“Mensuram Bonam”, le Vatican et la grande finance
Juin 2024
Si le prêt à intérêt n'est plus un “péché capital” pour l'Église catholique depuis l'époque de la première guerre mondiale (1914-18), les questions financières (souvent laissées à des agents Juifs dans les années et les siècles antérieurs !) ont souvent été laissées dans l'ombre… et c'est dans la tradition inaugurée par l'Encyclique
Rerum Novarum du Pape Léon XIII (1891) que l'Église commence à en parler sous l'angle du travail et de l'économie avec leur impact social!
Sans une parole explicite de l'Église, la moyenne des gens pourraient ne retenir que les “scandales” plus ou moins importants auxquelles les “Œuvres pontificales” ont été mêlées, comme l'affaire “Mgr Marcinkus” (détournement de fonds, compromission avec la mafia, meurtres et suicides… 1991) …jusqu'à la mise en place, par le Pape Benoît XVI, de règles de transparence pour les opérations financières du Vatican (août 2011).
On est donc heureux de voir un suivi de cette trajectoire sous forme des documents publiés par le Vatican en Janvier 2018 et en Novembre 2022 sur la gestion “chrétienne” des finances!
“Mensuram Bonam”. Mesures basées sur la foi pour les investisseurs catholiques: Un point de départ et un appel à l'action, The Pontifical Academy of Social Science, Cardinal Peter Kodwo Turkson, Chancelier, Vatican 10.11. 2022, 52 pages, PDF.
Hors la bibliographie et les “appréciations”, c'est un texte de 47 pages A4 dont 6 sont sous forme de Tableaux affichant un catalogue-résumé des propositions développées dans les deux chapitres du texte.
Si la publication sur ce sujet venant officiellement du Vatican offre le plus grand intérêt, la réalisation minimaliste et insuffisamment “académique” peut être dommageable à la diffusion de ce document. En effet, et à titre d'exemple, en page 48, les Sources Principales dans les Écritures, constituées de 25 références dont 2 seulement dans l'Ancien Testament et 2 références erronées à l'évangile de Luc, ne prêchent pas pour la qualité des bases informationnelles du texte!
Le simple contrôle dans un ouvrage comme le Dictionnaire Encyclopédique de la Bible (Brepols, 2012) montre que si l'on n'y trouve pas les mots Économie, Finances ou Travail, ces domaines sont largement couverts par des entrées comme: Argent, Bijoux, Commerce, Denier, Drachme, Intendant, Lepte, Mammon, Marchand, Mendiant, Métrologie, Mine, Monnaie, Numismatique, Poids, Sicle, Statère, Talent, etc… Et l'on trouve des présentations structurées de ces fondements bibliques de la Foi dans les ouvrages comme celui qu'a publié J.-F. Steurs, La Bible et l'Argent – Dieu compte sur l'humanité, Saint-Léger Éditions, 2019.
On ne voit pas bien non plus la relation du présent document avec celui de 14 pages produit le 6 Janvier 2018 par le Dicastère pour le Service du Développement Intégral et par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, sous le titre Oeconomicae et pecuniariae questiones. Considération pour un discernement éthique sur certains aspects du système économique et financier actuel.
Ce dernier document est signé à égalité par Luis F. Ladaria, Préfet
de la La Congrégation pour la Doctrine de la Foi et par le Cadinal Turkson,
Préfet du Dicastère pour le Service du développement intégral qui signe
Mensuram Bonam.
Et le document de Janvier 2018 semble mieux structuré et
plus fortement appuyé sur l'analyse des crises financières mondiales (cf.
subprime aux USA).
Mensuram Bonam se présente, dès lors, un peu comme un complément qui, par ses Tableaux de secteurs d'investissement mis en question en vertu d'une vision d'écologie intégrale, propose aux investisseurs chrétiens potentiels différents garde-fous face à des secteurs dans lesquels il faudrait s'abstenir d'investir.
Ainsi, pp.24-26, le Tableau attire l'attention sur des éléments d'écologie intégrale dont les investisseurs devraient tenir compte: la personne et la dignité humaines, le bien commun, la solidarité, la justice sociale, la subsidiarité, le souci de la “maison commune”, l'inclusion des plus vulnérables, l'écologie intégrale.
Ou, pour éviter de mauvais
investissements, le Tableau Critères d'exclusion aux pp. 45-47:
1. La dignité
intrinsèque de la vie humaine : Avortement, Armements, Armes nucléaires, Peine
de mort, Contraceptifs, Recherches sur les cellules souches embryonnaires
2.
Comportement conduisant à l'addiction ou à l'abus: Substances ou Services
addictifs, Jeux et jouets informatiques, Pornographie
3. Impacts globaux et
développement durable: Non-respect du droit du travail, Corruption,
Discrimination, Violation des droits de l'homme, Non-respect des droits des
peuples indigènes, Violence et oppression totalitaires, Pratiques inéquitables
ou non-éthiques dans les affaires
4. La protection de l'environnement:
Changement climatique, Exploitation de l'environnement, Matières premières
agricoles et alimentation, Ingénierie verte/Génétique, Produits chimiques
dangereux et substances nuisibles pour le climat, Mines et matières premières
minérales, Eau propre.
Mais pour bien fixer les fondamentaux de ce domaine selon les critères de jugement actuels de l'Église catholique (un jugement fondé largement sur la Doctrine Sociale de l'Église et les enseignements récents des Papes, surtout Benoît XVI et François), il faut s'en référer au document de 2018 sur Questions économiques et financières dont on présente ci-dessous les fondamentaux.
Proposer une certaine vision de l'humain (anthropologie)
“Cette anthropologie relationnelle aide également l'homme à reconnaître la validité des stratégies économiques. Celles-ci visent surtout, avant même la croissance sans discernement des bénéfices, la qualité globale de la vie ainsi que le bien-être, qui, pour être tel, doit toujours être intégral, c'est-à-dire celui de tout l'homme et de tous les hommes. En réalité aucun profit n'est légitime lorsque fait défaut la vision de la promotion intégrale de la personne humaine, de la destination universelle des biens et de l'option préférentielle pour les pauvres. Ces trois principes s'imbriquent et sont nécessairement complémentaires dans la perspective de la construction d'un monde plus juste et plus solidaire. […]
À cet égard, il est souhaitable que particulièrement les institutions universitaires et les business schools prévoient dans leur cursus d'études, de façon non marginale ou accessoire, mais bien fondamentale, des cours de formation qui amènent à comprendre l'économie et la finance à la lumière d'une vision complète de l'homme, non réduite à certaines de ses dimensions, et d'une éthique qui l'exprime. La doctrine sociale de l'Église offre à ce sujet une grande aide”. [n° 10]
“Le bien-être doit donc être évalué avec des critères plus amples que ceux du Produit Intérieur Brut (PIB) d'un pays, en tenant compte au contraire d'autres paramètres, comme, par exemple, la sécurité, la santé, la croissance du “capital humain”, la qualité de la vie sociale et du travail. Quant au profit, il pourra toujours être recherché, mais non “à tout prix”, ni comme une référence totalisante de l'action économique” […] Un rappel permanent pour reconnaître la convenance humaine de la gratuité provient de la règle donnée par Jésus dans l'Évangile; cette règle d'or nous invite à faire aux autres ce que nous aimerions que les autres fassent pour nous (Mt 7.12; Lc 6.31). [n° 11]
La puissance excessive et nuisible de la finance “déconnectée” de l'économie réelle
“Bien que de nombreux opérateurs financiers soient animés personnellement de bonnes et droites intentions, il n'est pas possible d'ignorer aujourd'hui que l'industrie financière, en raison de son omniprésence et de sa capacité inévitable à influencer et, dans une certaine mesure, à dominer l'économie réelle, est un lieu où les égoïsmes et les abus ont une puissance de nuisance pour la communauté, sans égal!”. [n° 14]
“L'argent lui-même est en soi un bon outil, comme c'est le cas de beaucoup de biens dont dispose l'homme: c'est un moyen mis à la disposition de sa liberté et qui sert à accroître ses possibilités. Toutefois, ce moyen peut facilement se retourner contre l'homme. De même, la financiarisation du monde des affaires, en permettant aux entreprises d'accéder à l'argent grâce à l'entrée dans le champ de la libre négociation en bourse, est en soi quelque chose de positif. Cependant ce phénomène est aujourd'hui susceptible d'accentuer une mauvaise financiarisation de l'économie; il fait en sorte que la richesse virtuelle, principalement concentrée sur des transactions caractérisées par une intention de pure spéculation et sur des transactions de haute fréquence (high frequency trading), attire à elle des capitaux en trop grand nombre, les soustrayant ainsi aux circuits vertueux de l'économie réelle.” [n° 15]
Le bon usage de la finance
“…comment ne pas penser à la fonction sociale irremplaçable du crédit, dont la prestation incombe d'abord à des intermédiaires financiers qualifiés et fiables? […] Ici, l'activité financière révèle sa première vocation de service à l'économie réelle; elle est appelée à créer de la valeur par des moyens moralement licites et à favoriser la libéralisation des capitaux afin de générer une circularité vertueuse de la richesse. À titre d'exemple, les coopératives de crédit, le micro-crédit, ainsi que le crédit public au service des familles, des entreprises, des collectivités locales ou le crédit d'aide aux pays en voie de développement sont des réalités très positives et dignes d'être encouragées”. [n° 16]
…et une vision tant soit peu “teilhardienne”?
“Grâce aux progrès de la mondialisation et de la numérisation, le marché peut être comparé à un grand organisme, dans les veines duquel coulent, comme une lymphe vitale, une immense quantité de capitaux. En empruntant cette analogie, on peut également parler de la “santé” de cet organisme, lorsque ses moyens et ses structures assurent au système un bon fonctionnement, où croissance et diffusion de la richesse vont de pair. La santé de ce système dépend des actions individuelles mises en œuvre. Quand l'organisme qu'est le marché jouit d'une bonne santé, il est plus facile que soient respectés et promus la dignité des hommes ainsi que le bien commun”. [n° 19]
…au service d'usages “éthiquement responsables”
“Il s'impose donc de manière urgente une autocritique sincère et une inversion de tendance, favorisant une culture entrepreneuriale et financière qui tienne compte de tous les facteurs qui constituent le bien commun. Cela signifie, par exemple, mettre clairement la personne humaine et la qualité des relations entre les personnes au centre de la culture d'entreprise, de sorte que chaque structure pratique une forme de responsabilité sociale qui n'est pas seulement occasionnelle ou marginale, mais qui la dirige et anime de l'intérieur toute action, en l'orientant au plan social. […] Car, pour fonctionner correctement, le marché doit se baser sur des présupposés anthropologiques et éthiques qu'il n'est pas en mesure à lui seul de donner ou de produire”. [n° 23]
Comités d'éthique… et contrôle critique des “agences de notation”
“…une proposition intéressante pour
progresser et qui est à expérimenter, semble être celle relative à la création
de Comités d'éthique au sein des Banques pour épauler le Conseil
d'Administration. Cela peut aider les banques non seulement à préserver leurs
bilans des conséquences douloureuses et des pertes, pour une cohérence efficace
entre leur mission statutaire et la pratique financière, mais aussi pour
soutenir adéquatement l'économie réelle. [n° 24]
“Chaque titre de crédit doit
correspondre à une valeur tangible et non seulement présumée ou difficilement
repérable. À ce sujet, une régulation publique et l'évaluation super partes du
fonctionnement des agences de notation (rating) de crédit deviennent de plus en
plus urgentes, avec des instruments juridiques permettant, d'une part, de
sanctionner des actions erronées, et d'autre part, d'empêcher la création de
situations d'oligopole dangereux créés par certaines d'entre elles. Cela est
particulièrement vrai en présence de produits du système de l'intermédiation
financière dans lequel la responsabilité du crédit accordé est déchargée du
prêteur d'origine à l'intermédiaire.” [n° 25]
Et deux nuisances nouvelles majeures: les monnaies noires (bitcoins ou dark monney) et le monde de la finance offshore
“Il n'est plus possible d'ignorer les phénomènes tels que la diffusion des systèmes bancaires parallèles (Shadow banking system) dans le monde. Ceux-ci bien qu’ils incluent également des typologies d'intermédiaires dont l'action n'apparaît pas immédiatement critique, ont de fait entraîné une perte de contrôle du système de la part des diverses autorités nationales chargées de la surveillance. Ces systèmes ont, par conséquent, favorisé de manière exagérée, le recours au soi-disant financement créatif; dans cette opération, la motivation principale de l'investissement des ressources financières a surtout un caractère de spéculation, voire de prédation, et non un service à l'économie réelle. Par exemple, beaucoup de personnes sont d'avis que l'existence de tels systèmes “de l'ombre” est l'une des principales causes ayant conduit au développement et à la diffusion globale de la récente crise économique et financière, commencée aux États-Unis, avec celle des prêts hypothécaires à risque (subprime) au cours de l'été 2007.” [n° 29]
“Aujourd'hui, plus de la moitié du commerce mondial est effectué par de grandes structures qui réduisent leur charge fiscale en transférant les revenus d'un siège à l'autre, selon leur convenance; ils procèdent aux transferts des profits dans les paradis fiscaux, tandis que les coûts sont envoyés dans les pays ayant une fiscalité élevée. Il est clair que cela soustrait des ressources importantes à l'économie réelle et contribue à la création de systèmes économiques basés sur l'inégalité. En outre, on ne peut passer sous silence le fait que ces espaces offshore sont devenus plus d'une fois des lieux habituels de blanchiment de l'argent “sale”, c'est-à-dire de produits illicites (vols, fraudes, corruptions, associations criminelles, mafias, butins de guerre…). [n° 30]
Et le n°31 de développer de façon très explicite l'illégitimité des “paradis fiscaux” en saluant diverses actions gouvernementales:“ …on n'a pas réussi jusqu'ici à imposer des accords et des normes assez efficaces en la matière…” [n° 31]!!
Et de conclure ce chapitre:
“Il faut s'orienter vers le choix des biens résultant d'un processus moralement
honnête, car même par le geste, apparemment anodin, de la consommation, nous
exprimons une éthique en acte et nous sommes appelés à prendre position face à
ce qui est concrètement bon ou nuisible pour l'homme. À ce propos, quelqu'un a
parlé du “vote avec son portefeuille”: il s'agit effectivement de voter chaque
jour, au marché, pour ce qui aide notre bien réel à tous et de rejeter ce qui
lui nuit.
Ces mêmes considérations devraient s'appliquer à la gestion des
épargnes personnelles, en les orientant par exemple vers des entreprises qui
fonctionnent selon des critères clairs, inspirés d'une éthique respectueuse de
tout l'homme et de tous les hommes, sur l'horizon de la responsabilité sociale.
Plus généralement, chacun est appelé à cultiver des pratiques de production de
la richesse qui soient en accord avec notre caractère relationnel et qui
tendent vers le développement intégral de la personne.” [n° 33]
Conclusion personnelle
Le texte proposé par le Vatican en janvier 2018
constitue une analyse sérieuse et assez complète du monde de la finance
internationale telle qu'on peut la connaître et la décrire aujourd'hui.
La
pandémie de 2020 a probablement accentué certains des traits tant positifs que
négatifs de la gestion des finances mondiales!
D'où le souci probable du
Vatican de reprendre la question sous l'angle de l'écologie intégrale prônée
par le Pape François à travers Laudato Sí (2015) et Fratelli tutti (Octobre
2020) grâce à la proposition du Dicastère pour le Service du Développement
intégral, le 10 Novembre 2022 sous le titre de Mensuram bonam!
L'important étant ici ces “prises de position” du Vatican qui méritent d'être
mieux connues… et, ainsi également mieux mises en œuvre par tous ceux qui
pourraient avoir une influence sur cette pieuvre des finances mondiales, une
influence qui commence par les plus modestes détenteurs d'actions ou d'autres
actifs financiers… car ce sont les petits ruisseaux qui font les grandes
rivières!