…là où il n'y a pas de bon sens, il n'y a pas d'empathie

Août 2022

Martin Lindstrom Martin Lindstrom

Le monde technologique d'aujourd'hui qui réduit en “codes” tout l'environnement humain, crée une sorte de brouillard “logique” autour des réalités les plus simples de la vie humaine. N'est‒il pas temps d'un retour au grand “bon sens” (“common sens” en anglais, une formulation qui évoque la nécessité d'une “relation/empathie” entre des humains pour qu'il y ait du “bon sens”)?

Martin Lindstrom, danois d'origine, est un consultant international qui tente de favoriser, au niveau des grandes entreprises (dans tous les secteurs économiques, des réseaux bancaires aux réseaux de fast‒food), une prise de conscience du gâchis que peut constituer le manque de “bon sens” ‒ et ce, y compris sous l'angle purement économique!

“... là où il n'y a pas de bon sens, il n'y a pas d'empathie” (p.19)

C'est ce que Martin Lindstrom va montrer à l'aide de très nombreux exemples vécus dans son livre Éradiquez le Bullshit dans votre entreprise. 90 jours pour retrouver le bon sens au travail, Alisio, (mars) 2022, 304 pp, ISBN : 978‒2‒37935‒266‒9.

Le bon sens se rapporte au jugement et à l'instinct façonnés et peaufinés par l'expérience, l'observation, l'intelligence et l'intuition. Il a évolué au rythme de siècles d'expériences humaines – par vous, moi et nos ancêtres qui ont observé certains comportements, évité ce qui pouvait menacer notre santé, conjurer des peurs et préserver notre sécurité, notre santé mentale et notre bien‒être. Le bon sens est la somme de notre capacité à distinguer le bien du mal, l'efficace de l'inefficace, l'utile de l'inutile, le précieux du dérisoire, l'ordonné du négligé, le propre du sale, le sec du trempé, le sûr du dangereux, le mature de l'enfantin, le bénéfique du toxique, le prudent de l'imprudent. Le bon sens est pragmatique. Raisonnable. Itératif. Dynamique. Évident (ou plutôt il est censé l'être). Lorsqu'il fonctionne, il est souvent source de bonheur, de productivité et d'une meilleure qualité de vie. Lorsqu'il ne fonctionne pas, c'est à s'arracher les cheveux! (pp. 50‒51).

Notre consultant pointe rapidement l'une des principales sources actuelles du manque de bon sens qui nuit même à la “productivité”: la technologie ... avec un feu à boulet rouge sur les “présentations en PowerPoint” dont on sait qu'elles ont probablement été la cause d'un échec militaire américain dans la guerre en Afghanistan (les différents relais de décision ayant été obligés de tout présenter vers le haut et le bas de la hiérarchie sous forme de présentations PowerPoint…!!! …tout à fait inadapté à la situation sur le terrain!).

Je ne suis pas anti‒tech', mais à plusieurs points de vue, la technologie est l'ennemie du bon sens. Elle détruit l'empathie, compromet notre autonomie, infantilise les adultes, entrave l'innovation et, surtout, nous fait douter de notre propre réserve de bon sens (le genre humain). En 2016, l'institut officiel des statistiques des États‒Unis a rapporté que même si les américains travaillaient plus que jamais, la productivité globale s'était de nouveau effondrée – une tendance initiée en 2006. Je ne peux le prouver, mais la technologie y est certainement pour quelque chose.” (p. 55).
Envoie‒moi une préz' [= présentation PowerPoint]. Quoi de plus terrifiant que ces quatre mots? Vous le savez probablement désormais, si quelqu'un vous demande une présentation PowerPoint, c'est qu'il n'est pas très chaud et que si vous en envoyez une, il y a fort à parier que personne ne la lira. Les “préz'” sont essentiellement une habitude et une perte de temps et de productivité (pp. 55‒56).

Il en va presque de même là où il y a une rigidité figée autour de trop nombreux “règlements” de toutes sortes:

Si le personnel est continuellement incité à adhérer aux statuts et édits en vigueur et à ignorer ce que son “instinct” lui dit, il perdra toute autonomie et renoncera à sa propre humanité. C'est ainsi que la loi gagne et que le bon sens perd (p. 57).

Et, une fois encore (pas la dernière) l'Auteur relie le bon sens à l'empathie: être capable de se mettre à la place de l'autre:

La raison pour laquelle le bon sens est en train de mourir [...] selon moi, le manque de bon sens dans l'entreprise (et dans la vie) est clairement (bien qu'indirectement) lié à la disparition croissante de l'empathie.
Si vous n'y croyez pas, repensez aux principes de bon sens mentionnés plus haut – ceux que nous enseignaient parents et professeurs. Prends un parapluie quand il pleut. Brosse‒toi les dents. Dis “s'il vous plaît” et “merci”. Dans le bus et le métro, laisse ta place à une dame enceinte ou à une personne âgée. N'est‒ce pas l'essence même du bon sens que de se mettre à la place de l'autre pour ressentir de qu'il ressent? (p. 58).
L'empathie nous fait éprouver ce que nous ressentirions si cela nous arrivait (p. 62).

Une expression de la Règle d'Or longuement et largement proposée par les traditions gréco‒latines et judéo‒chrétiennes…???
C'est ce dont Lindstrom témoigne après l'exemple d'un employé d'une Compagnie aérienne qui l'a accompagné par des passages “réservés au personnel” pour lui permettre de ne pas rater son avion:

Pourquoi cet employé a‒t‒il fait cela? Par empathie. Il m'a traité comme il aurait souhaité être traité dans cette même situation. Avec bon sens, il s'est assuré que je reste fidèle à sa compagnie aérienne pour le reste de mes jours. Ce n'est ni plus ni moins que cette Règle d'Or remontant à 500 ans avant notre ère: Traitez les autres comme vous aimeriez qu'ils vous traitent. Ou plutôt, ne traitez pas les autres comme vous n'aimeriez pas qu'ils vous traitent! (p. 74).

Le smartphone ennemi public n°1 du bon sens?

C'est ce que semble penser Martin Lindstrom:

Selon un rapport de 2019 du Common Sense Media, 26% des parents utilisent un smartphone ou une tablette dans les cinq minutes précédant leur endormissement. Environ le même pourcentage se réveillent au moins une fois dans la nuit pour consulter leur téléphone, et, 23% manipulent un téléphone ou une tablette dans les cinq minutes qui suivent leur réveil. Chez les ados, les chiffres grimpent: 40% consultent téléphone ou tablette avant de s'endormir, 36% se réveillent au milieu de la nuit pour checker mails et appels et 32% allument téléphone ou tablette dans les cinq minutes suivant leur réveil.
Selon une autre étude réalisée il y a quelques années, la présence d'un téléphone ou d'une tablette sur une table lors d'une conversation de dix minutes entre deux individus fait baisser le niveau d'empathie. D'après les chercheurs: “en l'absence de technologies de communication mobile, les conversations ont été jugées significativement supérieures comparées à celles en présence d'un téléphone, quels que soient l'âge, le genre, l'ethnie et l'humeur”. Ils ajoutent : ”Les individus conversant en l'absence d'appareils mobiles ont fait preuve de niveaux d'empathie plus élevés” (pp. 84‒85).

Et la catastrophe des ICP (Ideal Customer Profile)… aussi un passage au “numérique”!!!

Pire encore, la prolifération des ICP a des conséquences particulièrement désolantes:cloisonnés, les employés deviennent si étroits d'esprit qu'ils sont incapables de penser de façon holistique. Dans une entreprise que j'ai conseillée, des salariés de longue date m'ont confié qu'avant la multiplication des ICP, ils étaient fiers de connaître les noms de tous leurs clients. Mais, au fil du temps, Jean et Irène sont devenus Client 1129 et Client 3094. Cette victoire du numéro sur le nom est le fait de ces entreprises qui, par inadvertance, coupent les liens avec ceux qu'elles sont censées servir (p. 111).

…et d'enfoncer le clou!

Il est impossible de parler des effets négatifs de la technologie sans passer pour un vieux c. ou quelqu'un de volontairement déconnecté. Pourquoi la culture ne peut‒elle revenir en arrière? À l'époque où les enfants jouaient au ballon dans la rue, où les ados écoutaient des disques, où l'on se parlait entre voisins et où la tapette à mouche était reine? Aujourd'hui, si vous critiquez la tech', vous êtes catalogué “vieille école” ‒ un gramophone humain. En gros, votre avis ne compte plus. Personne ne vous écoute, et si l'on vous écoute, c'est avec un petit sourire moqueur. La technologie nous dépasse et ce que vous en pensez n'y changera rien. Alors pourquoi prendre ici le risque de passer pour un vieux rétrograde en affirmant que la technologie est l'un des principaux facteurs contribuant à la mort du bon sens? (p.127).
Les exemples de manquent pas pour démontrer que technologie et bon sens, censés former un duo harmonieux, entretiennent un dialogue de sourds. La technologie nous rend souvent fous, mais généralement, le problème, c'est la technologie elle‒même (p. 130).

Suit une série d'exemples de bêtises dans les logiciels que tout le monde utilise (même les entreprises en “télétravail”) !

Je donne l'impression de chercher des poux à Microsoft et Apple, mais ce genre de problèmes est récurrent sur tous les ordinateurs. Il ne s'agit pas seulement de barre d'outils, de couleurs, de mot de passe ou de décisions prises en interne par des informaticiens qui s'ennuient et n'ont aucune considération pour les utilisateurs. Non, en fait, le plus gros problème que me pose la tech', c'est qu'elle nous prive de notre bon sens et de notre empathie (p.133).

La tech' et le numérique c'est aussi le “temps” (time is money?)

Le temps est désormais la priorité de la plupart des entreprises – détrônant la réflexion sur le long terme. Devons‒nous alors nous étonner de la disparition du bon sens? Le bon sens demande du temps. De la perspective. Il exige de comprendre et d'admettre le point de vue de l'autre. Mais qui, aujourd'hui a du temps pour ça? (p. 137).
Problème: encombrer notre cerveau réduit notre productivité. Cette tendance générale signifie que nous disposons de moins de temps pour nous, pour trouver des idées nouvelles et innovantes, ou tout simplement pour nous poser et réfléchir. Et nous n'avons certainement plus le temps de penser à notre job, à la direction prise par notre entreprise et dans quels services l'absence de bon sens est criante et comment y remédier (p. 138).
À l'heure actuelle, nous en sommes encore à découvrir ce que la technologie peut ou ne peut pas faire. Ce qu'elle nous donne et ce qu'elle nous prend. Ce qu'elle peut remplacer et ce qui est irremplaçable, mystérieux, voire même intemporel. Sur cette liste figure l'humanité, laquelle englobe à son tour l'empathie, et, bien sûr, le bon sens. Ce bon sens qui, un jour, je l'espère, nous libérera de notre servitude et nous aidera à admettre qu'en fin de compte, c'est nous qui sommes toujours aux commandes, et non la technologie (p.147).

Comment appliquer cela à la tenue de réunions efficaces?

Pas de téléphone, pas de vagabondage sur le Web, pas de courriels ni de textos (p. 162).
Établissez un ordre du jour. Que la réunion soit virtuelle ou non, il est nécessaire de se poser la question suivante: qu'est‒ce que j'attends de cette réunion? (p. 163).
Fixez une limite de temps. La plupart des réunions durent une heure dont il faut soustraire cinq à sept minutes consacrées à résoudre des problèmes triviaux [techniques]. …Or une réunion ne devrait pas durer plus de trente minutes (p. 163).
Je suis un fervent adepte d'une des règles de productivité d'Elon Musk: “Quittez la réunion ou raccrochez le téléphone dès qu'il apparaît que vous n'avez plus aucune valeur ajoutée. Partir n'est pas grossier; ce qui l'est, c'est d'obliger quelqu'un à rester et à perdre son temps (p. 165).

… et d'actualité surtout depuis le Covid‒19

Acceptez d'emblée les limites inhérentes aux réunions en ligne. […] Dans la vraie vie, quand doit‒on se tenir ainsi à un mètre de nos collègues, en les dévisageant pendant une heure? Quiconque a participé à une réunion sur Zoom ou Microsoft Teams sait que la situation est bien peu naturelle. Les décalages dans le temps, l'écho, les bruits de fond, les écrans figés et les autoévaluations incessantes – est‒ce que j'ai bonne allure? ‒ ne font que compliquer les choses. L'impossibilité d'observer le langage corporel des interlocuteurs amenuise encore plus la capacité d'empathie collective. Le silence en ligne engendre généralement de l'anxiété. (Zoom et Teams devraient envisager d'ajouter un bouton “Je réfléchis”, sur lequel les participants pourraient cliquer pour signaler qu'ils sont en train de penser). Certains employés souffrent d'une fatigue de Zoom, conséquence des journées passées en grande part les yeux rivés à l'écran de leur ordinateur portable ou de leur tablette. Avec le passage à des réunions uniquement virtuelles, la productivité pourrait chuter (p. 168).

… et toujours la problématique de l'humain en souffrance!

Je prédis, que le secteur aérien verra le nombre de passagers voyageant pour raisons professionnelles diminuer de moitié. Après que leurs employés ont commencé à travailler de chez eux, il n'a fallu que quelques semaines aux dirigeants d'entreprise pour être séduits par les évidents bénéfices du télétravail en termes d'efficacité et de réduction de coûts. Du point de vue des employés, la frontière habituelle entre lieu de travail et domicile, qui protégeait autrefois leur vie affective du stress professionnel, s'est évanouie, tandis que le pipe‒line géant de la bureaucratie débouche désormais directement dans leur foyer (p. 230).
Lorsque je conseille des entreprises sur l'avenir, j'encourage les cadres à adopter la théorie H2H. H2H renvoie à human to human, d'être humain à être humain. Les clients sont des êtres humains, pas des chiffres dans un tableau Excel, et les employés sont tout aussi humains. (Cela semble aller de soi, mais ce n'est pas le cas) (p. 231).

Pour un “Ministère du Bon Sens”?

La dernière étape du process de changement implique de créer une “instance gouvernante” chargée d'éradiquer le manque de bon sens dans l'entreprise, afin de laisser la place à des solutions simples, intuitives, et d'éliminer toute source de confusion ou de complication … Cette instance de gouvernance est aussi appelée Ministère du Bon Sens. […] J'espère qu'à ce stade il est clair que le déficit de sens commun au sens des entreprises échappe généralement à l'attention des gens qui y travaillent. Cela tend à être un angle mort, quelque chose que les individus ne voient pas lorsqu'ils vaquent à leurs occupations quotidiennes. Les salariés sont souvent si concentrés sur l'interne qu'ils ne s'aperçoivent même pas que ce qu'ils font n'est guère sensé aux yeux de n'importe quel observateur extérieur. (pp. 260‒261).

Avec un exemple concret:

Six mois après sa création, le Ministère du Bon Sens de la Standard Chartered Bank avait réussi à résoudre une bonne dizaine de problèmes de bon sens au sein de plusieurs services, du service clientèle à la comptabilité. Selon tous les critères, c'était un immense succès, et son site web était visité des milliers de fois par jour. Non seulement le Ministère apportait des solutions, mais il validait aussi ce que pensaient et ressentaient les salariés. Ah! Je rencontre aussi ce problème! Je sais exactement qui peut nous aider! Pour la première fois depuis longtemps, les employés se sentaient reconnus, non pas seulement en tant que membres d'une équipe, mais comme des êtres humains. Ils apprirent qu'il était tout à fait acceptable de reconnaître qu'une règle ou une procédure qu'ils avaient respecter loyalement et sans se plaindre pendant des années, n'avait aucun sens. Le ministère faisait passer le message qu'il n'y avait pas deux types de règles, l'une valant pour la vie ordinaire, l'autre s'appliquant dans la vie professionnelle, et que les employés avaient le droit de s'attendre à ce que le bon sens, l'empathie et l'humanité prévalent sur le lieu de travail (p. 269).

Un appel à tous les humains de bonne volonté?

Martin Lindstrom fait appel à tous les humains de bonne volonté pour tenter de ré‒injecter du “bon sens” dans tous les rouages de nos sociétés technologisées:

Dans l'idéal, nous pouvons ensemble relancer le sens, initier un mouvement grâce auquel les réunions commenceront et finiront en temps et heure, les présentations PowerPoint ne seront plus qu'un lointain souvenir, les règles et réglementations seront réduites au minimum et auront vraiment une raison d'être, l'empathie régnera… Nous sommes des êtres humains. N'est‒il pas temps de nous comporter comme tels? (p. 290).

On peut prolonger sa réflexion à partir du site web martinlindstrom.com/Commonsense