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Interface n° 127 Juin 2012
Le pionnier: Roberto Busa, s.j. (1913-2011).
Le P. Busa a raconté lui-même, dans la 14e livraison de Computers and the Humanities (1980, 83-90), son «entrée en informatique».
Entré chez les Jésuites à l'âge de 20 ans en 1933, on l'oriente vers la philosophie et l'étude des Œuvres de S. Thomas d'Aquin dès 1941. Sa fibre philologique et linguistique perçoit vite la nécessité de disposer d'Index et de Concordances pour retrouver et comparer des vocabulaires et des structures similaires dans une Œuvre importante. Comme beaucoup, il créera un premier fichier manuel de 10.000 fiches pour préparer sa thèse de doctorat, défendue en 1946 et publiée en 1949 par Bocca à Milan: La Terminologia Tomistica dell'Interiorità: Saggi di metodo per una interpretazione della metafisica della presenza.
Ce travail lui donne l'idée de créer une Concordance de toutes les Œuvres de S. Thomas d'Aquin. Il partage ses idées avec professeurs et amis et fait une tournée dans plusieurs universités des États-Unis en quête d'un «gadget» qui pourrait simplifier la réalisation d'un tel travail dont il mesure la caractère quasi impossible s'il doit être fait à la main avec des fiches bibliographiques. Jerome Wiesmer du M.I.T. le met en contact avec le directeur d'IBM à New-York : Thomas J. Watson, sr. Pour le convaincre de l'aider, il joue avec lui sur l'un des slogans d'alors de Big Blue: «Les choses difficiles, on les fait tout de suite; pour les choses impossibles, cela peut prendre un peu plus de temps!» et il ajoute: «Il ne serait pas correct de dire 'non' avant d'avoir essayé!» Il reçoit son accord (y compris un soutien financier) «à condition que le nom d'IBM ne soit pas changé en International Busa Machines!». L'humour a toujours été un trait des relations avec le P. Roberto qui jusqu'à ses 96 ans envoyait chaque année ses vœux de Noël et de Nouvel an à tous ses amis avec un dessin réalisé de sa main et plein de self-derision
C'est l'ingénieur Paul Tasman qui guidera ses premières réalisations qui se feront dans les bureaux d'IBM à Milan et lui permettront de présenter, dès 1951, A First Example of a Word Index Automatically Compiled and Printed by IBM Punched Card Machines, Boca, Milano.
L'aventure étai lancée. Elle mènerait à la publication, des Index et Concordances sur les 10.600.000 mots de l'œuvre de S.Thomas d'Aquin, l'Index Thomisticus, dont les 56 volumes in-folio seront proposés en 1979-1980 par les éditions Frommann-Holzboog de Stuttgart pour près de 25.000 Deutsche Mark!
J'ai souvent pris cette réalisation comme le modèle «incarné» de la clôture de l'ère de Gutenberg: quand on se trouve devant ces 56 beaux et forts volumes dans un rayon de bibliothèque, qu'il faut commencer à les soulever, à les manipuler, à les feuilleter pour chercher un renseignement, on ne peut que s'asseoir découragé et se mettre à pleurer! Le volume d'information n'est plus intéressant… sauf si l'on peut y accéder à travers des outils qui permettent une recherche sur l'ensemble des données et à une vitesse acceptable. Sinon on perd son temps!
Dès 1981, je rencontre le P. Roberto qui propose (lettre du 26.11.1981) d'aider à la publication d'un article sur les réalisations d'Informatique et Bible dans l'Osservatore Romano. Il soutient également mon projet de tenter de recenser les personnes et les travaux du domaine biblique ou ecclésiastique qui seraient faits avec l'aide de l'informatique et il en parle à Paul Tombeur, le fondateur du CETEDOC de Louvain-la-Neuve. Ce dernier projet n'aboutira pas malgré quelques investigations en direction de la FIUC (Fédération Internationale des Universités Catholiques).
Les relations deviendront alors régulières de Congrès internationaux en visites à Galarate, son centre opérationnel, d'où il publie les informations sur l'avancement de ses travaux et publications à travers sa CAEL Newsletter.
Pour le volume d'hommage au P. Busa publié en 1987, R.-. Poswick et Jean Bajard proposeront une contribution sous le titre Informatique biblique et comparaison multilingue automatique, en tant que méthodologie appliquée à la sémantique biblique (Giardino, Pisa, 1987).
Le P. Busa viendra visiter l'équipe d'I&B, alors dans l'ancienne École de Métiers d'Art, à l'occasion du colloque organisé à Liège par le LASLA en l'honneur du Professeur Étienne Evrard sur «Le Nombre et le Texte» (26-29 mai 1987).
Pour le décès de son cornac chez IBM, Paul Tasman, le P. Busa, parlant après le rabbin officiant, après avoir rappelé les origines de ses travaux, passera, comme il aimait le faire avec une pointe de prosélytisme devant les auditoires les plus bariolés, à des considérations théologiques: «Pour moi, l'informatique aujourd'hui implique et suscite des principes menant à une réflexion de type religieux. En fait, la science informatique met en œuvre la primatie de la logique sur l'aspect matériel des machines. En d'autres termes, elle souligne la primat de la pensée sur l'action, du spirituel sur la matière. La science informatique m'aide à définir les champs de cette vie et de l'autre vie. Cette vie-ci, vécue dans un espace et un temps déterminés, est une vie programmée. L'autre vie est celle qui fait le programme!» (CAEL Newsletter, juin 1988, p.3).
C'est de son centre à Gallarate que Roberto Busa rayonne pour donner cours à Milan (un cours de linguistique automatisée qui sera publié), et à Rome et parcourir le monde pour y donner des conférences. C'est à Gallarate qu'il expose, dans un ordre impeccable, les centaines de listings qui représentent les premières sorties définitives des divers travaux qu'il a dirigé.
Mais, comme souvent, le pionnier ne pouvant plus assurer le suivi de son entreprise, elle sera poursuivie par différentes Centres universitaires, tandis que le gros des archives de ces travaux pionniers attend encore (dans une cave de la Grégorienne à Rome?) une mise en valeur conservatrice et muséale. Encore en 2005 (lettre du 2.3.2005) le P. Busa me donnait un avis très favorable à l'idée d'une Fondation qui rassemblerait et tenterait de préserver les traces pionnières de l'informatique appliquée aux textes et documents en Europe. Cette année-là, le 20 décembre, le P. Busa, déjà affaibli, était décoré de la Grande Croix du Mérite de la République italienne par le chef de l'État.
Pour son message de vœux pour 2009, le P. Busa donne un dessin de sa plume où on le voit posant le pied sur la marche de ses 95 ans, portant sur son dos un lourd sac dont le contenu annonce: «En 70 ans (1938-2008), j'ai publié 120 livres, 400 articles et recensions qui constituent 83.157 pages. À 40 lignes la page et 10 mots par ligne, cela représente 33.262.800 mots écrits en 16 langues différentes… et dans Google, au 20.10.2008, on trouvait 4.110.000 mentions de Roberto Busa!!»
Le dernier signe reçu de lui furent ses vœux pour 2010. Le temps passant vite et faute d'avoir reçu un avis mortuaire, c'est au cours de 2011 que je me suis rendu compte que ses vœux n'étaient pas arrivés en 2011, et que j'ai alors appris son décès au 9 août 2011.
Merci et paix à ce pionnier!
fr. R.-Ferdinand Poswick, osb