AI/IA un défi à l'humain, Imago Dei: quelle image, quel humain, quel Dieu? 

Janvier 2024

  

Avec ce numéro des Recherches de Science Religieuse (111/4 – octobre‒décembre 2023), on reste dans l'interrogation sur la culture qui “informe” (dans tous les sens du terme) toute la vie culturelle de l'humain et sur toute la planète!
Même si, comme on l'a vu avec Einstein, nous n'avons pas à dire à Dieu ce qu'il doit faire, l'humain relationnel ( qui en “re‒ligion” avec le divin, le tout‒autre, ou avec le Dieu‒Père de Jésus de Nazareth) est forcé, s'il est intellectuellement honnête, de poser de front les questions que lui lancent aujourd'hui les avancées “captivantes” (qui prennent notre humanité dans ses bras de pieuvre?) des développements provoqués par l'Intelligence Artificielle! 

L'intelligence artificielle: un défi à l'humain, imago Dei?, Recherches de Science Religieuse, 111/4, Octobre‒Décembre 2023

Avec ce numéro, nous disposons d'une mine de réflexion sur un sujet qui est traité dans tous les cercles.
Si l'Union Européenne a conclu, le 8 Décembre 2023, un accord historique sur une législation inédite pour réguler l'intelligence artificielle, il faudra maintenant mettre cela en pratique. Le Commissaire européen Thierry Breton, initiateur de ce projet de législation depuis avril 2021, s'est félicité de cette avancée en déclarant que l'Union Européenne devient ainsi le premier continent à établir des règles claires pour l'utilisation de l'Intelligence Artificielle. Violation des droits sur les données personnelless, biais dans la saisie de données, transparence des algorithmes et identification comme fondé sur l'Intelligence Artificielle des algorithmes proposés publiquement.

Mais qu'en est‒il pour ceux qui, avec ou sans foi dans le Dieu d'Abraham et de Jésus de Nazareth, se soucient, pour eux et leur descendance, de l'avenir d'une humanité de plus en plus modelée par des outils d'Intelligence Artificielle (AI)?

Le numéro des Recherches de Science Religieuse de la fin de 2023, tente de poser les bonnes questions. Elles sont complétées (par coïncidence ou volontairement?) par un Bulletin très fourni de Théologie de la création et Sciences (proposé par François Euvé, pp. 691‒718). Ce bulletin nous donne les contextes “scientifiques” qui doivent nourrir la raison humaine par rapport aux manipulations dont l'humain peut être l'objet – souvent à son insu – dans l'environnement culturel qui se développe sur toute la planète aujourd'hui!
Quatre sections à ce Bulletin:
1. Théologie de la Création;
2. Écologie;
3. Science et Théologie;
4. Études Teilhardiennes.
Vingt‒cinq ouvrages y sont présentés.

Théologie de la création

Dans la ligne de S. Augustin, M.T. Knotts rappelle que le monde, créé par la Parole de Dieu, continue de manifester la sagesse de Dieu.

John Chryssavgis, de tradition orthodoxe, propose de réfléchir le rapport de l'humain au monde comme une relation sacramentelle, étant entendu que “sacrement” ne signifie pas d'abord “rituel” mais plutôt le lieu d'une vaste incarnation. Cela donne une vision écologique de tout l'environnement humain!

Suit une réflexion sur la notion biblique (?) et patristique d'une création “ex nihilo” en mettant en garde contre la vision d'un Dieu qui s'amuserait à créer et/ou détruire!!

J.J. Johnson Leese réfléchit aux apports des Lettres de Paul telles qu'on peut les lire à la lumière de la théologie de S.Irénée pour qui le thème de la création est central et la référence à Paul constante. Nouvelle création, alpha et Oméga, Adam et le Christ: centralité de l'incarnation pour comprendre l'action créatrice de Dieu!

Grégoire Céllier apporte de façon très complète le dossier des thèses de S. Thomas d'Aquin sur la “querelle sur l'éternité du monde” très en vogue à son époque. Il reproche aux “temporalistes” (qui prétendent que l'on peut le démontrer par la raison) d'avoir une conception trop “physique” de l'action créatrice…

Ronan Williams (ancien archevêque de Canterbury) publie un ouvrage d'érudition autour des notions de “fini” et d'”infini” qui sont au coeur de toute Christologie.

Avec l'apport de David Fergusson, on est dans la ligne des théologie du “process” qui voient l'action de la providence non comme un déterminisme absolu venant de Dieu, mais comme un développement de la réalité avec un “concours divin”!

Quant à l'astrophysicien Suisse, Arnold Benz, il réédite son livre sur l'apport de nos connaissances actuelles en astrophysique à une réflexion sur la création. Les connaissances humaines sur ces sujets continuent de se développer, mais pour l'Auteur, “l'univers est animé par un principe de créativité… il faut mettre au centre du message chrétien une parole d'espérance, fondée sur la résurrection du Christ”.

Écologie

D'abord un “handbook” de Hilda Koster: “nous sommes inscrits dans une histoire ouverte que nous contribuons à bâtir”… “l'interrelationnalité de la création se fonde sur le Dieu interrelationnel”.

Le collectif dirigé par William Cavanough veut repenser écologiquement la théologie. L'apport culturel de la vision africaine dans laquelle la nature et les humains partagent une relation d'égalité et d'interaction régénérative peut aider à convertir une Église encore trop tridentine avec un besoin d'autorité et de puissance: une ecclésiologie égalitaire et inclusive est davantage à la hauteur de la situation présente.

Chris Doran, au sein d'une tradition protestante introduit l'idée nouvelle de la création vue comme “sacrement”… et la résurrection de Jésus indique qu'il y a lieu de se centrer sur Dieu, avec humilité, et non sur un anthropocentrisme qui ferait de l'homme le serviteur de la création.

Science et Théologie

Il faudra intégrer le cosmisme russe orthodoxe qui est une sorte de transhumanisme.
Mais l'ouvrage de Neil Mesmer, Science in Theology, pose directement la question: comment intégrer les apports de la réflexion scientifique à la théologie (et vice‒versa)? L'ouvrage laisse dialoguer les positions extrêmes et est pédagogique sous cet aspect.
À partir de la question de l'existence possible d'autres planètes “habitées”, la question est posée de l'extension de l'unicité du salut apporté par l'Incarnation. Le Corps ressuscité du Christ a une dimension véritablement cosmique!

Études Teilhardiennes

Les ouvrages de Gabriele Maria Allegra (dialogues de ce franciscain avec P. Teillard sur le Christ Cosmique), de Dominique Lambert & Cie (sur l'histoire du Phénomène humain), de Mercè Prats (sur la circulation de la pensée de P. Teilhard avant publications), de Ignacio Cacho Nazabal (sur immanence et transcendance du Christ cosmique de Teilhard) et de Kathleen Duffy (sur l'évolution dans la pensée de Teilhard), couvrent bien les champs de la recherche en cours qui fait mieux connaître l'œuvre de P. Teilhard.

Intelligence artificielle et Imago Dei

Mais le gros morceau de ce numéro est centré sur les questions posées à la théologie et à la vision chrétienne du monde par les avancées de l'Intelligence Artificielle.
Quatre contributions apportent leur éclairage à ce qui demeure un “chantier de réflexion”!
• Isabelle Linden, Valérie Tilman et Nathanaël Laurent, Les techniques d'intelligence artificielle: histoire, développements et défis.
• Stanislas Deprez, Intelligence artificielle et transhumanisme: vers une redéfinition de l'humain?
• Christiophe Betschart, L'humain imago Dei et l'intelligence artificielle imago hominis?
• Marius Dorobantu, Interpréter l'humain – l'imago Dei à l'heure du numérique.

Le premier article

fait un état des lieux de la scène “Intelligence Artificielle” IA faible, IA forte, superIA; IA symbolique (systèmes experts); IA statistique (machine learning); limites de la calculabilité… et, ensuite les principaux usages actuels de l'IA : éducation; santé; gouvernance démocratique, notamment (où les auteurs s'appuient sur une importante contribution du Professeur Yves Poullet dans les Cahiers du CRIDS de 2021 (pp. 523‒540)… et puis quelques questions transversales: approche éthique de l'IA; illusion de l'objectivité du “quantifiable”; enjeux environnementaux!
L'appel à un débat sociétal sur les utilisations de l'IA est certainement bienvenu… mais le “citoyen ordinaire”, même en solidarité avec d'autres a‒t‒il encore quelque chose à dire dans ce type de mises en œuvre?

Dans l'article de Stanislas Deprez

on doit se familiariser avec les “méca” (qui sont “comme un cerveau dans une cuve”), les “cyborg”(“qui intègrent leurs outils comme des organes”), les “organorg” (“qui utilisent leurs outils comme des organes mais ne se confondent pas avec eux”)!
Ces visions débouchent dans le “dataïsme” bien mis en évidence dans le livre de Yuval Noak Harari, Homo deus où il pense que “nous pouvons interpréter l'espèce humaine tout entière comme un seul système de traitement de données, dont les individus seraient les puces” (p. 406 de Harari).

Les prophètes de l'IA forte comme Ray Kurzweil ou Nick Bostrom considèrent “comme inéluctable l'émergence d'une IA générale et forte, semblable à une divinité”… “certains transhumanistes en appellent à une nouvelle spiritualité” (p. 642). Le Boudhisme serait la Voie la plus en harmonie avec une telle “spiritualité”.

On notera que cela se vit déjà autour d'un gourou comme Soryu Forall qui a fondé un monastère boudhiste dans le Vermont (USA) et qui veut aider à anticiper des attitudes vraiment humaines face à l'envahissement de l'IA car il pense que “Rien de permet de penser que l'IA ne nous traitera pas comme du bétail” , car “L'autorité ultime est en train de se déplacer de l'humain vers l'algorithme” (voir Courrier International, n° 1711 du 17‒23 août 2023, pp. 18‒19).

Les deux articles suivants

reprennent une vieille discussion scholastique autour de cette vision d'un humain créé “à l'image et à la ressemblance de Dieu” selon la Genèse. En quoi l'humain serait‒il très exactement “image de Dieu”?
“Que signifie cette relecture de l'imago Dei axée sur le concept de personne pour la question de l'IA? Sans prendre de risque, on peut dire que jusqu'à présent il n'existe aucune IA qui mériterait le nom de personne si on entend par là un sujet capable de vivre son corps, d'agir de manière libre et consciente à l'égard d'autres personnes et du monde en vertu d'une nature propre… dire qu'une IA pourra peut‒être un jour devenir une personne implique que la personne humaine, en fin de compte, ne serait pas autre chose qu'une machine très compliquée.” (p. 657)

L'Auteur conclut donc que non seulement aucune IA actuelle n'est sujet d'une sensation ou d'une conscience, mais qu'on ne peut considérer qu'elle puisse devenir une authentique imago hominis : “malgré leur éventuelle ressemblance avec nous et leurs potentialités quasi illimitées, les créatures IA sont toujours à considérer comme des instruments dont nous nous servons” (p. 659).

D'où l'intérêt, dans la démarche de Marius Dorobantu

 de rappeler qu'il faut probablement privilégier une interprétation fonctionnelle de l'imago Dei de la Genèse dans la ligne des propositions faites en ce sens par le théologien allemand Karl Barth:
“Au lieu d'identifier l'image divine avec une capacité intellectuelle particulière – comme dans l'interprétation ontologique ‒ ou avec l'élection des êtres humains par Dieu pour qu'ils gouvernent le monde – comme dans l'interprétation fonctionnelle ‒, Barth situe l'étincelle divine dans la relationnalité fondamentale qui caractérise la nature humaine, et dans les liens uniques que les humains entretiennent avec Dieu. Dieu, la Trinité, est un être relationnel, de même que le sont les humains, à l'image de Dieu. Selon Barth, la structure ontologique Je‒Tu existant au sein de la Trinité entre les trois personnes divines peut être considéré comme le schéma directeur de la relation Je‒Tu qui est possible entre Dieu et les humains, et entre les humains entre eux” (p. 665)

Et, cette relationnalité qui constituerait le spécifique humain peut et doit aujourd'hui se penser dans la vision d'une humanité en évolution vers le Christ cosmique: “l'image divine dépend de notre capacité à participer à la résurrection eschatologique en la nouvelle création” (p. 669). Et… “la raison pour laquelle, selon le théologien orthodoxe Dumitru Staniloe, nous devons élever le monde à un niveau suprême de spiritualisation, c'est d'en faire un médium transparent de notre relation aimante à Dieu” (p. 673). Et, par rapport aux avancées encore possibles de l'IA: “Il doit y avoir quelqu'un dans la maison… Nous pensons que les humains sont de tels êtres, mais il n'est pas sûr que des machines en sont ou pourront jamais en devenir” (p.675).

Et l'Auteur de conclure:
“En réfléchissant sur l'IA actuelle et ses futures versions potentielles, le plaidoyer en faveur d'une anthropologie théologique centrée sur les notions d'authentique relationnalité personnelle, de vulnérabilité et d'amour se retrouve même renforcé. Je pense qu'il est évident que la théologie a tout à gagner à s'engager dans un dialogue avec la science en général et l'IA en particulier. Il est impossible de prédire l'avenir de ces technologies, mais ce dont nous pouvons être certains, c'est que l'IA, à travers ses succès aussi bien que ses échecs, continuera à créer de nouvelles données qui serviront de nourriture précieuse à la réflexion théologique” (p. 678).

Bilan conclusif personnel

très provisoire sur une confrontation de la théologie (chrétienne) avec les développements en cours de l'Intelligence Artificielle:

En renvoyant, toujours et sans cesse, l'expression “Intelligence Artificielle” à sa vraie mesure originelle dans la langue de Shakespeare: une “information codée gérée par des artefacts électroniques”, on pourrait s'attendre à des révolutions aussi importantes que celles provoquées par l'invention des caractères (= des “codes”) mobiles qui fut à la base de l'imprimerie telle qu'inventée par Gutenberg à partir de sa Bible de 1452 à Mayence (nouveau type de “Protestantisme” dans la foulée des traditions chrétiennes? Nouvelles “religiosités” entourant le développement de super‒robots à penser? Nouveaux progrès des sciences avec une progression sociale mondiale qui ferait prendre conscience d'une embryogenèse de l'humanité convergeant, selon les visions de Pierre Teilhard de Chardin, vers une conscience personnelle collective et partagée… et à portée cosmique?).

Bref : du pain sur la planche en ce début d'année 2024!