Valeurs chrétiennes face aux “Intelligences artificielles”?

Mai 2024

Conversation avec une IA   Conversation avec une IA  

Du fait que l'éditeur du livre de Jean-Charles Cointot Conversation avec une IA a voulu souligner par un bandeau sur la couverture qu'il s'agissait d'un ouvrage confrontant Intelligence artificielle et valeurs chrétiennes, j'ai décidé, dans la foulée de la Veille technologique, de réfléchir dans la présente Veille à l'apport de Jean-Charles Cointot!

Jean-Charles Cointot, Conversation avec une IA, Les Acteurs du Savoir, novembre 2023, 284 pp., ISBN 978-2-38350-086-6

Le livre se présente réellement sous forme d'un dialogue. Dialogue entre l'Auteur et un personnage fictif qu'il a baptisé CHAD et qui lui donne la réplique sur base de questions (“prompts”) que l'Auteur lui a soumises en interrogeant ChatGPT-4, un des derniers-nés des modèles de “langages programmés en Intelligence artificielle par OpenAI (la start-up créée avec l'aide l'Elon Musk et, finalement, rachetée par Microsoft)”.

Sur les 279 pages de texte imprimé, on peut voir qu'il y en a environ (mises en italiques) 120 à 122 pages (soit plus de 40%) créées en réponse à des questions (prompts) formulées par l'Auteur. Bien sûr, l'Auteur a contrôlé (et probablement rectifié certaines de ses questions). Il a en tout cas revu et cautionné toutes les “réponses” de CHAD qu'il publie!

Sous cet aspect, le livre est original et montre le parti que l'on peut tirer d'une utilisation contrôlée d'un de ces plus récents programmes de “Renseignements codés” qui moissonnent à des milliards sources désormais simultanément disponibles à travers Internet… et à une vitesse proche de celle de la lumière!

La différence par rapport à l'utilisation d'une puissante Base de données (comme Wikipédia), c'est , d'abord, que l'on ne connaît pas avec une certitude contrôlée et contrôlable les “sources” des données utilisées par le robot-chercheur, et, d'autre part, que ces données sont présentées déjà sous une forme structurée et logique, simulant la pensée et la rédaction d’un écrivain-chercheur humain!

On voit immédiatement les risques qui proviendraient d'une trop grande confiance dans les réponses apportées par le robot-chercheur. L'Auteur en est bien conscient… mais il encourage à connaître et maîtriser le robot-chercheur!

Je ne suis pas prophète, mais une chose est sûre, si l'IA ne remplace pas l'homme, l'homme maîtrisant l'IA remplacera celui qui l'ignore. Il est urgent de revoir nos vieux paradigmes sur l'éducation au risque d'avoir à faire face non pas à une fracture sociale mais à deux sociétés. […] Quel camp adopter? Celui des transhumanistes, extropistes et autres groupes futuristes ou nous tourner vers des penseurs comme Teilhard de Chardin et croire en la capacité de l'homme à s'élever spirituellement en même temps que technologiquement, dans un “en-avant” - “en haut”, la Noosphère, union des individus, des nations, des races, sphère de la réflexion et de l'invention consciente, d'où émergera une conscience humaine supérieure? (pp. 19-20)

Pour l'Auteur, nous serions, en effet, au “Moyen-Âge de l'ère atomique” (Chapitre premier). Une nouvelle vision du monde s'impose depuis un petit siècle, exactement comme après les apports de Galilée et de Newton!
Il y a bien une “révolution” dans l'évolution de l'humain sur notre petite planète et c'est CHAD qui le formule

Eh bien, que nous le voulions ou non, la révolution de l'intelligence artificielle est là. C'est comme quand le premier iPhone est sorti – il y avait du scepticisme, et puis, d'un seul coup, nous ne pouvons plus imaginer notre vie sans smartphones. L'IA est sur une trajectoire similaire, mais avec un impact encore plus profond. Prépare-toi, parce que nous sommes déjà dans l'express de l'IA, en première classe. (p. 34)

De façon intéressante, pour développer sa propre réflexion sur l'évolution possible de l'intelligence humaine face à celle des robots programmés, l'Auteur fait appel aux travaux de Howard Gardner sur les “intelligences multiples” (pp. 45ss): une base de recherche sur l'avenir de l'intelligence humaine à mon avis sous-exploitée à ce jour par ceux qui se préoccupent du sujet!
En tout cas l'interlocuteur CHAD va suggérer que, demain, le robot-chercheur pourra créer des œuvres d'art capables de concurrencer émotionnellement tout ce que l'art a produit à ce jour! (p. 72).

Pour faire l'histoire du développement de l'IA (chapitre 3, pp. 75-99), c'est CHAD, qui sur base de “prompts” de l'Auteur, la présente… et d'une façon synthétique dans laquelle toutes les données factuelles semblent correctes (en tout cas par rapport, par exemple, à ce que Wikipédia… ou d'autres sources publiées nous les apportent)!

Le Chapitre 4 (“Disputatio”) s'attaque à l'Éthique: tant celle de l'utilisation des ressources en IA que celle du développement en cours et futur de ces outils “intelligents” (pp. 101-220 = plus de 25% de tout le livre!). En discussion avec CHAD, l'Auteur tente alors de mettre en place les éléments d'une “éthique de progrès”

JCC: Que t'inspire ce sujet? Je te laisse commencer.
CHAD: Dans la société moderne, l'omniprésence de la technologie a non seulement remodelé notre façon de vivre, de travailler et de communiquer, mais a aussi posé des questions urgentes et profondes sur la nature même de notre éthique. Comment devrions-nous naviguer dans un monde où les avancées technologiques dépassent souvent notre capacité à les comprendre pleinement, sans parler de les réglementer? Alors que nous nous efforçons de tracer une ligne entre ce qui est techniquement possible et ce qui est éthiquement acceptable, les philosophies anciennes et modernes nous offrent des outils pour éclairer notre chemin.
JCC: À ce sujet, j'aime beaucoup Pierre Teilhard de Chardin. Sa conception évolutionniste visionnaire éclaire de manière surprenante notre époque technologique actuelle. Sa distinction entre une “morale d'équilibre”, basée sur les principes immuables d'un monde fixiste, et une “morale en mouvement”, qui doit servir une évolution “dirigée” fournit un cadre essentiel pour examiner l'éthique du progrès technologique. (pp. 109-110)
[…]
CHAD: en fin de compte, alors que la morale statique offre la sécurité des normes établies, c'est la morale dynamique, telle que conceptualisée par Teilhard, qui semble être plus apte à guider notre navigation à travers les eaux tumultueuses du progrès technologique. Elle offre un cadre adaptatif, capable de tenir compte des nouvelles réalités et d'orienter la conduite humaine vers un avenir plus conscient et harmonieux. (p. 113)

L'Auteur conclut et ajoute alors

JCC: Le rôle des médias dans la propagation de la désinformation est certainement un facteur clé dans la montée du techno-scepticisme. Les plateformes de médias sociaux, en particulier, ont créé un écosystème où les théories du complot et les fausses informations peuvent se propager rapidement. Une étude publiée dans Nature Human Behavior en 2020, a montré que les fausses informations se propagent six fois plus vite que les vraies sur Twitter!
Il ressort de tout cela une situation complexe où la désinformation, la complexité de la technologie moderne, et des questions éthiques légitimes se mêlent. Dans ce contexte, Teilhard nous rappelle qu'en tant qu'humain responsable, nous ne pouvons pas faire l'autruche, nous laisser guider par le seul sentiment de peur ou au contraire faire preuve d'optimisme naïf et d'une foi aveugle envers le progrès. Nous nous devons de réfléchir aux valeurs fondamentales qui guident notre comportement et notre vision du monde. Quels sont notre place et notre rôle dans le grand mouvement de la vie? Pour nous aider à participer à nous engager avec conscience et responsabilité dans ce grand mouvement, pourrais-tu [demande l'Auteur à CHAD] me proposer une vade-mecum? Un peu comme un recueil de pensées que l'on conserve auprès de soi pour le relire et le méditer régulièrement.
CHAD répond: Pourquoi pas: Manifeste d'une Éthique de Mouvement: […et de développer 6 points que l'on va retrouver dans le résumé final]: Ce manifeste cherche à capturer l'essence profonde de l'éthique du progrès selon Teilhard de Chardin. Il appelle à une vie de participation active [1], de responsabilité [2], de respect de la dignité humaine [3], de recherche d'unité [4], de compréhension holistique [5] et de respect de la nature [6]. Dans cette vision, le progrès devient une quête éthique et spirituelle, guidant notre chemin vers une réalité plus profonde et plus significative. (pp.123-125)

Et c'est dans la foulée de cette prospective sur l'éthique de la culture techno-scientifique fondée sur les IA, que l'Auteur va proposer une présentation du texte de Teilhard de Chardin intitulé La Grande Option, publié en 1939.
Pour ce faire il demande à CHAD de d'abord “lire” ce texte et le lui résumer: “Cela vous permettra de vérifier que CHAD se réfère bien à ce texte “(p. 154). Et, effectivement CHAD résume ce texte (pp. 154-156). Et, ensuite, l'Auteur lui demande de synthétiser les principaux apports de ce texte, ce qu'il fait en 5 paragraphes écrits comme s'il s'agissait d'une interview faite par un journaliste sur base des propos de Teilhard: 1. Le caractère inéluctable de la Socialisation; 2. Impact Psychologique de la Compression humaine; 3. Répercussions sur le Travail; 4. Acceptation et Réorientation de l'Énergie Humaine; 5. Implications Sociétales et Philosophiques.

Je reprends ici une partie de ce que CHAD dit (en résumant le texte de Teilhard) sur le Travail humain

L'auteur déconstruit la notion conventionnelle du chômage comme une calamité ou un échec social. Selon lui, le chômage doit être vu sous un nouvel angle, comme une occasion de libérer l'énergie humaine pour des tâches créatives, intellectuelles et peut-être même spirituelles. Cette vision du chômage comme une opportunité plutôt que comme un problème est révolutionnaire. Elle exige une refonte complète de la manière dont la société perçoit la valeur et le but du travail.
Teilhard de Chardin suggère que, dans une société de plus en plus socialisée, le travail ne sera pas seulement une manière de gagner sa vie, mais aussi une voie vers une grande réalisation personnelle et collective. Il envisage un monde où les individus, libérés des contraintes d'un travail stérile et répétitif, pourraient s'engager dans des activités qui non seulement nourrissent l'esprit, mais contribuent aussi au bien commun. Dans ce contexte, le chômage pourrait devenir un catalyseur pour un changement social profond, entraînant un déplacement de l'énergie humaine des tâches matérielles vers des activités plus élevées de la pensée, de la création et même de la spiritualité.
(p. 159)

Une des applications du travail et de l'engagement futur de l'humain devrait pouvoir se reporter entièrement sur la sauvegarde de notre planète Terre dans l'esprit de l'encyclique Laudato Sí du Pape François. L'auteur demande alors à CHAD de lui faire des propositions d'action dans ce domaine à partir des 17 domaines d'attention au monde préconisés par l'ONU dans ses “objectifs de développement durable”.
L'Auteur passe ces différents domaines en revue en tentant de voir ce que l'IA pourrait apporter à ces domaines. À titre d'exemple, je pointe ce paragraphe sur l'avenir de l'énergie

Une évolution très prometteuse dans ce domaine est le passage d'un modèle de distribution d'énergie centralisé, à un système décentralisé et interactif basé sur des énergies renouvelables. Ce changement de paradigme, basé sur des productions locales ou régionales, permet non seulement de minimiser les pertes inhérentes au transport de l'électricité sur de longues distances, mais aussi d'adapter la consommation à la production de manière plus dynamique. (p. 183)

Mais, une fois de plus l'IA peut aussi jouer contre des évolutions positives

Utilisées à mauvais escient, les IA génératives d'images et de vidéos pourraient fournir des armes de désinformation aux groupes militants climato-sceptiques et contre les énergies renouvelables. (p. 185)

D'où le caractère indispensable et urgent (prioritaire) pour l'Auteur d'un développement accéléré de nouveaux modes de formations à tous les niveaux. Et notamment par une extension des MOOCs (Massive Online Open Courses = cours en ligne dans Internet) (pp. 197ss).
Et pour conclure sur ce chapitre d'écologie intégrale et de développement durable en n'ayant pas peur d'utiliser de façon rationnelle les développements technologiques en cours, l'Auteur nous dit

La vision de Teilhard de Chardin d'une conscience collective émergente, d'une Noosphère, est particulièrement pertinente pour notre époque. Elle nous rappelle que la transformation nécessaire n'est pas seulement environnementale, mais aussi spirituelle et culturelle. Nous devons, comme le suggère Teilhard de Chardin, évoluer vers un état de conscience plus élevé où la solidarité et la responsabilité collective deviennent la norme plutôt que l'exception. La seule Terre, en effet, sur laquelle pourrait éclore la Noosphère, est une Terre unifiée dans la compréhension mutuelle et l'émotion partagée. (p. 219)

Après avoir encore une fois décrit ce qu'il pense être l'avenir du travail (p. 233) et avoir décrit les procédés de création de la “désinformation” (aussi bien commerciale et publicitaire que politique) (p. 236), l'Auteur tente de résumer l'action actuelle de l'IA

Quels que soient les modèles d'IA actuels, leur fonctionnement se résume schématiquement à :
- Collecter de l'information à partir de diverses sources, documentations, livres, thèses, articles, contributions, textes juridiques, scientifiques ou philosophiques digitalisés, capteurs, bases de données, sites Internet, etc.
- Se former seuls ou avec un superviseur en analysant les données collectées, identifier des modèles, relations, corrélations implicites ou explicites et reconnaître des modèles à partir de ces données.
- Prendre des décisions. Une fois formé, le système d'IA utilise ses connaissances pour prendre des décisions ou faire des prédictions lorsqu'on lui présente de nouvelles données. Dans le cas d'une IA générative de texte, cette décision consiste à mettre “le prochain mot” de la phrase qu'elle est en train décrire. (pp. 242-243)

Et, dans ses conclusions l'Auteur fait un intéressant parallèle entre la révolution de l'électricité et celle de l'IA

Tout comme l'électricité a transformé nos industries, nos villes, nos modes de communication, l'IA transforme notre façon de travailler, d'apprendre, de nous divertir, de prendre des décisions. Elle transcende les frontières de la mécanique pour s'aventurer dans les territoires de la pensée, de la créativité et peut-être un jour de l'émotion.
Nous sommes à un moment charnière de l'histoire humaine, où l'IA devient une part intégrante de notre quotidien. De la résolution de problèmes complexes en médecine à la préservation de notre environnement, les applications de cette technologie s'avèrent aussi vastes que prometteuses. Mais cette nouvelle énergie, tout comme l'électricité en son temps, soulève des questions fondamentales. Quel sera l'impact sur nos emplois, nos valeurs, notre compréhension du monde? Comment pouvons-nous assurer que cette révolution soit au service de l'humanité et de ses aspirations les plus nobles? Il est essentiel de comprendre que cette avancée n'est pas en soi un danger pour l'humanité. Seule une mauvaise utilisation par l'homme pourrait faire de l'IA un danger pour l'homme. (pp. 259-260)

D'où l'urgence et l'importance capitale de l'éducation en ce domaine (qui touche tous les domaines de la vie humaine!!)

L'éducation est la clé qui nous permet de distinguer le vrai du faux, le bénéfique du nuisible, et de forger un avenir où l'IA servira véritablement l'humanité. C'est la position de Andrew Ng qui milite de façon très active pour la formation à l'IA du plus grand nombre. Grâce à des formations en ligne, il a formé à l'IA, à lui tout seul, plus de 8 millions de personnes dans le monde, dont votre serviteur! C'est aussi un entrepreneur avisé. En 2018, il a lancé le fonds d'investissement AI Fund doté de 175 millions de dollars qui joue un rôle majeur dans le financement de nouveaux projets d'IA et donc dans le choix de la direction à donner à l'IA. (pp. 260-261)

Conclusion

Bien sûr, le renvoi à la pensée “noosphérique” de Pierre Teilhard de Chardin implique une vision fondée sur la révélation judéo-chrétienne et donc sur la Foi en un Dieu créateur qui veut associer l'humain au développement de sa création jusqu'à l'avènement en plénitude du Corps ressuscité de l'homme Jésus dans lequel il s'est incarné et qui veut rassembler toute l'humanité dans une structure personnalisée qui rendra gloire à ce Dieu, son Père dans un Esprit-Amour infini!

Mais, comment décliner cette vision large et authentiquement “prophétique” pour qu'elle puisse féconder et faire évoluer une réflexion et une expression “ecclésiales” dans des communautés chrétiennes encore trop souvent marquées par une vision du monde d'avant Galilée, Newton, Descartes, Einstein, Lemaître, Planck et autres?
Est-il déjà trop tard pour espérer modifier ces façons de voir pour concevoir et exprimer “chrétiennement” les évolutions en cours dans leur accélération planétaire actuelle?
Les chrétiens “engagés” - et leurs “sponsors engagés” - ne devraient-ils pas créer d'urgence une “start-up” prioritairement consacrée à positionner la Foi chrétienne au sein du déluge évolutionnaire actuel? Cela ne serait-il pas l'équivalent actualisé des “Ordres religieux”, un Ordre nouveau comme le furent, en leur temps, les Frères Mineurs à la suite de S. François, les Dominicains à la suite de S. Dominique ou les Jésuites à la suite de S. Ignace?

J'ai personnellement donné ma vision de cette nouvelle “mission” dans un article (toujours accessible à travers Internet) paru dans le magazine Interface en 2014 n°134-137 sous le titre Incarnation et Résurrection de la Parole.

Merci à Jean-Charles Cointot d'avoir ouvert la voie à ce type de réflexion en n'ayant pas peur de “jouer” avec cette IA maligne et puissante. N'est-ce pas ce “jeu” courageux qui permettra d'apprivoiser, puis de mettre vraiment au service d'une humanité en voie d'unification planétaire, toutes les potentialités positives pour son bien et celui de la planète Terre?