Mémoire de la culture numérique
Janvier 2022
La conservation à long terme de la mémoire numérique est un des lieux où se cherche cet avenir. Nous tenterons d'explorer successivement différentes propositions de réflexion (et d'action) en ce domaine.
Saisie dans des dessins (hiéroglyphes, pictogrammes) qui deviendront des codes (alphabets), les mémoires de l'humanité ont été inscrites et conservées de façon de plus en plus massives et pour des durées de plus en plus longues. Elles sont à la base du développement de l'intelligence collective qui a amené jusqu'à l'état de conscience planétaire et cosmique de cette humanité en cours d'unification autour d'un nouveau moyen d'inscription et de communication: la numérisation (codes binaires ou quantiques et supports électroniques ou magnétiques). Comment assurer à cette nouvelle étape de la réflexion humaine toutes les bases mémorielles nécessaires à un enracinement vraiment humain de l'intelligence qui doit organiser cette nouvelle société planétaire sans rien perdre ni de son humanité, ni de son enracinement “naturel” qui sont indispensables pour l'étape suivante?
La conservation à long terme de la mémoire numérique est un des lieux où se cherche cet avenir. Nous tenterons d'explorer successivement différentes propositions de réflexion (et d'action) en ce domaine.
La première proposition porte sur la conservation du patrimoine informatique puisqu'il est à la base de cette culture numérique.
Le numéro 73 du Bulletin du CILAC (décembre 2018, 96 pages).
Le numéro 73 du Bulletin
publié par le “Comité d'Information et de
liaison pour l'archéologie, l'étude et la
mise en valeur de patrimoine industriel”
(CILAC) de France est entièrement consacré à
L'Informatique.
Il permet de prendre la
mesure des différents éléments dont il faut
tenir compte lorsque l'on veut pérenniser la
mémoire des débuts de l'informatique. La
seule présentation des Auteurs sollicités et
des titres de leur contribution évoque déjà
la complexité de ce domaine, même si on
limite ici la problématique à la France. Et
les articles donnent une bonne idée des
“matériaux” à assembler pour fonder les
bonnes pratiques d'une pérennisation
mémorielle des fondations de la culture
numérique.
On est très loin des leçons
longuement apprises et normalisées autour
des archives, des bibliothèques et des
musées!
Il y faut vraiment des
acteurs compétents du domaine informatique
pour faire le tour des problématiques et
pour poser les bonnes questions.
Paul Smith, actuel Secrétaire Général du CILAC, dit notamment dans son Éditorial:
Accompagnée par la miniaturisation, la croissance des puissances de calcul est devenue difficile à imaginer mais aujourd'hui grosso modo, une requête Google sur un smartphone lambda mobiliserait en quelques millisecondes l'équivalent de toute la puissance informatique utilisée par le programme spatial Apollo dans les années 1960. L'un des revers de cette médaille (il y en d'autres…), c'est l'obsolescence extrêmement rapide des matériels et des logiciels. Mais, depuis les années 1980 surtout, quelques institutions, quelques associations, quelques collectionneurs, quelques musées et quelques entreprises se préoccupent de l'histoire de l'informatique et de ses patrimoines, et c'est à des auteurs actifs dans tous ces milieux que nous devons les contributions réunies ici. (p. 5).
Ce numéro est dédié par Roberto di Cosmo et Pierre Paradinas à Maurice Nivat, informaticien de renom en France, soucieux des patrimoines et membre du CILAC jusqu'à son décès récent (2017). Il avait notamment participé activement au Colloque organisé par le CNAM en novembre 2012, suite à la création du Réseau de Préservation des Patrimoines Informatiques en Belgique depuis octobre 2009.
“Le patrimoine informatique se présente sous des formes multiples, de celles plus tangibles comme le matériel et tous les artefacts associés, à celles plus cachées, comme le code source des logiciels et des applications. La vitesse inédite de l'évolution de l'informatique et du numérique, la rapidité avec laquelle certaines innovations apparaissent et disparaissent, alors que d'autres perdurent pendant des décennies, et la dimension de la transformation qu'ils induisent sur la société en font des objets industriels très particuliers. L'intérêt marqué autour des collections ACONIT et ATOS-Bull et l'importance prise par le projet Software Heritage sont annonciateurs d'une prise de conscience collective de la valeur du patrimoine informatique. C'est une excellente nouvelle pour ce dernier (p. 6).
Viennent ensuite 15 contributions bien documentées qui font de ce numéro du CILAC une vraie référence pour la réflexion sur ce sujet.
1. Serge Abitboul et Florence Hachez-Leroy, Quel Patrimoine pour l'Informatique? Introduction au numéro (pp. 8-19).
Sous forme des traits essentiels d'une histoire de l'informatique, les Auteurs situent les interventions de ce numéro spécial du CILAC dont Florence Hachez-Leroy est la Présidente élue pour 3 ans en 2019.
2. Jean-François Abramatic, Le WEB a été produit par une “usine” de type nouveau (pp. 20-25).
Le nombre de sites Web en activité en 2018 se compte en centaines de millions. Il n'est pas question ici d'étudier le patrimoine culturel que les contenus de ces sites représentent. En revanche, on peut se poser les questions suivantes: dans quelle “usine” le Web a-t-il été conçu? Quels vestiges doit-on laisser à nos successeurs pour les aider à comprendre comment le Web est devenu cette application universelle de l'Internet, plateforme de millions d'applications particulières? (p. 21).
L'Auteur donne alors une brève histoire du
World Wide Web Consortium (W3C). On notera
que le belge Robert Caillau qui a largement
aidé Tim Berners-Lee à lancer le Web n'est
mentionné qu'en toute fin d'article pour
rappeler une de ses boutades à la 2e
Conférence du WWW à Chicago en 1994: “on
n'aura jamais la pleine mémoire de tout car
la 'bière virtuelle' n'existe pas!”.
On trouve ensuite une description de
l'Établissement industriel qui a produit le
Web; puis une description du Processus de
fabrication du Web: automatisation et
préservation avant de montrer le caractère
d'Architecture partagée du Web et les outils
qui ont été immédiatement mis en œuvre au
sein du W3C pour la conservation, la
rénovation et la valorisation des sites web:
il existe même un Web Design Museum en
ligne, tandis qu'en parallèle naissent des
initiatives comme l'Internet Archive.
3. Florence Hachez-Leroy et Pierre Paradinas, Musées et Collections informatiques (pp. 26-35).
Deux des
principaux introducteurs de ce numéro
spécial du CILAC font un tour documentaire
de différentes réalisations à caractère
muséal touchant à l'histoire de
l'informatique, non sans évoqué les
velléités française de créer un tel espace
muséal depuis le colloque organisé par le
CNAM sur ce sujet en 2012.
Jacques Laffut
(Burroughs-Unisys, et l'un des Fondateurs du
Musée Belge dont il sera question plus loin)
est présenté comme l'un des premiers à
rassembler (en Europe) des matériels
informatiques et à les mettre en valeur pour
des visiteurs (1960).
L'autre initiative
pionnière est celle des créateurs de DEC à
Boston à partir de 1983 et avant un
transfert de tout l'acquis de la côte Est
des États-Unis vers la Californie pour
préparer ce qui deviendra le Computer
History Museum de Mountain View.
Parallèlement, en Europe, Heinz Nixdorf
démarre, à partir de 1990, à Padderborn, un
vrai musée de l'informatique sur plus de
6.000m²… un musée qui a accueilli 111.000
visiteurs en 2018.
On est étonné de ne
pas voir mentionnée l'ouverture de
l'American Computers and Robotics Museum de
Bozeman en 1990! Par contre les Auteurs
décrivent la naissance du Computer History
Museum ouvert sur 12.000 m² à Mountain View
(CA, USA) à partir de l'an 2000, avec des
réserves dans des hangars à l'hygrométrie et
température contrôlés à Milpitas (CA) depuis
2007. Il accueille annuellement plus de
75.000 visiteurs avec un budget de
fonctionnement qui serait de l'ordre de 6
millions de dollars par an!
Quant au
Japon, il n'a actuellement qu'un musée
informatique virtuel depuis 2001 en lien
avec le Science Museum de Tokyo.
Vient aussitôt après “le cas de la Belgique qui est original avec la création du Numerical Artefacts Museum – Informatique Pionnière (NAM-IP) en octobre 2016” avec une large description du processus de création du musée en relation avec la Fondation Roi Baudouin. Ce descriptif est appuyé par une photo en couleur qui représente la section “Maison des Écritures” du NAM-IP (p. 29) et fait pendant à une photo de même taille du Musée de Mountain View en page 28!
Les Auteurs passent ensuite aux présentations des traces de l'histoire de l'informatique dans les Musées de Sciences et Techniques comme le CNAM de Paris ou le Science Museum de Londres (avec, notamment, la création en 2014 d'un nouvel espace intitulé Information Age sur 2.500m² qui représente un investissement de plus de 17 millions d'Euros).
C'est ici que l'on présente, de
façon un peu minimaliste et sans rendre
suffisamment justice au caractère pionnier
de ces préservations, le double complexe de
Bletchley Park au Nord de Londres.
Les
Auteurs passent alors aux Musées
d'Entreprises avec, en tête, l'excellent et
très pionnier (1980) musée d'INTEL à Santa
Clara (CA, USA). Et c'est curieusement dans
cette catégorie que les Auteurs classent le
Living Computers Museum + Labs de Seattle
(WA, USA), créé par Paul Allen (Microsoft) à
partir de 1997 et ouvert en 2012.
D'autres musées liés à des constructeurs
sont cités: Toshiba, Sony, Nexon (mais
l'excellent musée d'IBM au Sud-Ouest de
Londres n'est pas mentionné).
4. Len Shustek, Que devons-nous collecter pour préserver l'histoire du logiciel?
(article traduit de l'anglais par François Abramatic – N.B.: Len Shustec est l'un des Directeurs du Musée de Mountain View).
La programmation informatique est plus que le développement de produits commerciaux. Elle transforme un matériel informatique inerte en un amplificateur du cerveau humain. Bien sûr nous nous devons de préserver l'histoire des produits mais ils faut préserver l'histoire des travaux intellectuels qui ont permis la création des bits qui animent la machine (p. 37)
Len Shustek insiste alors sur la préservation des “codes-cource” et il conclut:
Ma discussion a entièrement laissé de côté la question sur la façon de conserver ces bits à perpétuité une fois qu'ils ont été extraits de leurs supports obsolètes et documentés. Conserver les logiciels historiques, une fois collectés, est un cas particulier du problème général et plus important de la préservation de toute enregistrement numérique issu de la civilisation de ce premier siècle de l'ère numérique. Si nous échouons, nous serons considérés dans le futur comme ayant été responsables du premier Dark Age numérique et l'histoire ne nous traitera pas gentiment. (p. 39).
5. Roberto Di Cosmo, Le code Source des logiciels. Un patrimoine immatériel qu'il est essentiel de préserver, (pp. 40-45).
L'Auteur justifie de façon très pédagogique la création du pôle Software Heritage de l'INRIA dont il est le créateur et directeur.
6. Christiane de Fleurieu, L'informatique de BNP Paribas. De l'histoire au patrimoine (pp. 46-51).
Une histoire qui va de 1926 à 2019 avec un souci de préservation des données, des quelques logiciels et matériels.
7. Mathieu Barrois, Le patrimoine historique du groupe BULL (pp. 52-57).
L'Auteur fut le premier à être chargé, dès 1968, de la création d'un Centre d'information historique BULL en France. Il décrit la gestion des archives historiques de BULL-ATOS.
8. Michel Mouyssinat, IBM Europe: une collection aux racines françaises (pp. 58-63).
Description d'une collection de 113 pièces qui fut exposée à Paris en 1986-87. Mais IBM Europe qui fut à la manœuvre pour le rassemblement et l'exposition de cette collection “a mis fin à ses activités en 2008… des personnes d'IBM Europe sont venues récupérer les pièces de cette collection le 13 juin 2008. Depuis cette date, nous ne savons rien de cette collection… (p. 63).
9. Isabelle Astic, La Collection Informatique du Musée des Arts et Métiers (pp. 64-69).
“En France, le Musée des Arts et Métiers du
Conservatoire National des Arts et Métiers
(CNAM) [créé en 1794], est le seul musée
public qui participe à la préservation du
patrimoine informatique”.
Dommage que
l'Auteure ne mentionne pas l'énorme effort
de “mémoire” qu'elle a entrepris de mettre
en place sous forme d'un cycle de
conférences spécialement liées aux premiers
développements de l'informatique en France
sous de très nombreux aspects différents et
par des pionniers qui ont vécu ces premiers
développements ou les ont étudié! (p.64).
10. Antoine Matrion, La collaboration entre l'université de Lille et l'entreprise GEMPLUS. Histoire et Patrimoine de l'innovation en informatique (pp. 70-71).
Tentatives de préservations dans le domaine de l'histoire des “cartes à puces”.
11. Philippe Duparchy, En France, à Grenoble, il existe un patrimoine informatique complet (pp. 72-73)
Cette description du Centre ACONIT aurait mérité d'être un peu plus large et de faire honneur à l'un de ses principaux créateurs, Philippe Denoyelle!
12. Jean Davoigneau (en interview), Pour protéger, il faut reconnaître et pour reconnaître, il faut dénommer (pp. 74-77).
L'interviewé souligne la nécessité absolue que les préservations patrimoniales soient réalisées par des personnels qui connaissent de façon formelle et intelligente le domaine qu'ils doivent traiter!
13. Gilles Dowek, Conserver les démonstrations, conserver les programmes (pp. 78-79).
14. Valérie Schafer, À la recherche du Web perdu (pp. 80-81).
15. Serge Abitboul et Claire Mathieu, Images de la transformation numérique (pp. 82-83).
Les Auteurs attirent l'attention sur les “Entretiens autour de l'Informatique” du blogue “Binaire” du site web Monde.fr – notamment l'analyse des liens entre l'informatique et les différents types de recherches scientifiques.
Conclusion
Ce remarquable numéro du CILAC mériterait d'être dans les mains de tous ceux qui se préoccupent de donner une mémoire pleinement humaine à la culture numérique.
La présentation que nous en donnons ne remplace pas une lecture attentive par tous ceux qui auraient des responsabilités patrimoniales dans ces domaines.
Elle confirme, à mes yeux, la nécessité assez urgente désormais, d'un partage international (planétaire) entre les responsables de centres muséologiques du domaine de cette mémoire du futur pour tenter une répartition solidaire des tâches, des normes et une vraie coopération planétaire.