Un nouvel environnement humain: le corset (ou l'idole?) techno-scientifique 

Mai 2023

Jacques Ellul    Jacques Ellul

Avec trois ouvrages publiés de son vivant et consacrés au monde technicisé : La Technique ou l'enjeu du siècle (1954), Le système technicien (1977) et Le bluff technologique (1988), on peut dire que l'analyse critique du nouvel environnement techno-scientifique de l'homme contemporain fut un des lieux majeurs de la réflexion de Jacques Ellul.

On peut trouver en p.153 du livre de Ph. Rognon un résumé synthétique de ce qu'entend Jacques Ellul par la Technique (absolutisation de l'efficacité technique) et les techniques (des outils permettant à l'humain de “s'émanciper peu ou prou de contraintes du milieu naturel”)

La technique recompose tous les aspects de la vie et remodèle peu à peu l'homme lui-même. La technique est “un ensemble de moyens gouvernés par la recherche de l'efficacité”, elle est la préoccupation de “rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace”.… Mais le mot essentiel de la définition est l'adverbe “absolument”: la technique est l'absolutisation de l'efficacité. Celle-ci est devenue la valeur suprême, sur l'autel de laquelle est sacrifiée toute valeur (morale ou éthique, relationnelle, spirituelle ou même simple prudence ou prise en compte de l'être humain). (pp. 20-21).
La révolution informatique a accéléré le mouvement du progrès technique en raison de son caractère désormais systémique: la société technicienne est un système, c'est-à-dire un ensemble de pôles étroitement interconnectés. Toutes les techniques sont mises en réseau, de sorte qu'une innovation dans un domaine entraîne une innovation ailleurs, mais une catastrophe, une panne, un accident ou un attentat a aussi des effets en chaîne. Notre société technique est donc à la fois de plus en plus puissante et de plus en plus fragile: elle est un colosse aux pieds d'argile.
La technique est le nouveau sacré de l'homme. Nous vivons dans un monde idolâtre envers la technique, puisque les hommes la servent dévotement au lieu de s'en servir. (p. 22).

On appelle cette nouvelle puissance de l'homme “liberté” par un système de propagande horizontale qui exalte ainsi et cache les fragilités de la nouvelle puissance humaine

…la propagande n'est pas l'apanage des régimes totalitaires, elle n'est même pas seulement politique, elle est aussi, en démocratie, un phénomène sociologique de conditionnement de l'homme pour l'adapter à un monde technicien qui, sans cela, ne pourrait que le rendre malheureux. Nous subissons à cet effet un déluge ininterrompu d'informations, de clips, de sons et d'images, que nous sommes incapables de trier: nous demeurons en état de stupeur et de fascination dans ce monde d'images virtuelles, perdant toute maîtrise sur notre vie. L'homme moderne est subjugué, hypnotisé, et dépossédé de lui-même. (p. 23).
Aujourd'hui nous vivons dans une société technicienne, dont la morale est celle de l'efficacité érigée comme valeur et norme suprême: tout est soumis au critère de l'efficacité, tout est devenu moyen, il n'y a plus de finalité. C'est le règne du conformisme absolu, le Normal remplaçant le Bien… Notre rapport à la technique est on ne peut plus religieux, idolâtrique. Essayez de profaner l'idole technicienne (la voiture, l'ordinateur, les centrales nucléaires…), et vous serez taxé de blasphémateurs et de sacrilèges! Le mot “sacré” est de la même famille que les mots “consacrer”, “sacrifier” et “sacrilège”: sacraliser la technique, cela signifie lui consacrer notre vie, sacrifier toute autre chose sur son autel (nos relations, notre famille, notre santé physique et psychique, notre liberté, nos responsabilités, notre vie spirituelle)… et considérer la moindre critique comme “sacrilège”. (pp. 25-26).
Ellul se sent soutenu dans sa démarche par les positions prises par l'un de ses maîtres à penser, Martin Heidegger qui s'inscrit en faux contre la thèse de la neutralité technique: “Quand nous considérons la technique comme quelque chose de neutre, c'est alors que nous lui sommes livrés de la pire des façons”. Car “notre attachement aux choses techniques est maintenant si fort que nous sommes, à notre insu, devenus leurs esclaves.“ Quelle doit donc être l'attitude de l'homme face à cette nouvelle condition? Elle tient en un mot Gelassenheit, qui signifie l'impassibilité, l'acquiescement serein, l'égalité d'âme, le fait de se déprendre, et d'habiter en poète sur cette terre (p. 90).

Mais, en général, il n'aime pas la “philosophie” (trop “abstraite” - sauf celle de Kierkgaard, l'un de ses maîtres à penser?) ni surtout celle de Heidegger qui avait succombé au nazisme: impardonnable pour Ellul!

La Technique est la “préoccupation de l'immense majorité des hommes de notre temps, de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace” (pp. 18-19 de La Technique ou l'enjeu du siècle, 1954)… absolutisation de l'efficacité. Notre civilisation technicienne est une civilisation de moyens, qui prennent la place des fins. L'accumulation de techniques induit une mutation qualitative, un changement de nature: le passage des techniques à la Technique (pp. 174-175). Cette Technique est: automatique dans ses choix, en auto-croissance, elle forme un tout insécable, qui entraîne d'autres techniques et les rend universelles… et pratiquement autonomes! (pp. 175).

Et, sur base du livre Le système technicien (1977) Ph. Rognon constate

L'accélération des bouleversements techniques est en grande partie le fait de l'informatique, qui fait de l'ensemble des techniques un “système”. Un système est un ensemble de pôles étroitement reliés entre eux , de sorte que toute modification intervenant sur l'un des pôles a des répercussions immédiates sur la totalité des pôles. Dire que la société technicienne est systémique, cela signifie que les techniques ne sont pas simplement juxtaposées et additionnées, mais qu'elles constituent un réseau d'interrelations, un ensemble organisé de telle sorte que toute évolution d'un élément provoque l'évolution de l'ensemble, et que toute transformation de l'ensemble se répercute sur chaque élément. Et ces éléments “présentent une sorte d'aptitude préférentielle à se combiner entre eux plutôt qu'à entrer en combinaison avec des facteurs externes (p. 88 du livre). Toutes les techniques étant mises en réseau, de sorte qu'une innovation dans un domaine entraîne une innovation ailleurs, on doit aussi s'attendre à ce qu'une catastrophe, un accident ou un attentat sur l'un des pôles provoque des effets en chaîne. Cela signifie que le progrès s'accélère, et que nous vivons dans une société de plus en plus puissante et en même temps de plus en plus fragile (p. 233).
On fait souvent comme si l'homme n'avait changé qu'en surface, mais aurait conservé sa souveraineté et sa liberté de pensée, et serait toujours en mesure d'utiliser à son gré des objets et des techniques, alors qu'en réalité l'homme d'aujourd'hui n'est plus le même, il est inclus dans le système technicien au même titre que les objets techniques… nous sommes devenus incapables de nous poser la question: Pourquoi faire tout ce qu'on est capable de faire? Ne pas se poser cette question, c'est avouer que notre liberté est purement fictive. (p. 234).

Et dans Le Bluff technologique (1988) Ellul constate que

la complexité du système technicien aujourd'hui est telle que l'on a absolument besoin de tout prévoir sous peine de catastrophe majeure. Or cette prévisibilité nécessaire est impossible, notamment par excès d'information, et c'est l'incertitude qui domine. De fait, le pire est devenu possible et même probable et il serait plus sage et responsable de remplacer l'illusion de la prévision par la prévoyance. Les experts cherchent systématiquement à rassurer les populations par la désinformation. Or, il est un principe de bon sens: il ne peut y avoir de croissance infinie dans un monde fini (p. 196 du livre). (p. 272).