Dans un espace limité, accueillir la grâce d'un temps limité
Septembre 2023
Un article publié par Frère David d'Harmonville, moine bénédictin d'Encalcat,
dans le dossier “Écologies et monastères, Racines spirituelles” dans la revue
Les Amis des Monastères, n°215, 3e trimestre 2023.
Pourquoi une petite planète autour d'un petit soleil qui n'est lui-même qu'un petit point pas du tout central noyé dans des milliards d'étoiles?
Pourquoi des milliards d'années depuis un Big-Bang et un temps si limité pour en prendre conscience?
Merci à l'Auteur et aux éditeurs de ce texte de nous avoir autorisé à le reproduire!
Longtemps avant de se dire “intégrale”, l’écologie ne fut d’abord perçue que
comme une discipline marginale, un certain rapport à notre “environnement”.
Or, en quelques décennies, la préoccupation écologique est devenue centrale,
indélogeablement centrale. Pourquoi? Le facteur temps s’en est mêlé et s’est
fait pressant, l’urgence s’imposait de plus en plus: pourrions-nous léguer à nos
enfants ce que nos parents nous avaient transmis, une planète belle et bonne?
La conquête spatiale a fait prendre conscience à l’humanité, il y a moins de cinquante ans, à travers les photos inouïes de “the blue marble”, du caractère unique et fini de notre espace vital, notre Maison Commune, la Terre, de sa beauté incomparable aussi. Celle-ci n’avait pas été de tout temps habitable, elle l’est devenue en un moment très précis de l’histoire de l’univers, et pas forcément pour toujours, pas forcément pour longtemps…
Du point de vue des petits humains, après des millénaires d’un horizon de conquête illimitée, l’habitable s’avérait inéluctablement restreint, posant des questions nouvelles à ceux qui ne savaient rien de leur privilège. Ce que l’on croyait inépuisable s’est révélé limité, de plus en plus limité: un peu d’espace et de temps indissociablement corrélés. Cette conscience des limites est le ressort de l’écologie, dont l’étymologie fait une science de l’oikos, “la maison, l’habitat, l’habitable”.
Or la réalité monastique, depuis son origine, s’est manifestée précisément comme une conscience aiguë d’un ancrage spatial et temporel résolument limité.
Un détail existentiel accroît cette sensibilité: moines et moniales ont renoncé à la procréation. Leur empreinte écologique est marquée par là même d’une perspective inexorablement décroissante. Leur vision du temps inclut son terminus: chez les trappistes, le cimetière est situé dans le cloître, en plein centre de l’espace vital. L’espace est ainsi marqué et dominé par le temps, le lieu se reconnaît provisoire, caduc, il n’est qu’une tente, un campement un peu plus résistant.
Au regard des modes de vie variés qui existent aujourd’hui sur notre planète, la spécificité de la vie monastique, dans son rapport à l’espace et au temps, fait sentir sa marque propre à chaque hôte qui s’approche d’une abbaye, d’un prieuré, d’un couvent.
Face à la frénésie des voyages et du déplacement, bien vite réactualisée après deux années de crise pandémique, le moine et la moniale s’enracinent résolument en un périmètre vital borné. Nul besoin d’avoir tout vu, tout parcouru: la beauté mystérieuse de la vie s’offre aussi à celui qui ouvre les yeux sur son environnement immédiat.
Les monastères se présentent souvent comme des lieux spacieux. L’église respire dans tous les sens, hauteur, largeur, longueur, bien au-delà du besoin concret d’un chœur d’hommes ou de femmes pour s’y réunir et s’y faire entendre. Tous les lieux de vie commune, le réfectoire, le chapitre, le cloître, le jardin, sont vastes. Tant il est vrai que la promiscuité n’a jamais permis une vie commune harmonieuse. En revanche, les espaces privatifs sont étroits: la cellule tient souvent en moins de douze mètres carrés. Celle-ci n’a remplacé que progressivement le dortoir prévu par la Règle de saint Benoît, laquelle prescrivait même que les lits y soient fouillés régulièrement, pour éviter qu’un moine avaricieux ne transforme le sien en garde-manger ou en coffre-fort.
L’essentiel se dit dans ce contraste: ce qui est partagé, mis en commun, est vaste, très vaste, ce qui est propriété privée, réservée, est réduit au minimum.
En acceptant la loi de la clôture, moines et moniales consentent à limiter l’exploration qu’ils feront d’un monde extérieur pourtant reconnu comme beau, riche, intéressant. Ils mettent en œuvre le syndrome de la perceuse, à savoir que, pour faire un trou dans la cloison, il ne faut pas bouger, mais, avec patience, exercer toute la pression sur un emplacement très réduit. Pour entamer le voyage immobile de la profondeur intérieure, le moine renonce à l’enivrement de la surface, renonce à “surfer” indéfiniment, à “zapper”, à se déplacer sans cesse.
La prière est tout entière une discipline de cet ordre. Le temps y est roi, il se confond avec la prière: la bougie qui se consume exprime cela. Il n’y a rien d’autre que du temps donné, du temps consacré, un temps pris à mille autres activités légitimement estimables, toutes ces activités laborieuses et créatrices par lesquelles les humains transforment le monde.
La Règle de saint Benoît se présente essentiellement comme agenda, calendrier, horaire, dans lesquels la prière est le maître de cérémonie incontesté, laissant tout autour les miettes du festin au labeur ordinaire des humains, sommeil, repas, travaux… Se dit en cette hiérarchie la souveraine liberté que représente la gestion du temps personnel. Elle n’est que là, la liberté: que veux-tu faire de ton temps, du temps de ta vie?
Libérer quatre heures par jour pour célébrer le Seigneur représente un tour de force dont peu de moines seraient capables en-dehors de l’organisation communautaire. Mais la performance comptable n’est rien: compté, quantifié par d’innombrables horloges, le temps ne commence à prendre sens que d’être enfin qualifié. La confrontation à la prière nous remet devant cette qualité si souvent oubliée.
Le temps est la chose du monde la plus partageable qui soit, même s’il se
présente aussi comme un domaine hautement personnel. C’est le lieu d’un choix à
faire: don de soi ou réserve parcimonieuse. Le repas en commun, la prière en
commun, la vie commune sont la façon de manifester le don de soi, de résister à
la tentation de se posséder soi-même, de s’appartenir.
Les moines obéissent
ainsi à des cloches qui n’ont pas d’autre signification que de nous venir
d’ailleurs, de nous rappeler que le temps tout entier, secondes ou siècles,
nous est donné, accordé, concédé, par Celui qui est la Vie en plénitude.
Frère David d'Harmonville, moine bénédictin d'Encalcat