Démocratie!
Le “pouvoir du peuple”!

Octobre 2023

Jürgen Habermas   Jürgen Habermas

Des cris d'alarme s'élèvent un peu partout pour faire prendre conscience que la démocratie parlementaire - telle que l'Europe et les États-Unis l'on prônée et tentent de la pratiquer et de la faire adopter un peu partout sur notre planète depuis 150 à 200 ans - semble être mise en question et en péril tant par des mouvements idéologiques totalitaires que par le développement incontrôlé des nouveaux médias de communication. 

Jürgen Habermas, philosophe allemand né en 1929, avait déjà réfléchi à ces questions dans les années 1960ss.
Il y revient pour attirer l'attention sur l'urgence d'une vision correcte des facteurs qui rendent possible (…et souhaitable?) une authentique “démocratie” telle que vécue dans les pays où le vote du citoyen oriente, par le choix des représentants élus pour le gouverner, le mode de convivialité qui permet le “vivre ensemble” dans le respect d'une certaine diversité de visions, d'opinions et de pratiques de vie.

Jürgen Habermas, Espace public et démocratie délibérative: un tournant, NRF-Essais, Gallimard, Paris, 2023, 132 +12 pages, ISBN 978-2-07-301228-9.

Les deux premiers chapitres reprennent, en les modifiant un peu, deux contributions données en 2018 et 2022 dans d'autres supports (notamment l'ouvrage de référence en la matière que constitue The Oxford Handbook on Deliberative Democracy, Oxford, 2018, avec une contribution d'Habermas aux pp. 871-883).

La communication de masse (ou “publique”) comme clef de la vraie démocratie

Ce n'est que lorsque les décisions prises dans les isoloirs résultent de la participation des citoyens à une communication de masse dans une large mesure anonyme mais commune que ces décisions peuvent être prises par chacun, en tant que résultat de la volonté commune, de façon à la fois individuelle et indépendante. La communication publique constitue l'élément de jonction nécessaire entre l'autonomie politique de l'individu et la formation de la volonté politique commune de tous les citoyens de l'État.
Si je rappelle en ouverture l'importance de cette configuration, c'est parce que je vais m'intéresser de près dans les pages qui suivent à un problème essentiel qui ne peut être résolu qu'au fil d'une formation de la volonté démocratique. Ce n'est qu'en tant que participant au processus de la formation de l'opinion publique que le citoyen de l'État envisagé à titre individuel peut en effet, en se formant sa propre opinion individuelle et en prenant sa propre décision d'électeur, atténuer cette tension qui se constate entre les intérêts personnels respectifs des citoyens de la société (Gesllschaftsbürger) et l'intérêt général des citoyens de l'État (Staatsbürger). (pp. 9-10)

En effet

Les normes légales qui garantissent les libertés [individuelles] …ne peuvent être voulues de la même manière par tous qu'à la condition de refléter un règlement solidaire des conflits d'intérêt chaque fois en jeu. Et ce règlement ne peut, pour sa part, se réaliser que dans l'espace public à travers les processus de formation commune de l'opinion et de la volonté politiques des citoyens et électeurs. (pp. 10-11)

…ou, autrement dit

Pour que les libertés privées de l'État de droit correspondent à leurs intérêts personnels, il faut que les citoyens de l'État se donnent à eux-mêmes leurs droits. (p.12)

En effet

Tout citoyen de l'État se voit demandé de faire usage de son droit de vote, et, de façon générale, de ses droits de communication et de participation afin qu'une solution informée et équitable soit apportée à ce problème dont les partis politiques ne peuvent décharger les citoyens: ce problème consistant, au moment de procéder à leurs choix politiques, à soupeser avec justesse intérêts privés justifiés et considérations d'intérêt général. (p. 14)

Le choix citoyen ne peut s'appuyer que sur la délibération nourrie par l'information et exprimée par le vote: deux piliers indissociables d'un vrai “pouvoir du peuple”

Des scénarios catastrophes impliquant des choix de gouvernances, en cas de “crise sanitaire” par exemple, choix qui pourraient modifier les taux de contamination et de mortalité font prendre conscience que

…le problème, qui se pose de façon structurelle dans les États constitutionnels démocratiques, consistant à trouver un équilibre entre la défense intéressée des libertés subjectives et l'orientation vers l'intérêt général, fonctionnellement nécessaire, doit être résolu par les citoyens de l'État eux-mêmes – et que ce problème ne peut l'être qu'au fil d'une formation commune de l'opinion et de la volonté dans l'espace public politique. (p.17)

Et là, il faut faire attention au caractère “agonal” (il s'agit d'un combat, d'une lutte) de l'espace public …il ne faut pas avoir d'illusions naïves à ce sujet

ne pas confondre l'intention des participants [aux débats, aux informations, aux votes] et l'espoir naïf qu'un accord véritable pourrait être atteint dans des discussions politiques qui, au contraire du “dialogue sans fin” des philosophes, sont constamment limitées sur le plan temporel, placées comme elles le sont sous la contrainte décisionnaire. (p. 24)

Et le danger d'une déviation “paternaliste” de la gouvernance qui peut dériver vers un totalitarisme ne peut être écarté en proportion de l'étendue des entités collectives et de la qualité encore possible de l'infrastructure médiatique de l'espace public

La capacité d'articulation des médias indépendants doit être suffisamment forte pour garantir le rattachement de la puissance politique à la puissance communicationnelle générée par les citoyens – la seule et unique “autorité” qui “procède” du peuple. (p. 26)

L'apport de plus en plus complexe et spécialisé des “experts” au service des gouvernants risque aussi de diminuer l'action responsable des citoyens

Le fossé censément infranchissable entre le savoir spécialisé [des experts] qu'exige le traitement des problèmes politiques et le sens commun des citoyens hypothéquerait déjà, dans une vision technocratique des choses, une participation sérieuse de ces mêmes citoyens à la formation de l'opinion quant aux choix politiques à opérer. Et le caractère plébiscitaire des batailles électorales semblerait confirmer cela: la publicité professionnelle pour des personnes se substitue aux programmes des partis que personne ne lit. (p.30)
Mais pour parer à cette difficulté, il faut que les informations des “experts” soient communiquées par les réseaux d'information responsables “dans la langue de tous les jours” de la majorité des citoyens en s'assurant que le contenu a bien trait à la substance du message. (p. 31)

Et, politiquement, l'Auteur fait l'observation suivante

Le phénomène inquiétant, qui impose d'y réagir, est l'association du populisme de droite traditionnel - “nous sommes le peuple” - et de l'égocentrisme libertaire des très exaltés partisans de diverses théories de la conspiration, qui défendent leurs droits de liberté subjectifs contre une oppression imaginaire – celle d'un État de droit qui ne serait, affirment-ils, qu'apparemment démocratique … ce potentiel fait se désagréger de l'intérieur le système politique… (p.32)

Et, dans la discussion politique et publique, comment assurer la validité des propositions avancées?

En tant que participant à la discussion, nous “savons” qu'un… échange de raisons n'est pas “sérieux” lorsqu'une contrainte ou une manipulation y est à l'œuvre, lorsque les personnes concernées au premier chef par cette discussion en sont exclues ou lorsque des opinions et des prises de position pertinentes sont étouffées. (p. 34)

C'est pour cela qu'il faut accepter et encadrer le caractère nécessairement “polémique” d'une discussion “vraie”

On peut partir du principe que l'orientation des participants vers la vérité ou la justesse de leurs convictions avive d'autant plus les confrontations politiques et leur confère un caractère polémique. Qui argumente contredit. Mais ce n'est qu'à travers le droit et même l'encouragement à se dire mutuellement “non”, à s'opposer une fin de non-recevoir, que se déploie le potentiel épistémique du langage, sans lequel nous ne pourrions pas apprendre les uns des autres. Et c'est précisément en ceci que consiste l'esprit même d'une politique délibérative: le fait que nous améliorions nos convictions dans les confrontations politiques, nous rapprochant ainsi d'une juste résolution des problèmes qui se posent à nous. Cela présuppose toutefois que le processus politique ait absolument une dimension épistémique. (p. 38)

Rappelons qu'épistémique (du grec épistémè) désigne les différentes formes de la communication qui permettent de faire avancer de façon compréhensible la connaissance (notamment une connaissance scientifiquement ou critiquement étayée)!

Le fondement “constitutionnel” doit lui d'abord être validé par le citoyen

Quant aux fondements de la légitimité “démocratique” que l'on trouve dans les Constitutions des pays dits “démocratiques”, il faut bien comprendre les bases et la source de la légitimité constitutionnelle

Suite à la sécularisation de l'autorité étatique dans la modernité, des Constitutions élaborées de façon démocratique ont fini par prendre la relève de la religion en endossant ce rôle consistant à procurer au pouvoir une légitimation. Le consensus d'arrière-plan qui s'est depuis lors diffusé dans la population au sujet des principes constitutionnels se distingue, en règle générale, d'une légitimation fondée sur le mode religieux du fait même de son caractère démocratique, du fait même qu'il est le fruit d'un échange délibératif d'arguments. Il doit cependant se renouveler à chaque génération, faute de quoi les démocraties n'auraient aucun avenir. (p.43)

Mais dans une planète qui s'unifie et rapproche tous les bassins culturels, la conception “occidentale” de la démocratie parlementaire n'est-elle pas en porte-à-faux?

Il faut en tout cas se méfier grandement des conceptions va-t-en-guerre d'une démocratie exportée à l'étranger sans précaution aucune – que ce soit de façon pacifique ou en recourant à la force militaire. […Mais,] en tant que philosophe, je soutiens que “nous” avons de bonnes raisons de défendre, dans le cadre des discussions interculturelles, la validité générale de droits de l'homme en tant que fondements moraux de l'État constitutionnel démocratique. Mais nous ne pouvons le faire qu'à la condition d'être disposés à apprendre quelque chose de telles discussions et d'y participer en tant qu'une partie prenante parmi d'autres. […] un ordre démocratique imposé de façon fort paternaliste ne peut se stabiliser dans la durée. (pp. 48-49)

Au-delà du fondement démocratique constitutionnel et délibératif, le pouvoir mondial et réservé à quelques individus maîtres des finances mondiales, n'est-il pas en train de saper la “démocratie” qui a permis son avènement?

Dans les dérives et les causes d'affaiblissement des systèmes démocratiques actuels ne faut-il pas remettre en avant les dérives dues à l'influence du capitalisme libéral comme J.Habermas l'avait mis en évidence dans son livre Droit et démocratie, 1992, (Gallimard, 1997)?

…la théorie de la démocratie et la critique du capitalisme travaillent main dans la main. Je n'ai pas inventé le concept de “post-démocratie”. Mais les répercussions politiques des conséquences sociales d'une politique néolibérale imposée à l'échelle du globe peuvent tout à fait être regroupées sous cette bannière-là. (p. 54)

Les “nouveaux médias électroniques” viennent, aussi et de façon majeure, troubler le fonctionnement acquis du gouvernement démocratique

Mais, après ces rappels, la nouveauté de la réflexion de J. Habermas se trouve dans le chapitre III du livre qu'il a intitulé “Réflexions et hypothèses sur un nouveau changement structurel de l'espace public politique” (pp. 55-119). Comment tous les principes et descriptifs donnés jusqu'ici s'appliquent-ils dans le cadre d'une montée en puissance de tout un réseau de nouveaux moyens de communication?

La montée en puissance des nouveaux médias se déroule à l'ombre portée d'une exploitation commerciale de la communication en réseau, qui, pour l'instant, n'a guère été l'objet de régulations. D'une part cet état de fait menace de priver les éditeurs de presse traditionnels et les journalistes de la presse écrite de leur base économique; d'autre part, un mode de communication tout à fait inédit semble s'imposer dans les rangs du public qui n'a recours qu'aux réseaux sociaux: un mode de communication semi-public, fragmenté et autoréférentiel, qui déforme la perception que se fait ce public de l'espace public politique en tant que tel. Si cette hypothèse se révèle fondée, alors c'est une condition préalable subjective tout à fait importante du mode plus ou moins délibératif de la formation de l'opinion et de la volonté qui se voit menacée chez une part croissante de citoyens de l'État. (pp.57-58)
Nous allons voir que le processus de numérisation de la communication publique fait s'estomper la perception de cette frontière entre le domaine de la vie privée et celui de la vie publique, alors que les conditions préalables socio-structurelles d'une telle distinction – qui est lourde de conséquences, y compris sur le plan juridique – n'ont pas changé. Du point de vue des espaces de communication semi-privés et semi-publics au sein desquels évoluent aujourd'hui les utilisateurs des réseaux sociaux, le caractère inclusif d'un espace public qui avait été jusqu'alors séparé de façon reconnaissable de la sphère privée, s'estompe tout à fait. Comme j'entends le montrer, c'est en ceci que consiste – et il est bien ici question en premier lieu de la subjectivité des utilisateurs des réseaux sociaux – le phénomène inquiétant, un phénomène qui, dans le même temps, attire l'attention sur l'insuffisance flagrante de la régulation politique de ces nouveaux médias. (pp.76-77)
[…] Car ce n'est qu'en ayant à l'esprit la complexité des causes expliquant pourquoi les démocraties capitalistes sont à ce point sujettes aux crises que nous pouvons nous faire une juste idée de la responsabilité exacte – entre autres causes – de la numérisation de la communication publique dans l'affaiblissement de la formation délibérative de l'opinion et de la volonté. (p. 78)

Des nouveaux moyens de communication qui marginalisent et fragilisent ainsi le système démocratique?

C'est alors l'analyse des risques auxquels les “démocraties” sont exposées en se référant principalement à l'inégalité sociale provoquée par la mondialisation d'une économie capitaliste libéralisée, accentuée par la crise climatique et les immigrations

Depuis le tournant politique néolibéral, les démocraties occidentales sont entrées dans une phase de déstabilisation interne croissante. Cette tendance s'est entre-temps renforcée du fait des défis soulevés par la crise climatique et la pression migratoire toujours plus forte, et tout autant du fait de la montée en puissance de la Chine et d'autres “pays nouvellement industrialisés” et de la situation économique et politique mondiale de ce fait transformée. Sur le plan intérieur, l'inégalité sociale s'est aggravée dans la mesure où la marge d'action des États nationaux a été limitée par les impératifs des marchés dérégulés à l'échelle du monde. Dans les sous-cultures concernées, les angoisses suscitées par la perspective d'un déclassement et par une complexité non surmontée des transformations sociales accélérées se sont dans le même temps aiguisées. (pp. 84-85)

Et si l'on concentre l'observation sur l'Europe?

…les fractures intervenues au sein de l'Union européenne et tout autant le Brexit – un Brexit fort hésitant mais qui au bout du compte semble bien mis en œuvre – laissent plutôt penser que le régime démocratique existant arrive à expiration, et peut-être même que la politique mondiale des grandes puissances pourrait déboucher sur un impérialisme d'un nouveau type. (p.86)

Préciser et encadrer le rôle des nouveaux médias?

Bien que pour les acteurs de la société civile, les rencontres en face-à-face au quotidien et dans le cadre de manifestations publiques représentent ces deux domaines voisins de l'espace public dont procèdent leurs propres initiatives, seule la communication publique supervisée par les médias de masse constitue le domaine dans le cadre duquel le brouhaha communicationnel peut gagner en densité jusqu'à donner des opinions publiques pertinentes et efficaces. Le sujet qui nous occupe ici consiste à déterminer de quelle manière la numérisation a transformé le système médiatique qui supervise cette communication de masse. (p. 87)
Avant d'approfondir cette question, nous devons toutefois nous faire une idée précise du caractère révolutionnaire des nouveaux médias. Car il n'est pas seulement question avec eux d'un élargissement de l'offre médiatique qui était jusqu'alors proposée: il est question d'une césure dans l'évolution historique des médias, césure comparable à l'introduction de l'imprimerie. (p. 90)
…pour l'espace public démocratique, le fait que la communication, qui se voit en même temps accélérée, soit décloisonnée de façon centrifuge, ouverte à des participants aussi nombreux que désiré et aussi éloignés soient-ils, développe une force explosive pour le moins ambivalente; car cet espace public démocratique qui est axé sur ce centre que constituent les organisations étatiques en mesure d'agir, est en l'état délimité, limité à des territoires nationaux-étatiques. (p. 92)
Ces nouveaux médias se débarrassent de ce rôle productif de médiation journalistique et de conception éditoriale – de création de programmes – qu'assurent les anciens médias; dans cette mesure, les nouveaux médias ne sont en rien des “médias” au sens en vigueur jusqu'ici. Ils transforment de façon radicale le modèle communicationnel qui était jusqu'alors prédominant dans l'espace public. Car ils habilitent par principe tous les utilisateurs potentiels à devenir des auteurs autonomes et pouvant se prévaloir des mêmes droits. (p. 93)
Ces nouveaux médias ne sont pas responsables comme le sont les agences de presse ou les sociétés d'édition classiques, comme le sont la presse, la radio ou la télévision, de “leurs propres programmes”, et donc des contenus communicationnels conçus avec professionnalisme et filtrés par les rédactions. Ils ne produisent pas , ils ne rédigent pas et ils ne sélectionnent pas; mais, en instaurant, en médiateurs “irresponsables” qu'ils sont, de nouvelles relations dans le réseau global, et en impulsant et en intensifiant – avec la diversification et l'accélération contingentes de contacts inattendus – des discussions tout à fait imprévisibles pour ce qui est de leur teneur, ils transforment profondément la nature de la communication publique. (pp. 93-94)
De la même façon que l'imprimerie avait fait de tous les citoyens des lecteurs potentiels, la numérisation fait aujourd'hui de tous les citoyens des auteurs potentiels. Mais combien de temps a-t-il fallu pour que tous apprennent à lire?. (p. 96)
La consommation d'informations de presse s'est reportée aussi sur Internet; mais, mis à part le fait que la lecture de textes imprimés et celle de textes numériques ne supposent probablement pas le même effort d'attention et le même effort de traitement analytique, l'offre des journaux quotidiens ne peut être entièrement compensée par l'offre alternative des médias en ligne (des podcasts par exemple, ou des portails d'actualités). La durée de consultation quotidienne de textes numériques, et donc lus sur écran, dans l'ensemble de la population – soit 18 minutes au total, dont 6 pour les journaux et magazines – en est un indicateur. (pp.99-100)
Néanmoins, le niveau relativement stable de la part de la télévision et de la radio dans la consommation générale des médias laisse penser que ces deux médias se soucient pour l'instant de fournir une information politique fiable et suffisamment diverse aux trois quart au moins de la population en situation de voter des États membres de l'Union européenne. (p. 101)
Présenter les plates-formes comme une “offre médiatique consistant en la mise en réseau de contenus communicationnels et ce sans limitation de portée”, est, sinon naïf, en tout cas incomplet au regard de la puissance – qui est tout sauf neutre – de ces plates-formes pilotées par des algorithmes, telles qu'elles existent sous la forme des sociétés comme Facebook, Youtube, Instagram ou Twitter. Car ces nouveaux médias réellement existants sont des entreprises qui obéissent aux impératifs de la valorisation du capital et qui, mesurées à l'aune de leur valeur boursière, font partie des consortiums de dimension mondiale les plus valorisés. (p. 104)
La presse, qui est par nature plus qu'étroitement liée au caractère discursif de la formation de l'opinion et de la volonté de citoyens de l'État, s'adapte aux nouvelles règles du jeu, exclusivement mercantiles, imposées par les plates-formes dont les prestations de services sont de nature commerciale et qui cherchent à obtenir l'attention de consommateurs. Cette adaptation de la presse se reflète dans la transformation des standards professionnels. Les impératifs de l'économie de l'attention s'imposant à tous, des tendances connues de longue date – inaugurées par la presse à sensation et par la presse populaire, et consistant à traiter les thématiques spécifiquement liées à l'espace public politique sous un angle divertissant, fortement émotionnel, à travers notamment une personnalisation de ces enjeux – se renforcent aussi dans les nouveaux médias. (p. 108)

Peut-on faire autre chose que de proposer des contrôles et mettre en oeuvre des réglementations nouvelles… (de façon “démocratique”)?

Ce n'est qu'à la condition de déplacer notre regard, de cesser de nous intéresser à la structure médiatique élargie et à sa base économique transformée pour nous intéresser aux destinataires et à leurs modes de réception transformés, que nous pourrons apporter un début de réponse à la question centrale, consistant à savoir si les réseaux sociaux transforment oui ou non la manière qu'ont leurs utilisateurs de percevoir l'espace public politique. (p. 109)
…depuis l'apparition des “société médiatiques”, l a base sociale d'une séparation entre l'espace public et les sphères privées n'a en rien changé fondamentalement. Néanmoins, la perception de l'espace public pourrait s'être transformée au fil d'une utilisation plus ou moins exclusive des réseaux sociaux dans les rangs d'une partie de la population – une transformation consistant en un estompement de la séparation jusqu'alors très nette entre “public” et “privé” et donc du sens inclusif de l'espace public. Les sciences de la communication observent toujours plus une tendance à un abandon de la perception traditionnelle de l'espace public politique, et de la politique elle-même. (p. 113)
Ce n'est pas l'accumulation des fake news qui est caractéristique d'une déformation aggravée de la perception de l'espace public politique, mais le fait que les fake news ne puissent même plus être identifiées comme telles à partir de la perspective des participants. (p. 116)
L'absorption et le traitement numérique des données personnelles de leurs clients, qui sont échangées plus ou moins discrètement contre les informations gratuitement mises à disposition des moteurs de recherche, des portails d'information et contre d'autres prestations de services, expliquent pourquoi le Commissaire à la concurrence de l'Union européenne souhaiterait réguler ce marché. Mais le droit de la concurrence est le mauvais levier si l'on veut corriger les défauts fondamentaux qui font que les plates-formes, contrairement aux médias classiques, refusent d'assumer la responsabilité de la diffusion de contenus communicationnels dont la véracité fait problème et qui ont donc toutes les chances d'induire en erreur. Le fait que la presse, la radio et la télévision soient par exemple contraintes de corriger des fausses informations attire l'attention sur cet état de fait qui nous intéresse ici en tout premier lieu. En raison du caractère spécifique de leurs marchandises, qui ne sont certes pas de simples marchandises, les plate-formes ne peuvent, elles non plus, se soustraire à tout devoir de vigilance publiciste. (p. 118)

Et, en conclusion, J. Habermas évoque même le risque d'une grave déficience sanitaire (santé mentale de la nouvelle génération)!!!

Dans un monde, difficilement concevable, de fake news qui ne pourraient plus être identifiées comme telles et qui ne pourraient donc être distinguées des informations vraies, aucun enfant ne pourrait grandir sans développer des symptômes cliniques! Maintenir une strcuture médiatique permettant à l'espace public de rester un espace inclusif et permettant à la formation de l'opinion et de la volonté publiques de conserver son caractère délibératif ne relève donc absolument pas du simple choix politique: il s'agit d'un impératif proprement constitutionnel (p. 119)

À chaque citoyen “informé et conscient” de vouloir ce renouvellement “constitutionnel” qui tienne compte des nouveaux paramètres: mondialisation et dialogue des cultures, puissance mondiale du capital et son pouvoir de marginaliser, formation à une utilisation citoyenne des nouveaux moyens de communication électroniques!

On pourrait y ajouter une certaine urgence sanitaire tant pour la préservation de la planète que pour l'éducation de l'humanité à ses nouvelles responsabilités dans le cadre d'une “culture numérique”!