Penser globalement et agir localement

Juin 2023

Cet adage attribué à Jacques Ellul que j'ai mis en évidence dans la précédente livraison d'Interface_2020, correspondrait bien aux visions qu'a développée un autre “prophète” de notre temps: Ivan Illich.

Encore un prophète?

Il voit l'école comme un endoctrinement au service d'un pouvoir omniprésent et qui tend à enfermer l'humain de la naissance à la mort dans un immense système (désormais pratiquement planétaire) dont il devient seulement un rouage.
Seule la “parole” peut rendre à l'humain son caractère d'homme libre et vraiment responsable de sa destinée.

Au-delà des rêves transhumanistes qui voudraient carrément greffer ce qu'ils pensent être l'humain (donc principalement la raison et un certain type très limité de conscience) dans une machine qui aurait la faculté de se renouveler éternellement, on peut se demander si une certaine unification du genre humain tout autour de notre petite planète bleue ne demande pas, pour permettre à l'humain de continuer son développement selon un “appel” qui semble contenu dans ses racines “spirituelles”, de valoriser les acquis communicatifs de la culture numérique/électronique pour structurer le vrai bien-être humain?

Comment le faire sans fausser l'essentiel de l'humain?

Illich est assez pessimiste et pense que de grandes souffrances attendent ceux qui voudraient sauver l'humain par une décision sociale et politique fixant les “limites”, notamment par une structuration sociale locale, contre une destruction de l'humain par sa réduction à une “universelle machinerie” comme le craignait déjà Georges Bernanos dans La France contre les Robots (Plon, 1970) en 1946-1950.

C'est de ce livre de Bernanos tout aussi “prophétique” que je donne les trois citations suivantes:

Je n'ai pourtant nullement la prétention de condamner les machines, je ne crois nullement que l'invention de la roue, du gouvernail, de la boussole, ait marqué un recul de la civilisation. J'estime au contraire que la machine devrait être bienfaisante, libératrice. J'en pourrais dire autant, d'ailleurs, de l'opium ou de la morphine lorsqu'ils remplissent leur rôle, allègent les tortures de certains cancéreux, rendent le calme aux moribonds. Si le monde est menacé de mourir de sa machinerie, comme le toxicomane de son poison favori, c'est que l'homme moderne demande aux machines, sans oser le dire ou peut-être se l'avouer à lui-même, non pas de l'aider à surmonter la vie, mais à l'esquiver, à la tourner, comme on tourne un obstacle trop rude. Les Yankees voulaient nous faire croire, il y a vingt ans, que le machinisme était le symptôme d'une excessive poussée de vitalité. S'il en avait été ainsi, cette crise serait déjà résolue, au lieu qu'elle ne cesse de s'étendre, de s'aggraver, de prendre un caractère de plus en plus anormal, pathologique. Bien loin de témoigner d'une vitalité excessive, l'Homme du machinisme, en dépit des immenses progrès réalisés par la médecine préventive et durative, ressemble bien plutôt à un névropathe passant tour à tour de l'agitation à la dépression, sous la double menace de la folie et de l'impuissance. (pp. 173-174).
Pour les premiers capitalistes, la machine ne permettait pas seulement de fabriquer plus et plus vite, elle avait cet autre immense avantage de faire baisser les prix de la main-d'œuvre en multipliant le nombre des misérables, elle donnait aux patrons le privilège monstrueux de fixer eux-même le taux des salaires. Mais s'il est douteux que les spéculateurs aient été capables à eux seuls d'imposer les machines, ils n'eussent certainement pas réussi à le faire aimer, ils les auraient plutôt fait haïr. Or, non seulement l'homme moderne n'a pas haï les machines, mais elles lui sont devenues tout de suite indispensable, il a réglé sur elles le rythme de sa vie, elles disposent maintenant presque en maîtresses de son travail et de son repos, il s'est donné à elles, il a lié son sort au leur d'une manière si étroite qu'il ne sait plus comment se reprendre. “Qui l'emportera de l'homme ou de la machine?” demandez-vous. Mais qu'on puisse poser publiquement cette question sans étonner personne, que nous puissions envisager l'hypothèse d'une sujétion de l'homme à des mécaniques sorties de ses mains, n'est-ce pas déjà le signe d'un déséquilibre profond, d'une sorte de démence collective? N'est-ce pas aussi la preuve que la passion de l'homme moderne pour les machines n'est nullement l'exagération d'un sentiment naturel, mais la marque d'un horrible renoncement à soi-même, un acte de démission? (pp. 175-176).
Ce n'est pas assez de dire que le Monde des Machines doit être sauvé. Il devrait d'abord être racheté. Racheté est bien le mot qui convient, car sa situation vis-à-vis de l'Argent est exactement celle du débiteur insolvable que la loi romaine faisait esclave du créancier. L'Homme des Machines n'est pas seulement menacé d'appartenir un jour aux Machines, il leur appartient déjà, c'est -à-dire qu'il appartient à son système économique qui lie de plus en plus étroitement son sort à celui des machines, au développement et au perfectionnement des machines.
Il serait donc absurde de prétendre libérer ce monde par une révolution économique. L'organisation économique du monde est admirablement logique et cohérente, dès qu'on raisonne en économiste, c'est-à-dire sans tenir compte des valeurs morales impossibles à chiffrer. Pour venir à bout du système il faudrait une révolution spirituelle analogue à celle d'il y a eu mille ans, je veux dire une nouvelle explosion du Christianisme, proportionnée à la résistance d'un type de civilisation beaucoup plus grossier, plus sommaire, mais par conséquent, beaucoup plus solide et plus compact que l'autre. Cette révolution est-elle encore possible, je l'ignore. Faire exploser l'Évangile dans un monde saturé d'idées chrétiennes amoindries, déformées, dégradées, rajustées à la mesure des médiocres – ou parfois même détournées de leurs sens, “devenues folles” , comme disait jadis Chesterton – cela ne se peut que par un miracle. Ce miracle nous sera-t-il donné? N'en sommes-nous pas devenus trop indignes? Réussirons-nous là où saint François d'Assise a échoué? (pp. 182-183)

Et tout cela se joue aujourd'hui dans le terrain géographique planétaire, lui-même en pleine évolution technicienne et sociale, l'oeil ouvert sur notre univers en expansion!

Et nous? Que faisons-nous “localement”?


Parution

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Pour une autre lecture que sur un écran.
L'année 2021 de l'Interface_2020/21 en texte imprimé,
aux Éditions Saint-Léger,
ISBN 978-2-36452-926-7

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