La civilisation nouvelle
Novembre 2022
La “culture” d’aujourd’hui et de demain est une culture techno-scientifique dans laquelle le chiffre et l’image remplacent la parole et l’écrit alphabétique que les humains ont utilisés depuis plus de 5.000 ans pour développer leur humanité!
Prenons donc bien conscience des espérances, mais aussi des risques, d’une avancée qui ne permettra plus de revenir aux cadres civilisationnels qui furent les références de l’humanité jusqu’à notre siècle!
Daniel Cohen nous aide à prendre la mesure de ce qui vient!
Daniel Cohen, Homo Numericus. La civilisation qui vient, 240 pp., Albin Michel, 2022 (Septembre), ISBN 978-2-226-47639-5.
En introduction, Daniel Cohen résume bien les enjeux
Une nouvelle économie, une nouvelle sensibilité, de nouvelles idéologies: à l’image de la grande transformation qu’avait produite la révolution industrielle, la révolution numérique est en train de provoquer une remise à plat radicale de la société et de ses représentations. […] Chacun a pu comprendre la visée du capitalisme numérique: elle est de réduire au maximum les coûts des interactions physiques, dispensant de se rencontrer face à face. Pour générer du rendement, il dématérialise les relations humaines, les privant de leur chair. […] Alors qu’il est obsédé par la recherche d’une gestion “efficiente” des relations humaines, le capitalisme nouveau crée, de manière totalement contradictoire, un Homo numericus irrationnel et impulsif. “Trop d’images, de sons et de sollicitations provoquent des déficits de concentration, des symptômes d’hyperactivité et des conduites addictives”, écrit ainsi Michel Desmurget dans un livre bien nommé La Fabrique du crétin digital. (pp. 12-13).
Et, dans une première Partie (L’illusion numérique) l’Auteur met en garde sur les faiblesses et déviances où nous entraîne cette culture du “tout numérique”, tout en cherchant comment valider certains progrès désormais inéluctables
L’écart peut être gigantesque entre les intentions initiales des inventeurs et l’usage qui finit par s’imposer. […] Décrire la révolution numérique n’est pas faire le récit d’un destin annoncé ou subi. C’est en explorer les virtualités, en mesurer les risques, pour se donner les moyens de la dominer. Là est le véritable enjeu. (p. 24)
Et, le tout premier constat est “simple”
Constat simple: l’homme est corps et esprit, la machine n’est ni l’un ni l’autre (p.25).
Pour comprendre le rôle potentiel des machines face aux humains, il faut ajouter un autre élément décisif: l’homme n’est pas seulement esprit, à la différence des machines il pense dans un corps (p. 31).
La machine n’a pas de corps, pas de sentiments. Elle n’a pas d’esprit non plus: elle n’a pas l’imagination créatrice des humains. Comme l’explique parfaitement Marc Mézard [dans son livre Le Débat] elle ne sait pas extrapoler ses connaissances à des situations inconnues (p.38).
Et il montre que dans de nombreux exemples d’Intelligence Artificielle
C’est une intelligence idiote qui est à l’œuvre en réalité (p.40).
Quelle serait, alors, la position de “sagesse”?
Il semble donc possible d’esquisser ce que pourrait être un partage des tâches “efficient” entre l’homme et la machine. Aux humains celles qui exigent du “bon sens” dans les relations avec les autres humains notamment, et aux machines celles qui exigent un travail statistique, laborieux. Aux humains, la sensibilité de la relation à autrui, amoureuse ou commerciale, aux machines le calcul des conditions qui rendent probables qu’une rencontre réussisse. Aux humains enfin, la créativité en science ou en arts, et aux machines les tâches routinières qui mettent en œuvre des protocoles pour gérer les situations ordinaires (l’IA peut certes peindre ou composer une musique, mais elle ne sait pas si c’est beau: seul l’humain peut en décider) (p. 44).
Malheureusement, les voies de développement en cours, s’il n’y a pas des prises de conscience et des ré-orientations dans les développements de la civilisation numérique, nous ramènent à une “pensée sauvage” presque “animale”!
… la révolution numérique est en marche. Elle prend sa place dans la longue file des innovations radicales qui ont bouleversé la manière de penser des humains. À l’origine, l’invention de l’écriture avait marqué d’un sceau irrémédiable la rupture entre la “pensée sauvage”, comme l’appelle Lévi-Strauss, et les sociétés où l’Histoire, comme processus cumulatif, se met en place grâce à l’écrit. À l’orée du monde moderne, l’imprimerie avait elle aussi provoqué une véritable révolution intellectuelle, favorisant la liberté de penser et contribuant à l’essor de la Réforme. On pensait que l’intelligence artificielle tiendrait sa place dans cette glorieuse lignée, qu’elle nous aiderait à mieux penser individuellement et collectivement, qu’elle multiplierait les expériences collaboratives comme celle de Wikipédia. Il semble hélas possible d’affirmer que cette promesse n’est pas tenue. La transformation en cours fait naître un individu marqué par la crédulité et l’absence d’esprit critique. On attendait Gutenberg, mais c’est une télévision 2.0 qui est en train de s’imposer” (p.49).
L’addiction compulsive induite par l’utilisation de plus en plus abusive de “smartphones” est une tendance maladive des développements en cours pour l’avenir de l’humanité
L’iPhone fabrique déjà, sans attendre la synthèse annoncée du silicium et du biologique, une véritable fusion homme-machine… L’interface tactile crée un lien relationnel, addictif entre les deux, à l’image des drogues dures qui prennent possession du cerveau et l’assujettissent au besoin de leur consommation (p. 51).
Et l’on peut prévoir que ces addictions poussées par le capitalisme de surveillance vont modifier les organisations sociales
Ce qui semble écrit est que la révolution numérique va profondément reconfigurer le vie sociale. Chacun sera sommé de réfléchir à la manière de remplacer des collaborateurs humains par des assistants algorithmiques, d’organiser une réduction drastique des rencontres face à face, bouleversant radicalement le rapport à autrui. C’est ce risque majeur de dé-liaison sociale qui est d’ores et déjà en train de bouleverser nos sociétés, entraînant un lot incalculable de dégâts psychologiques et sociaux (p. 87).
Les emplois “créatifs”, tout en haut de l’échelle sociale, ont été les mieux traités. Ce sont les traders, les joueurs de foot, les producteurs d’algorithmes qui sont les grands gagnants du monde contemporain. Tous ceux qui peuvent utiliser les techniques numériques pour augmenter sans limites la taille de leur public ont bénéficié du nouveau monde qui s’installe. À l’autre bout de la chaîne, en bas de l’échelle sociale, ce sont les activités “sensibles” d’aide à la personne, de premiers de “corvée”, qui ont le plus augmenté en nombre, tout en restant très mal payés. Cette polarisation entre les deux extrêmes accomplit la logique annoncée des avantages comparatifs des humains face aux machines, la sensibilité et la créativité. La force implacable des économies d’échelle enrichit sans limites les premiers tout en paupérisant les seconds privés de gains de productivité (p.96).
Des dérives similaires se voient en politique avec une “culture de la haine” que développe l’utilisation mal contrôlée des réseaux sociaux (p. 116) ou encore la désinformation due à une multiplication anarchique des sources d’information
…la hausse du nombre de supports conduit paradoxalement à un appauvrissement de la qualité des informations reçues par chacun de leurs lecteurs. Sous le coup d’une concurrence plus rude, chaque média s’appauvrit. Ce faisant, même si la masse d’information est globalement augmentée, celle que les usagers consomment individuellement devient plus faible (p. 120-121).
La seconde partie de l’ouvrage de Daniel Cohen Le Retour au Réel tente de discerner les contours de la société qui va se construire sur les bases problématiques décrites dans la première partie.
Il y a d’abord une “illusion libérale” à démasquer et dépasser
Internet à ses débuts a été accueilli comme la promesse d’une nouvelle intelligence collective, la plateforme d’une démocratie réinventée. Au lieu de cela, les réseaux sociaux ont donné lieu à un formidable abêtissement de la vie politique et à un accroissement du mal qu’ils étaient censés guérir: la solitude sociale. Comment une telle désillusion a-t-elle été possible? La réponse tient pour beaucoup au malentendu né de l’illusion libérale. Pour celle-ci une société peut s’auto-instituer en agrégeant des individus isolés, sans médiation, sans rites de passage, sans corps intermédiaires, pourvu qu’on leur donne les moyens de “communiquer” entre eux. Or, toute l’histoire des sociétés est au contraire pétrie par la vie des institutions, Églises ou Partis, sectes ou entreprises, qui imprègnent les consciences des individus et leur offrent les moyens de s’élever au-dessus des seuls réseaux que leurs interactions sont susceptibles de produire (p. 131).
Les différents secteurs de socialisation active sont examinés en tentant de mesurer comment l’humain pourrait être préservé des nuisances du “tout algorithmique”. Je n’en prends qu’un seul exemple dans un secteur que des scandales récents ont mis en évidence et qui concerne aussi plus directement les populations vieillissantes
Le scandale d’Orpea, cette société responsable d’Ephad où la maltraitance de personnes âgées a choqué la France entière, pose de manière crue la question fondamentale: qu’est-ce que l’on entend par productivité lorsqu’il s’agit de s’occuper d’humains? On peut imaginer réduire les coûts d’administration, à la manière dont Watson, l’assistant créé par IBM, peut dispenser de recruter des assistants. Mais in fine, quand il s’agit de s’occuper des personnes elles-mêmes, tout gain de productivité menace de déshumaniser une activité dont le cœur est le soin apporté par une personne à une autre. Dans le cas d’Orpea, le rapport d’enquête fait froid dans le dos. Il a été noté que les repas manquaient de viande, que les collations nocturnes n’étaient pas systématiques, si bien que des durées de jeûne supérieures au plafond recommandé de 12 heures ont été souvent observées. Tout a été fait pour limiter le personnel. Les résidents étaient couchés à 16 heures, selon l’avocat des victimes, pour réduire le temps passé avec eux. Des chaises roulantes ont été utilisées pour simplifier les déplacements des patients avec l’effet prévisible qu’ils ont vite perdu leur motricité. On ne peut pas gérer le rapport aux humains comme on le faisait avec les matériaux de la société industrielle.
Si la société numérique est le moyen d’apporter de la productivité aux activités de service, il faut tracer des lignes infranchissables dans la manière dont elle s’occupera des personnes. Les hôpitaux, les maisons de santé et de soin, qui ont remplacé les usines comme lieu central de la production, doivent disposer de la capacité technologique de penser par eux-mêmes le parcours du patient sans se soumettre à un protocole de rationalisation dont ils ne seraient que l’un des rouages. Tel est l’enjeu de la civilisation qu’on veut créer (pp. 218-219).
D’où l’ultime conclusion de l’Auteur
C’est contre la double dissolution numérique du rapport à autrui et au monde réel qu’il faut lutter. Nous ne ressusciterons pas les morts et ne migrerons pas vers une autre galaxie: c’est avec les vivants et sur cette planète qu’il faut accepter de vivre (p. 234).