenseurs sans scrupules du monopole industriel. La bureaucratie du Droit s'est alliée à celles de l'idéologie et du bien-être général, pour défendre la croissance de l'outil. Bientôt ce sera à l'ordinateur de décider des idées, des lois et des techniques indispensables à la croissance. (p. 135)

Et la vision catastrophiste culmine prophétiquement

Pour garantir sa survie dans un monde rationnel et artificiel, la science et la technique s'attacheraient à outiller le psychisme de l'homme. De la naissance à la mort, l'humanité serait confinée dans l'école permanente étendue à l'échelle du monde, traitée à vie dans le grand hôpital planétaire et reliée nuit et jour à d'implacables chaînes de communication. Ainsi fonctionnerait le monde de la Grande Organisation. Pourtant les échecs antérieurs des thérapies de masse laissent espérer aussi la faillite de cet ultime projet de contrôle planétaire. (p. 145)
Ce qui est déjà évident pour quelques-uns sautera tout à coup aux yeux du grand nombre: l'organisation de l'économie tout entière en vue du mieux-être est l'obstacle majeur au bien-être. (p. 148)

D'où viendrait le salut, alors?

L'angoisse me ronge quand je vois que notre seul pouvoir pour endiguer le flot mortel tient dans le mot, et plus exactement dans le verbe, venu à nous et trouvé dans notre histoire. Seul, dans sa fragilité, le verbe peut rassembler la foule des hommes pour que le déferlement de la violence se transforme en reconstruction conviviale. (p. 157)

Complète utopie que de vouloir inverser le rapport de l'humain à l'outillage “inhumain” qu'il a développé et qui explose planétairement depuis un siècle?
Cette interrogation a le mérite d'être radicale et de nous obliger à remettre en honneur le sens humain des “limites” pour un développement vraiment humain!
Dans la Veille Spirituelle qui suit… on verra un peu mieux comment le personnage d'Ivan Illich a été amené à ces positions radicales.