Alone Together. Why we expect More from Technology and Less from Each Other

Juin 2020

Sherry Turckle, Basic Books, New York, Third Edition (2017 – 1st: 2011), 362 pp.
Version française traduite sur la première édition : Seul ensemble. De plus en plus de technologie, de moins en moins de relations humaines, Paris, L'Échappée, 2015, 523pp.

Une psychanalyste au MIT (Boston)

Sherry Turckle - Alone Together    Sherry Turckle - Alone Together

Psychanalyste formée à l'école de Jacques Lacan avec lequel elle a fait sa thèse, l'Auteure est venue travailler le domaine de la culture informatique (ou numérique) au MIT (Boston, USA) en 1980. C'est l'époque où les tout premiers jeux électroniques et micro-ordinateurs commencent à se répandre aux USA. Tout comme le langage psychanalytique commençait à modeler l'expression du “Soi” (“self”) surtout dans la culture francophone, Sherry Turckle (S.T.) eût l'intuition que l'évolution de la culture informatique allait modeler une vision et une expression de la personnalité humaine comme aucun autre média ne l'avait fait depuis longtemps. “Tandis que mes collègues au MIT s'ingéniaient à faire réaliser des choses géniales par les ordinateurs, j'avais d'autres préoccupations: comment les ordinateurs étaient-ils en train de modifier nos personnalités? Mes collègues insistant sur le fait que les ordinateurs étaient seulement des 'outils'. Mais le 'seulement' est ici trompeur. Nous sommes modelés par nos outils” (p. X).

S.T. prend alors la décision d'étudier “cliniquement” les relations qui commençaient à s'établir entre humains et machines intelligentes. Dans les années 1970-1980, les travaux sur ces machines obligeaient déjà à concevoir autrement la pensée, la mémoire, la compréhension. Ce qui mena S.T. à rédiger ses premiers constats dans The Second Self. Computers and Human Spirit, MIT Press, 1984, 2005². Ce livre fut malheureusement traduit en français sous un titre (Les enfants de l'ordinateur, Denoël, 1986) qui ne reflète pas le vrai travail de réflexion sur cette transformation de la personnalité due à l'utilisation des ordinateurs que présentait déjà S.T. à cette époque.

Au-delà de cette période durant laquelle les personnes avaient une relation unique avec un ordinateur, à partir de 1990, l'ordinateur devient un portail vers de nouvelles relations avec les autres, mais également avec un monde virtuel dans lequel on pouvait se dédoubler et acquérir des identités virtuelles. C'est avec ce type de relations que se trouve désormais confronté le travail de S.T. Un nouveau lot d'observations est donc consigné par S.T. dans le second volume de sa trilogie: Life on Screen (pas encore traduit en français). Des personnes pouvaient se forger, en ligne, 3 ou 4 identités différentes dont elles déterminaient les aspects et les actions qu'elles pouvaient alors comparer à l'identité de leur “vie réelle” qui, à leurs yeux pouvait ne pas être toujours leur meilleur identité! Cela ne va faire que s'amplifier dans un environnement en réseau quasi illimité qui, avec les smartphones (“téléphones malins”), n'impose même plus d'être relié à un ordinateur et un réseau câblé!

Depuis les années 1990, on se trouve, dans ce contexte, avec des “ digital native ” (des jeunes de 5 à 20 ans) qui ont grandi avec des téléphones portables et des jouets qui sollicitent leurs soins attentifs!
Dès lors on se trouve au troisième stade des relations avec ces technologies: on attend plus de ces technologies que des humains qui nous entourent! (C'est le sous-titre du volume que nous analysons).

Évolutions des relations avec des objets de communication électronique

Ce troisième volume de la trilogie de S.T. tente de saisir les évolutions à partir de la mise au point de programmes comme l'ELIZA de Weizenbaum (MIT) dans les années 1970ss; puis la vague des jouets relationnels comme les Tamagotchis, Furbies, AIBO, My Real Babies, Kismet, Cog ou Paro (ce dernier étant spécialement conçu pour tenir compagnie aux personnes âgées)!
S.T. explore également tous les moyens d'échanges en ligne, les jeux communautaires en ligne, et, pour les 15 dernières années, le développement foudroyant de tous les modes de communication “sociales”: SMS, réseaux sociaux, Twitter ou autres (y compris les systèmes de “communautés virtuelles”).

Dès 2010, une étude a montré que les jeunes des écoles publiques (primaire et secondaire) envoyaient plus de 3000 messages électroniques par mois en moyenne.
Avec des robots affectueux comme Zhu Zhu et des possibilités de relations en ligne comme dans Chatroulette, on semble se diriger vers l'attribution de qualités humaines (affection) à des “objets”; et, parallèlement, à traiter des êtres humains comme des “objets”! (p. XIV).
S.T. a pu suivre sa fille qui a joué avec les différentes générations de robots ramenés par S.T. à la maison où la pièce du sous-sol a été baptisée “le cimetière aux robots” - elle écrit donc son livre comme une lettre d'amour à sa fille qui a 19 ans en 2010.

Le "tournant robotique"

Mais, si le livre est bouclé, la réflexion continue, car “réfléchir aux robots est une façon de réfléchir à l'essence même de ce qui constitue une personne. Et réfléchir à la connectivité est une façon de réfléchir à ce que nous sommes réellement les uns pour les autres” (p. XVII).
C'est ce qui justifie une seconde Préface à l'édition de 2017!

En effet, si, au début, l'intelligence artificielle visait surtout l'accès intelligent à un grand volume d'informations, dans les années suivantes, on va chercher à rendre les robots “sociables”… et là, suite à des expérimentations avec le robot COG du MIT, S.T. va devenir plus réservée par rapport aux relations humaines avec des robots soi-disant “sociaux”! (p.XX) – ils mettent en évidence nos vulnérabilités par rapport à la séduction exercée par une machine dotée d'intelligence et d'une apparence de sensibilité (de “sentiments”?).
S.T. explore donc dans ce livre ce qu'elle appelle “the robotic moment” (le “tournant robotique”?) c'est-à-dire: “le développement d'un état d'esprit par lequel nous commençons à concéder à des artefacts sociaux plus que ce qui leur est vraiment du” (p. XXI) – un état d'esprit où “les promesses des machines exploitent nos vulnérabilités: nous voulons être reconnus et nous ne voulons pas rester seul” (p. XXI).
Un accroissement certain d'un manque d'empathie entre les personnes est clairement lié à une utilisation (ou présence) abusive des téléphones portables. Les gens commencent à craindre et tende à éviter la “conversation” directe (toute comme le coup de téléphone vocal), car, en situation de relation directe, on ne maîtrise pas ce qui va se passer!
En 2011, je percevais les robots sociables et les réseaux sociaux comme deux mondes différents. Aujourd'hui, prenant en considération le “tournant robotique” qui prend une nouvelle forme dans le monde des “applications”, on voit mieux ce que parler à des machines et parler entre nous à travers des machines ont en commun. Les machines font tout pour qu'on les utilise. C'est comme cela qu'elles peuvent obtenir plus de données de vous pour vous en vendre plus à vous et à d'autres. Les machines nous gardent dans un monde de machines ” (p. XXV).
Mais l'empathie ne peut se mettre dans une application: “c'est nous, l'être humain, qui sommes l'application empathie” (p. XXVI).

Dégager le spécifique humain transformé par des prothèses électroniques?

S.T. y revient, au-delà de ses deux Préfaces, dans son Introduction: “La technologie est séductrice quand ce qu'elle offre rejoint nos vulnérabilités humaines” (p.1).
Et le premier exemple est celui de ce champion d'échec contre des programmes d'échec sur ordinateurs, David Levy. Il crée des robots pour rencontres sexuelles dont il décrit l'avenir dans Love and Sex with Robots (2007). Pour lui, vers 2050, le robot sexuel sera opérationnel et très utilisé pour mieux apprendre à faire l'amour sous toutes ses formes, bon substitut pour ceux qui n'arrivent pas à faire l'amour avec un être réel! Avec le robot sexuel, pas de tracas, pas de ruptures dramatiques, pas de frustrations, pas de reproches, etc. Pour la psychanalyste, cette approche est intenable, car le robot n'aura jamais les traits de l'authenticité qui est de savoir se mettre, en connaissance de cause, à la place de l'autre et cela parce qu'on partage des expériences similaires: naissance, vie de famille, conscience que l'on peut mourir. Les robots ne peuvent partager de telles expériences (p.6).

Mais les développements en cours et les expériences comme la consolation apportée par le petit robot PARO à des personnes isolées et dépressives en maison de retraite (qui expriment le besoin de “croire vivante” des machines), fait penser à S.T. que dans ce “tournant robotique” nous devenons prêts à vivre un type nouveau de “promiscuité technologique”! (p. 9-10).
Ce type de relations “affectives” avec un robot se trouve surtout et, de plus en plus, auprès des personnes âgées… mais également chez les jeunes qui peuvent faire toutes sortes d'expériences et d'exercices (y compris sexuels) sans engagement envers une personne réelle.
Psychanalytiquement “les robots sociaux servent à la fois de symptôme et de rêve: comme symptôme, ils sont la promesse d'éviter des conflits d'intimité; comme rêve, ils expriment le vœu de relations avec des limites, une façon d'être à la fois ensemble et tout seul ” (p. 11).
Après avoir eu des robots anxiogènes, va-t-on maintenant demander à la science qu'elle mette au point des robots qui vont rassurer et prendre soin des personnes? Ils deviendraient ainsi les “deus ex machina” du 21e siècle (p.11). “Mais ce livre ne concerne pas d'abord les robots. Il s'intéresse plutôt à la façon dont nous sommes changés quand la technologie nous offre des substituts pour entrer en contact réel les uns avec les autres. On nous propose des robots et tout un monde de relations médiatisées par des machines sur des supports en réseau. Quand on fait des SMS, des courriels, des tweets, etc… la technologie redessine les frontières entre intimité et solitude. On parle d'être débarrassé de ses courriels comme si ces notes étaient des bagages en trop. Les jeunes évitent désormais de téléphoner de peur de “trop se révéler”. Ils préfèrent envoyer un message écrit que de parler. Les adultes également préfèrent le clavier à la voix. C'est plus efficace disent-ils. Ce qui se fait en “temps réel ”prend trop de temps!” (p. 11).
L'intimité virtuelle est-elle un facteur de dégradation de nos autres expérience d'intimité…. et, par conséquent, également de tous nos types de contacts ou de rencontres? ” (p. 12).

Créer une identité virtuelle en ligne (par la création d'un avatar comme dans Second Life) pourrait aider à façonner sa propre identité… mais si l'on s'est fait un profil virtuel apparemment meilleur que ce que l'on vit réellement, cela peut devenir psychologiquement destructeur!
La technologie nous promettait de nous libérer et de nous donner plus de temps pour nous, mais les smartphones ont commencé à effacer les frontières entre travail et loisirs… et, du coup, il n'y a plus jamais assez de temps! (p. 13).
La technologie de connexion rend aisée la communication à la demande … mais également le désengagement!
S.T. fait, au Japon, l'expérience d'une conférence sur la robotique durant laquelle pratiquement tous les participants étaient “scotchés” à leur écran (ordinateur, tablette ou smartphone) même pendant les conférences!
L'idéal de la nouvelle génération est d'avoir le plus de relations possible, mais en sachant les garder à distance et les atteindre quand bon leur semble! “Quand la technologie mécanise l'intimité, la relation peut se réduire à une simple connexion … et nous risquons de considérer cette connexion comme une relation d'intimité. L'intimité cybernétique nous mène à la solitude cybernétique” (p. 16).
Il y a quelques années, on aurait pu juger comme intrusif, sinon illégal, que mon téléphone mobile me donne le positionnement géographique de mes connaissances qui se trouveraient dans un rayon de 10 km autour de moi. Mais aujourd'hui, c'est devenu une habitude. La vie dans une bulle médiatique en est venue à sembler naturelle. Tout comme la fin de certains comportements en public: en rue, nous parlons à des microphones invisibles reliés à nos téléphones mobiles, comme si nous parlions à nous-mêmes. Nous partageons notre intimité avec l'air environnant sans nous préoccuper de qui peut nous écouter ou de l'environnement dans lequel nous nous trouvons. J'ai décrit jadis l'ordinateur comme un “Second Moi”, un miroir de l'esprit. Cette métaphore ne va plus assez loin. Nos nouveaux outils électroniques permettent l'émergence d'un nouvel état du “moi” lui-même, partagé entre l'écran et le monde réel, câblé à l'existence par la technologie ” (p. 16).

S.T. décrit ensuite la structure de son livre.
Dans la première partie, on trouve une histoire des robots de compagnie, depuis les plus anciens (Tamagotchis) jusqu'aux aides pour les maisons de repos. C'est le “tournant robotique” (the robotic moment). “De la curiosité pour des machines animées nous allons vers une recherche de communion. En compagnie de la robotique, les personnes sont seules mais elles se sentent connectées: nouveau type d'intimité dans la solitude” (p.14).
La seconde partie, intitulée “Networked” étudie la vie connectée et la façon dont elle re-façonne le Moi. Nous sommes de plus en plus connectés et sans interruption.
Ce qui amène S.T. à conclure son Introduction: “Nous ne nous préparons pas à rejeter les technologies […même si l'on a des craintes sur leurs évolutions et les évolutions auxquelles elles nous mènent…], mais nous nous préparons à les modeler de telle façon qu'elles honorent ce que nous avons de plus cher! Winston Churchill disait: 'Nous donnons forme à nos constructions, et puis c'est elles qui nous modèlent à leur tour' (1924) […on peut aussi rapprocher ce propos de la thèse bien connue de Marshall McLuhan: Le message, c'est le média]. Nous fabriquons nos technologies et puis, en retour, elles nous façonnent. Et donc, pour chaque technologie, nous devons nous demander: sert-elle nos objectifs humains? …ce qui nous oblige à reconsidérer ce que sont les objectifs humains! À chaque génération, les technologies nous donnent des occasions de réfléchir à nos valeurs et à nos orientations. J'espère qu'Alone Together sera une étape pour une telle opportunité!;” (p. 19).

Je me suis longuement étendu sur les deux Préfaces (2011 et 2017) et sur l'Introduction de S.T., car c'est là qu'elle résume le mieux l'accumulation de descriptions “cliniques” très pointues et très riches qui vont jalonner le reste des 280 pages du livre, étayées par les 43 pages de Notes très denses, très documentées et souvent avec un complément de réflexion qui vaut la lecture!

Des robots qui nous aiment? Ou des robots que nous aimons?

Du reste du livre, je relève maintenant une série de perles qui peuvent aider à la réflexion.

Les robots sexuels sont bien présents, comme Roxxxy, vendu à 7.000 US$. “Ils sont plus près de nous… non parce qu'ils sont au point, mais parce que nous le sommes!” (p.25).

La singularité? Cette notion a migré de la science-fiction vers l'ingénierie. C'est le “moment” - c'est mythique, il faut y croire – où l'intelligence de la machine dépasse un point critique au-delà duquel, disent ceux qui y croient, l'intelligence artificielle va aller au-delà de tout ce que nous pouvons actuellement concevoir… tout va devenir possible, y compris des robots qui aiment… c'est un point où nous fusionnerons avec la robotique pour devenir immortels. La singularité est cette extase technologique” (p. 25).
Dans les années '80ss, les enfants considéraient les machines comme des “objets intelligents” par contraste avec les personnes qui étaient des machines à “émotion”… avec les Tamagotchis, cette frontière va s'estomper” (p.30). ”Avec les Tamagotchis, commence une époque où l'enfant commence à faire le deuil d'une vie artificielle” (p. 34). Quant aux Furbies, qui parlent, ils vous donnent “leurs idées” disent les enfants (p. 39). Il y a donc déjà un “échange” que l'on trouve au cœur de ce que S.T. appelle le “tournant robotique” (p. 40). Le fait qu'un Furby va protester si on le met la tête en bas pousse ses utilisateurs à avoir un réflexe “éthique” par rapport à ce petit robot, geste qu'ils n'auraient pas eu avec une poupée traditionnelle qui ne se plaindra pas si elle a la tête en bas (cette constatation pouvant être considérée comme une extension de type “psy” du Test de Turing) (p.45). En effet, “on est poussé à croire que les réalités – y compris des réalités comme les sensations – peuvent se réduire à ce qu'elles ont l'air d'être. Notre culture thérapeutique actuelle nous pousse à sortir de la vie intérieure pour nous concentrer sur la mécanique de comportement correspondante… soit une réalité que les personnes et les robots pourraient avoir en commun! ” (p.50).

Et S.T. de conclure le Chapitre 2: “La vie? Ses espaces romantiques? Les problèmes d'amitié? Tels étaient les espaces sacrés de la réaction romantique. Dans un tel espace seules des personnes étaient autorisées. Howard [Gardner] pense que tout cela peut être réduit à de l'information de telle sorte qu'un robot pourrait devenir une ressource d'expertise et un compagnon. Nous voilà donc au “ tournant robotique ”! Et, comme je l'ai dit, mon propos actuel n'est pas tant sur les avancées technologiques, aussi impressionnantes qu'elles aient été jusqu'à ce jour. J'attire plutôt l'attention sur notre forte réponse à celle, très limitée, que peut donner un robot sociable – et cela sur base d'un espoir naïf qu'il pourrait nous apporter plus. Avec chaque nouveau robot, il y a une croissance de nos attentes! Et je nous trouve vulnérables – une vulnérabilité qui, je crois, n'est pas sans risque” (p.52).
Quant aux relations des enfants avec les AIBO (un petit chien robot): “Quand on observe des créatures avec des sentiments et de l'intelligence artificielle, nous en venons à réfléchir autrement sur les nôtres. La question ici n'est plus de savoir si des machines peuvent être construites à l'image des personnes, mais si les personnes ont toujours pensé comme des machines” (p.54). “Mais ce qui manque quand vous prenez un robot comme compagnon, c'est l'altérité: la capacité de voir le monde avec les yeux de l'autre. Sans altérité, pas d'empathie” (p. 55) et les robots vers lesquels on va sont des candidats tout trouvés pour devenir les “self-objects” des pervers narcissiques qui réduisent toujours l'autre à un objet!
Contrairement à un animal de compagnie (qui peut “mourir”), “un AIBO permet un attachement sans responsabilité” (p.60) il ne mourra pas si on l'abandonne!

L'intelligence artificielle est souvent décrite comme l'art et la science de réaliser des machines qui pourraient faire des choses qui seraient considérées comme intelligentes si elles étaient faites par des personnes. Et nous en venons à une définition parallèle pour les émotions artificielles qui seraient l'art de réaliser des machines qui pourraient exprimer des choses qui seraient considérées comme des sentiments si elles étaient exprimées par des personnes” (p. 63). Par ce biais on pourrait créer des compagnons (même un “amoureux”) par rapport auquel on resterait le “centre” de son univers. “Dépendre d'une personne (réelle) comporte des risques - on peut être l'objet d'un rejet – mais cela nous ouvre aussi à une connaissance approfondie de l'autre. Un compagnonnage robotique pourrait paraître une affaire agréable, mais il nous enferme dans un monde fermé: aimer seulement si c'est sûr et fait sur mesure” (p.66). Les robots de compagnie, même limités dans leurs capacités, font espérer qu'on pourrait en construire qui soient vraiment là pour s'occuper de nous (du Real Baby à la Real Babysitter?) (p. 68). Mais, “pour aimer quelqu'un on a besoin d'un corps et d'un cœur” (p. 72). Peut-on “se confier” ou “faire confiance  à un robot?

S.T. va faire l'expérimentation du robot COG au Laboratoire d'Intelligence Artificielle du MIT en 1994 (pp. 83ss). Elle réfléchit aux origines de ces travaux: “Depuis les tout débuts, l'intelligence artificielle a travaillé dans cet espace entre une vue mécanisée des personnes et une vision psychologique, voire spirituelle, des machines. Norbert Wiener, le fondateur de la cybernétique, rêvait, dans les années 1960ss, qu'il était “conceptuellement possible pour un homme d'être envoyé sur une ligne télégraphique”; tandis que, vers les milieux des années 1980ss, il s'étonnait que Marvin Minsky, pionnier en AI, veuille vraiment “créer un ordinateur assez beau pour qu'une âme ait envie de s'y insérer et de vivre dedans”! (p. 85).
Mais, en fait ce que l'on demande aux robots met en évidence ce dont nous avons besoin (p. 87): la chose est très claire quand on interroge des enfants en déficit de relations avec leurs parents et qui reportent sur des robots une relation qui les rassure!
Mais quels sont ces besoins? Quand on parle avec des soignants et soignantes dans des maisons de retraite, il y a des protestations contre l'usage du PARO, un robot spécialisé pour ces milieux. Les soignants refusent que l'on traite les personnes âgées comme si c'était des enfants (p. 104). Ils font remarquer qu'il y a une différence entre “prendre soin” au sens de “s'occuper de” quelqu'un, et, “avoir soin” au sens de “se soucier” de quelqu'un (p. 106).

Mais il faut constater que “la prochaine génération sera habituée à tout un choix de relations: certains avec des animaux de compagnie, d'autres avec des personnes, d'autres avec des avatars, d'autres avec des agents sur écran d'ordinateur, et encore d'autres avec des robots. Se confier ( faire confiance) à un robot ne sera qu'un choix parmi d'autres” (p. 119).
Par rapport à ces tendances, il faut noter que tout un courant philosophique pense qu'esprit et corps sont inséparables pour se trouver devant une vraie intelligence humaine. C'est la position de Hubert Dreyfus au MIT dès les années 1960ss: “Les ordinateurs ont besoin d'un corps pour être intelligents” (p. 134). Et, dans la même ligne Antonio Damasio: on ne peut séparer pensée et émotion (p. 134). Sed contra: on constate que les personnes lourdement “réparées” après un accident qui les a dotées de lourdes prothèses, créent une nouvelle relation entre leur nouveau corps et leur esprit (voir la note 14, p. 327).

Comment sauver la spécificité humaine?

Ceci mène à des questions fondamentales: “Les questions pour le futur ne sont pas de savoir si les enfants vont aimer leur robot domestique plus que leur animal domestique ou que leurs parents. Les questions sont plutôt: que devient l'amour? Et que va signifier le fait de créer une intimité toujours plus grande avec nos machines? Sommes-nous prêts à nous voir au miroir de la machine et à considérer que l'amour (se réduit) à nos performances amoureuses?” (p. 138). Les scientifiques ont perçu que l'émotion manquait aux machines pour qu'elles soient “intelligentes” et donc, dans les recherches en AI, la proposition “les ordinateurs ont besoin d'un corps pour être intelligents”, devient “les ordinateurs ont besoin d'émotions (affect) pour devenir intelligents” (p. 139). Et on y travaille! Dans cette recherche, Marvin Minsky (avec Rosalind Picard, Affective Computing, 1997), pense que les robots peuvent devenir des machines pensantes avec émotions. Tandis que pour Damasio, les machines ne pourront jamais devenir intelligentes si elles n'ont pas des corps avec les mêmes caractéristiques et les mêmes problèmes que les corps humains vivants (p. 140). “L'émotion (affect) perd son sens quand elle devient quelque chose que possèdent les ordinateurs. Le mot “intelligence” se voit également réduit dans sa signification quand on commence à l'appliquer à des machines. L'intelligence jusqu'ici dénotait un attribut dense tramé et complexe. Elle implique intuition et bon sens. Mais quand on déclare que les ordinateurs ont de l'intelligence, l'intelligence commence à représenter quelque chose de plus unidimensionnel, réduit à la seule cognition” (pp. 140-141).
Mais en face “Les Japonais prennent pour acquis que les téléphones cellulaires, les SMS, les courriels, les jeux en ligne ont créé une isolation sociale. Ils voient les gens s'éloigner de la famille pour concentrer leur attention sur leurs écrans. Les gens ne se rencontrent plus face à face; ils ne rejoignent plus les organisations. Au Japon, les robots sont présentés comme des facilitateurs du contact humain que les réseaux ont supprimé! La technologie nous a corrompu: les robots vont réparer nos blessures!
Le cercle est bouclé! Les Robots qui nous envoûtent avec des relations de plus en plus intenses avec l'inanimé, sont ici proposés comme un moyen de guérison de notre immersion trop intense dans la connectivité numérique. Les Robots, espoirs des Japonais, vont nous ramener vers le réel physique et donc les uns vers les autres! À voir!
” (pp.146-147).

On est devenu des cyborgs ou presque avec les smartphones: “Ma thèse c'est que nous ne savons plus très bien quand nous sommes vraiment seuls et quand nous sommes vraiment ensemble. Dans ma jeunesse, l'idée du “village global” était une abstraction. Mais ma fille vit quelque chose de concret: émotionnellement, socialement, partout où elle va, elle ne quitte, en fait, jamais la maison! ” (p. 156).

J'ai noté combien de fois j'étais avec des collègues qui étaient en même temps ailleurs: un Conseil d'Administration au cours duquel des membres se rebiffaient quand on leur demandait de couper leur outil mobile; une réunion de Faculté au cours de laquelle les participants faisaient leurs courriels jusqu'au moment où c'était leur tour de parler; une conférence au cours de laquelle des membres de l'assistance se branchaient sur l'Internet pour “chatter” sur la présentation du contributeur au cours-même de cette présentation”(p.156) – et en note 4 (p. 369) S.T. constate que cette dernière pratique est même encouragée par certains types de conférences aujourd'hui – notamment une conférence sur Media Literacy en octobre 2009 [N.B.: J'ai personnellement vécu cette expérience comme contributeur lors d'une conférence au CNAM en 2012].

De plus en plus isolés… à cause de la connexion?

Et les gens, tout en communiquant, sont de plus en plus isolés: “Beaucoup quittent même les associations civiles ou religieuses qui jusqu'ici nous liaient ensemble” (p. 153).
Et des gens vivent même une double vie (Life-mix) jusqu'au niveau du mariage: “on passe du multi-tasking au multi-lifing”(p.160). Et même “le courrier électronique est considéré désormais, par les personnes de moins de 25 ans, comme une technologie dépassée” (p. 162).

Si certains voient ce multi-tasking comme une performance humaine supérieure, beaucoup d'études montrent que les multitaskers ne sont pas performants dans la plupart des tâches qu'ils mènent en parallèle, car les limites entre le travail et les autres aspects de la vie ont avantage à être claires pour la santé mentale (p. 163 et note 15). “En termes pratiques, ce qui fonctionne le mieux c'est de rappeler aux étudiants qu'être “ lettré en médias ” (media literacy) c'est savoir quand il ne faut pas utiliser la technologie autant que de savoir comment l'utiliser. Je suis assez optimiste sur le fait qu'avec le temps on fera un meilleur usage de la technologie dans les salles de cours et l'on sera moins effrayé de couper (les connexions) quand c'est cela qui fait sens pédagogiquement” (note 18, pp. 331-332).
Et S.T. de raconter longuement en pp. 164-166 l'histoire de “Diane”, conservatrice dans un grand musée de la côte Est des USA, complètement submergée par une communicationnite maladive.
On voit que notre monde est de plus en plus complexe, mais nous avons créé une culture de la communication qui a diminué le temps qui nous est disponible pour nous asseoir et réfléchir sans être interrompu. Quand nous communiquons d'une façon qui demande sans cesse des réponses immédiates, nous ne laissons plus assez d'espace pour prendre en compte des problèmes complexes” (p. 166).

Autre conséquence de ce milieu communiquant où nous sommes engloutis: “Le nouvel état du Moi est un Moi-neutre (it-self): la vie connectée nous encourage à traiter ceux que nous rencontrons en ligne à peu près de la même façon que nous traitons des objets… mais le Moi qui traite des personnes comme des objets est vulnérable au fait de se considérer soi-même comme très proche d'être un objet” (p. 168).
Aujourd'hui, [avec des ados qui sont parfois connectés depuis l'âge de 8 ans] les normes culturelles changent rapidement. On avait l'habitude de penser que la croissance (psychologique) était équivalente à la capacité à fonctionner de façon autonome. La connexion permanente d'aujourd'hui nous mène à reconsidérer les potentialités d'un Moi plus collaboratif. Toutes les questions relatives à l'autonomie semblent différentes, si sur une base quotidienne, nous sommes ensembles même quand nous sommes seuls!” (p. 169).

Des traits de cette nouvelle culture: les jeunes n'aiment plus téléphoner; c'est trop compromettant et cela prend trop de temps (pp. 204ss); on tente d'utiliser le Moi-en-ligne (avatars, Second Life, etc) pour se tester, y compris dans des domaines aussi sensibles que le fait de faire l'amour (exemple d'une patiente qui, suite à une opération craint de ne plus être bien acceptée par un partenaire et se teste d'abord “en ligne”) (p. 214).
Et “les laboratoires de recherche suggèrent que la façon dont nous agissons et nous nous montrons dans le virtuel affecte nos comportements dans le réel” (p. 223). La sonnerie qui signale répétitivement l'arrivée de messages électroniques a un effet cérébral sur l'hypothalamus qui nous amène à en demander plus, comme pour un rat auquel on présente un grain de sucre et qui revient en chercher (voir p. 337, note 14).
Un patient de S.T. lui confie que sa passion pour le jeu en ligne est comparable, à son avis, à l'addiction à une drogue (p. 228).

Jusqu'où va l'intimité en ligne?

Aliénation ou réalité nouvelle? Tout un chapitre (pp. 229-240) est consacré aux “Confessions en ligne”! De nombreux sites de “confessions” pas nécessairement religieuses sont offerts aujourd'hui dans l'Internet.
Quand une confession se fait dans un espace physique réel, on parle et on négocie. Se confesser à un ami peut apporter de la désapprobation. Mais la désapprobation, même difficile à encaisser, peut faire partie d'une relation qui se développe et s'étoffe. Elle peut signifier que quelqu'un s'intéresse suffisamment à vous pour prendre en compte votre agissement et vous parler de ses sentiments. Et si une confession face-à-face rencontre la critique, on a une base pour évaluer sa source. Rien de tout cela ne se produit dans une confession en ligne avec un étranger” (p. 231).
Mais ces systèmes d'aveux en ligne ne règlent pas les problèmes: “Aujourd'hui, dans les réseaux sociaux, on voit des conflits en escalade pour aucune vraie raison apparemment, excepté qu'il n'y a pas de présence physique pour exercer une force de modération” (pp. 235-236).
Pour qu'il y ait une vraie relation communautaire entre humains, il faut une “proximité physique, des préoccupations communes, des responsabilités partagées… et des membres qui s'aident mutuellement de la façon la plus pratique” (p. 239)ce que l'on ne trouve pas dans les communautés électroniques!

Un dernier défi qui se pointe est celui d'une société entièrement contrôlée et où la privacy est pratiquement nulle. “privacy est historiquement une idée nouvelle. C'est vrai. Mais, bien qu'historiquement nouvelle, la privacy a bien déservi nos visions modernes de l'intimité personnelle et de la démocratie. Sans privacy, les limites de l'intimité explosent. Mais, bien sûr, quand toute information [sur les personnes et sur leurs agissements] est collectée, chacun devient un informateur… le panopticon sert de métaphore pour la façon, dans un État moderne, dont un citoyen peut devenir son propre policier. La force n'est plus nécessaire parce que l'État crée sa propre “citoyenneté” obéissante. …Et, ce qu'il faut faire …c'est juste d'être bon ” (pp. 261-263). Nous sommes là dans le registre du célèbre roman de Georges Orwell 1984!!
Contre cette emprise de plus en plus grande de l'environnement électronique, certains jeunes commencent à réagir. Ils estiment que le premier pas à faire (et il le font) c'est quitter Facebook! (p. 274)

Une modification de la conscience de soi

Encore quelques traits relevés dans la Conclusion du livre de S.T.:
En 1978, lors d'une journée de réflexion au MIT, Michel Dertouzos, directeur du Laboratoire pour la Science Informatique, annonça que bientôt, monsieur tout-le-monde aurait son ordinateur – qu'on appelait alors “home computer”. Les premiers de ceux-ci – qu'on pouvait acheter sur le marché sans devoir les construire soi-même – arrivaient alors sur le marché. Mais que pouvaient en faire les gens? Il y avait là un potentiel technologique …mais il fallait leur donner des choses à réaliser ” (p. 279). Et des personnalités comme Marvin Minsky ou Seymour Papert ne voyaient guère comme tâches à conseiller que la préparation de dossiers administratifs personnels ou la programmation de jeux!
Aujourd'hui, il ne faut plus se préoccuper de ce que les ordinateurs pourraient faire c'est eux qui nous font faire des choses! On consacre plus de temps à la technologie et moins de temps à être ensemble (p. 281).
L'idée d'un robot de compagnie sert à la fois de symptôme et de rêve. Comme tous les symptômes psychologiques, il indique le problème en le résolvant sans l'affronter. Le robot va apporter une compagnie et masquer nos craintes d'intimités trop risquées. Et comme rêve, les robots révèlent notre souhait de relations que nous pouvons contrôler …Quand la technologie est un symptôme, elle nous déconnecte de nos luttes réelles ” (p. 283).
Un robot peut avoir des besoins, mais il ne peut comprendre le désir: pour cela on a besoin du langage et de la chair. On peut décider que pour ce type de besoin il faut une personne qui connaît concrètement ce que cela signifie d'être né, d'avoir des parents et une famille, de vouloir avoir des relations amoureuses adultes et peut-être d'avoir des enfants, et de savoir qu'on peut mourir” (p. 285).
Et il ne suffit pas de “ralentir” nos relations avec des écrans et des réseaux de tous genres. Il faut se demander “comment faire une nouvelle place à la réflexion” (p. 289); “comment utiliser les technologies comme des prothèses” (p. 290-291)?
Une étude de 2010 montre qu'entre 2000 et 2010, il y a, chez les jeunes, une chute verticale de leur “intérêt pour les autres” (p. 293) et les auteurs attribuent cette attitude aux jeux en ligne et aux réseaux sociaux. Ce qui rejoint le constat de nombreux psychologues et assistants sociaux qu'un grand nombre de personnes ne montrent même plus une politesse de base dans leurs comportements de contacts réels (p. 293).
Et S.T. de se résoudre à conclure: “Nous avons à trouver une façon de vivre avec une technologie réductrice pour la faire fonctionner selon nos objectifs. C'est dur, et il faudra du travail! Un simple amour de la technologie n'aidera pas. Pas plus qu'un enthousiasme ludique!” (p. 294).
Nous avons inventé des technologies qui font rêver et qui sont un progrès, mais nous leur avons permis de nous diminuer. La perspective d'aimer une machine et d'être aimé par une machine modifie ce que peut être l'amour” (p. 295)!

Sherry Turckle se tient donc très strictement à l'attitude connue des psychanalystes: un constat le plus exact possible des situations pour pouvoir les envoyer comme en miroir à ceux qui voudront bien prendre la mesure de ce qu'ils voient mieux dans ce miroir que dans la réalité qui les entoure et qui devront décider par eux-mêmes des attitudes nouvelles à prendre devant les situations décrites.

Si les dangers sont cliniquement bien décrits, les remèdes ou voies thérapeutiques pour surmonter ces dangers ne ressortent pas vraiment, hors les quelques traits positifs que j'ai relevé tout au long de ma description de l'apport de Sherry Turckle.

Les exercices personnels et collectifs de “déconnexion” sont certainement une voie pratique de santé mentale dans ces environnements technologiques envahissants.

Mais une bonne utilisation, à titre de “prothèse”, de différents produits qui peuvent prolonger ou compenser l'intelligence humaine individuelle mériterait un conseil médical ou pharmaceutique, ainsi qu'une aide pédagogique à une utilisation vraiment humaine de ces augmentations par rapport au corps et à la psychologie humaine!

R.F. Poswick