Un “saint” œcuménique?
Un Docteur des Églises?

Mai 2023

Jacques Ellul    Jacques Ellul

Les paroles d'un vrai croyant. Il faut l'écouter!

Un croyant qui n'a pas peur d'affirmer sa Foi, qui veille à la nourrir à la Parole de Dieu et qui s'engage au sein de la communauté croyante en n'hésitant pas à en bousculer les certitudes et habitudes acquises par une réflexion critique et vigoureuse attentive aux plus démunis de la société dans laquelle se vit cette Foi.
S'il était catholique, il serait un modèle à proposer au Peuple chrétien par une béatification! Pourquoi ne pas inaugurer, avec une figure comme la sienne, non pas une panoplie de “saints” à la catholique, mais la mise en évidence œcuménique de personnalités qui peuvent inspirer les chrétiens de toutes confessions?

Paroles d'un vrai croyant

Plus de 50% des “Thèmes” proposés par F. Rognon pour présenter la pensée de Jacques Ellul sont presque directement de nature “théologique”. Et l'on peut considérer que près de 40 sur les 67 publications qui portent son nom d'auteur sont inspirées par la Bible ou par une réflexion théologique.

Jacques Ellul a commenté des livres bibliques comme Le Livre de Jonas (1952), L'Apocalypse (1975) et Conférence sur l'Apocalypse de Jean (1984), La Genèse aujourd'hui (1987).
Il le fait sur la vision plus large d'une société humaine déshumanisée par la Technique, notamment à travers l'un de ses livres les plus importants : La parole humiliée (1981).

Et toute cette nourriture de Foi aux sources bibliques, il se l'incorpore à travers une forte vie spirituelle (L'impossible prière – 1971) confrontée à une incessante action de type prophétique tant dans la société que par rapport à son Église protestante de France (qu'il sert institutionnellement mais sans ministère ordonné!) et qu'il aide et critique sans ménager ses peines: Le fondement théologique du droit (1946); Présence au monde moderne (1948); L'homme et l'argent (1954); Fausse présence au monde moderne (1963); L'espérance oubliée (1972); Contre les violents (1972); Les nouveaux possédés (1973); Éthique de la liberté (1975); Trahison de l'Occident (1975); L'idéologie marxiste chrétienne (1979); La foi au prix du doute (1980); La subversion du christianisme (1984); Les combats de la liberté (1984); Un chrétien pour Israël (1986); Ce que je crois (1987); Anarchie et christianisme (1988); Ce Dieu injuste…? (1991); Si tu es le Fils de Dieu (1991); Silences (1995); Oratorio (1997); Islam et judéo-christianisme (2004); Israël, chance de civilisation (2008); Théologie et Technique (2014); Mort et espérance de la résurrection (2016); Les sources de l'éthique chrétienne (2018); La nature du combat (2021)… sachant que les livres d'après 1994 (son décès) ont été publiés, à partir de ses écrits, par différents disciples ou proches!

La Bible

Au fondement de toute cette réflexion, une lecture croyante et critique de la Bible dont l'axe principal est bien résumé par F. Rognon

À travers la Bible, Dieu nous pose à chacun principalement trois questions: “Qui dites-vous que je suis?” (question confessante); “Qu'as-tu fait de ton frère?” (question éthique); et enfin: “Qui cherches-tu?” (question existentielle). Nous sommes donc interrogés, et invités à donner une réponse confessante, une réponse éthique et une réponse existentielle, chacune et chacun pour sa part (p. 27).

La Bible est d'abord un livre qui interpelle et nous questionne. Il ne donne pas de réponses!
Et le fond de la vision “chrétienne” de Jacques Ellul est résumé comme suit pas F. Rognon

Si la foi chrétienne débouche sur un mode de vie particulier, elle ne se confond nullement avec une morale. Sans craindre la provocation, Jacques Ellul affirme qu'il n'y a pas de morale chrétienne. Alors que, paradoxalement, on réduit aujourd'hui le christianisme à une morale et à des fêtes, la vie chrétienne n'a rien à voir avec une morale, elle ne se définit pas par un ensemble de règles, de devoirs, d'interdits, mais par la foi en Jésus-Christ. Non seulement le christianisme n'est pas une morale, mais il est une “anti-morale”. Le christianisme, c'est-à-dire la personne du Christ telle qu'en atteste le Nouveau Testament, est foncièrement subversive: il sape les fondements de toute morale, comme de tout ordre social et religieux. L'amour des ennemis n'est pas une morale, au contraire, c'est ce qui subvertit toute morale sociale ou religieuse, qui repose toujours sur la délimitation entre les amis à aimer et les ennemis à haïr. Or, au cours de l'histoire, le christianisme est peu à peu devenu une morale, ainsi qu'un ordre social, politique et religieux. Et de nos jours, une caution de l'ordre technicien. C'est-à-dire que le christianisme, foncièrement subversif, a été lui-même subverti. C'est le sens le plus décapant des livres de Jacques Ellul, notamment La subversion du christianisme (1984). (p. 24-25)

Cette vision globale est fondée sur une vision originale également de la Bible

Jacques Ellul inverse la perspective courante, notamment en milieu protestant, qui consiste à ouvrir la Bible chaque fois que l'on cherche une réponse à nos questions (éthiques, sociales, existentielles). Il ne conçoit pas la Bible comme un livre de recettes, mais pas même comme un livre de réponses à nos questions. La Bible n'est pas un livre de réponses, mais un livre de questions que Dieu pose au lecteur croyant. Celui-ci est appelé à assumer ses propres réponses. (p. 45).

Religiosité de l'homme moderne

Et, parallèlement, Jacques Ellul conteste de façon très ferme une vue de l'homme moderne pour lequel l'hypothèse-Dieu ne se poserait plus, critiquant ainsi de front deux grands théologiens protestants (largement suivis par des théologiens catholiques et d'autres)

La première erreur, qui entraîne toute la théologie depuis Bultmann et Bonhoeffer, concerne l'homme. C'est la fameuse interprétation sur l'homme moderne, selon quoi l'homme est devenu scientifique, rationnel et majeur. Je ne reprendrai pas la critique de ce que l'on est obligé d'appeler un monumental contresens, une absence totale de contact avec le réel, une ignorance scientifique sur la réalité de notre société et de cet homme, un dogmatisme sans fissure et sans référence au fait. Si l'homme moderne est inaccessible à la foi, si la prédication du message de foi lui est totalement étrangère, ce n'est pas à cause de sa scientificité, ce n'est pas parce qu'il est sorti de la mentalité mythique, ce n'est pas parce qu'il refuse de recevoir un message qui l'infantilise, toutes ces raisons sont celles des théologiens eux-mêmes, qui ont des difficultés à croire et qui projettent leurs propres problèmes sur ce qu'ils appellent l'”homme moderne” en bloc. (p. 47)

Mais Ellul affirme contre eux

…que l'homme moderne n'est nullement areligieux: le sacré s'est seulement déplacé des objets de la foi chrétienne vers l'outil de désacralisation lui-même, c'est-à-dire la technique. Si Dieu se tait aujourd'hui, ce n'est donc pas parce que nous sommes devenus majeurs, mais parce que nous l'avons abandonné pour d'autres divinités (p. 47).

Ce sens de la responsabilité humaine est fondamental pour Jacques Ellul. On peut le voir notamment dans sa conception de l'espérance chrétienne. Espoir et Espérance se contredisent radicalement:

…tant qu'il y a de l'espoir, il n'y a guère de place pour l'espérance; et c'est quand il n'y a plus d'espoir qu'alors surgit l'espérance. L'espérance fait donc appel à une force extérieure à notre monde, lorsque toutes nos œuvres s'avèrent vaines pour modifier elles-mêmes le cours des choses. Cette force divine ne peut pas résoudre tous les problèmes humains, mais assurer les hommes de la présence de Dieu pour les aider à traverser les épreuves sans faillir… car Jacques Ellul considère que Dieu ne tient parole que si les êtres humains s'engagent totalement dans un combat spirituel pour le forcer à sortir de son silence: la prière est une lutte radicale pour rappeler à Dieu ses promesses et le contraindre à les réaliser. C'est ainsi que Jacques Ellul comprend la parole évangélique passablement énigmatique : Le royaume des cieux est forcé et ce sont les violents qui s'en emparent (Mt. 11.12) (p. 77).

La même clarté de vue dans sa Foi quand il parle de la Foi (La foi au prix du doute – 1980 - Ce que je crois – 1987)

Comme l'a montré Kierkegaard, la croyance rassemble les hommes, tandis que la foi isole. La croyance apporte des réponses aux questions de l'homme, la foi pose des questions ou déplace les questions de l'homme. La croyance exclut donc le doute, tandis que la foi le suppose et l'intègre: non pas le doute quant à la révélation, mais le doute sur soi-même, l'épreuve critique quant à ce que je crois: douter, c'est se demander si nous ne sommes pas simplement remplis de croyances. Foi et croyances sont mêlées… (p. 83).

C'est pourquoi Jacques Ellul ne peut supporter l'aspect propagandiste d'une mystique à la Billy Graham, ce grand prédicateur protestant américain

“Tout son témoignage était faussé, vicié, altéré par le fait même des moyens techniques de propagande” (Ellul). L'un des facteurs de cette perversion est l'inflation de l'image au détriment de la parole: “Image de la foule, orchestration, projecteurs, et dans ce contexte, l'homme qui parle n'est lui-même qu'une image”. Le christianisme est ainsi transmis avec les mêmes méthodes que le stalinisme ou le nazisme: les chrétiens devraient prêter davantage attention au choix des moyens, sous peine de voir les moyens prendre la place des finalités; car les meilleures fins sont corrompues par les pires moyens (p. 89).

Agir dans la Foi

D'où, une proposition de Jacques Ellul dans le domaine de l'action chrétienne (ou d'ailleurs pleinement humaine simplement)

Sur le modèle de la notion de non-violence, Jacques Ellul a forgé un concept nouveau: celui de la “non-puissance”. À ce sujet il institue une dialectique à trois termes: la puissance, l'impuissance et la non-puissance. La puissance est la capacité de faire; l'impuissance est l'incapacité à faire; et la non-puissance est la capacité de faire et le choix de ne pas faire, ou pour le dire autrement, le renoncement à faire tout ce que l'on serait en mesure de réaliser “même pour défendre sa vie”, précise-t-il. La non-puissance n'a donc rien à voir avec l'impuissance. Or, Jésus, qui, en tant que Dieu était tout-puissant, a adopté une attitude de non-puissance, et non seulement de non-violence: lorsqu'il demande à Jean-Baptiste d'être baptisé par lui, lorsqu'il résiste aux trois tentations du Diable qui l'incite à manifester sa puissance, lorsqu'il refuse d'accomplir certains miracles, lorsque au moment de son arrestation il ne fait pas appel à des légions d'anges, et lorsqu'il résiste aux injonctions qui lui sont faites de descendre de la croix. Jacques Ellul voit dans tous ces exemples une application par Jésus de son enseignement du Sermon sur la montagne. À la suite du Christ, les chrétiens sont donc invités à entrer dans un chemin de non-puissance. (p. 113)
Seule la non-puissance aujourd'hui peut avoir une chance de sauver le monde (Ellul p. 201) (p. 115). Ce pourrait être une des raisons pour lesquelles Jacques Ellul n'aime (pas plus que son ami Bernard Charbonneau), la vision – la connaît-il vraiment? ‒ de Pierre Teilhard de Chardin qui semble répondre “aux besoins de consolation dans la société (technicienne) où il se trouve (p. 155).

Le Professeur de Droit applique bien sûr cela dans son domaine dès son premier livre: Le fondement théologique du droit (1946)

Lorsque le droit naturel disparaît, l'État a les mains libres pour promouvoir une conception purement technique du droit: l'État est lui-même juge de la loi à laquelle il attribue comme seule finalité la raison d'État. Cette évolution est néanmoins contre-productive: pour n'avoir voulu prendre comme mesure que l'efficacité, le droit devient radicalement inefficace. Il n'y a plus de droit lorsque l'État se prend lui-même pour mesure du droit et confond sa volonté avec la justice (p. 164).
Quant à l'Église, elle est témoin de la justice de Dieu à l'égard de l'État. La prédication et la foi ne sont pas des affaires privées, car elles engagent la vie tout entière. L'Église doit présenter l'exigence de l'homme… elle doit affirmer les limites du droit, juger du système juridique (notamment s'il respecte les droits de l'homme), et rectifier le droit si nécessaire, voire entrer en lutte ouverte contre lui, l'Église est sentinelle… quelle ironie quand on considère ce qu'est notre Église! (Ellul, p. 105) (p. 165).

D'où les prises de position de Jacques Ellul sur les modalités d'action des chrétiens dans le monde (Présence au monde moderne, 1948)

L'intellectuel chrétien est un laïc qui cherche à penser sa foi, et qui veut discerner la volonté de Dieu pour le monde. L'homme est submergé par les médias de mythes explicatifs, et vit dans un rêve permanent. Les intellectuels adhèrent le plus souvent à ces mythes, et ne peuvent plus s'exprimer que par des moyens techniques: ils sont devenus des techniciens et leurs champs d'action, qui paraissent s'accroître, se restreignent en réalité au domaine dans lequel leur instrument peut agir. Le premier devoir d'un intellectuel chrétien est la prise de conscience du monde et de soi, le refus des illusions, des mythes et des conformismes, afin de revenir aux faits concrets, et de discerner derrière eux la réalité sur laquelle ils reposent. Cette prise de conscience ne peut venir que du Saint Esprit. Elle produit trois conséquences: retrouver le sens du prochain, retrouver le sens de l'événement, retrouver les limites du sacré (Ellul, p. 98) (p. 168).

La prière, signe de Foi

Mais le tout peut se résumer à une attitude de vie très fortement décrite dans L'impossible prière (1972)

Il n'y a en fait qu'une seule raison de prier, quand on nous détourne de la prière: c'est le commandement de Dieu. Il s'agit d'un commandement dans la liberté, sans contraintes ni sanctions: il n'y a pas de devoir de prière. La prière appartient à la totalité de la vie, elle est la trame ininterrompue sur laquelle vient se broder la chaîne de mes occupations, décisions, sentiments, actes, et qui permet de résister à toutes les sollicitations. Pour que le commandement de prier devienne la raison de prier, il faut le recevoir dans la foi; la prière ne peut être que l'expression de la foi; l'absence de prière, la difficulté pour prier sont le test de l'absence de foi (p. 206).

D'où le renvoi vers la responsabilité personnelle de chaque être humain, surtout dans le contexte culturel du monde actuel

Je crois essentiellement à l'importance de l'initiative humaine. À mes yeux, l'important est de restituer à l'homme le maximum de ses capacités d'indépendance, d'invention, d'imagination. C'est ce que j'essaie de faire en le provoquant à penser. J'essaie dans mon œuvre de lui donner les cartes pour qu'il joue ensuite son propre jeu. Pas le mien. Seule la redécouverte de l'initiative de l'individu est radicale en ce temps-ci. Mais cela implique que je ne fournisse pas un programme. À la fin de mes livres, chaque lecteur est appelé à prendre ses initiatives et ses décisions propres (J. Ellul, À temps et à contre-temps, 1981, p. 203). (p. 45)

Iconoclasme contre l'image dominante et asservisante

Cela mène à une position radicalement “iconoclaste” par rapport aux tendances du monde actuel comme le propose l'un des best-seller de Jacques Ellul, La parole humiliée (1981)

Alors que la vue me donne une évidence, la parole exclut l'évidence, elle est paradoxale, car elle rend compte directement de l'ambiguïté de l'homme. Si notre société moderne privilégie l'image, c'est parce que sa tentation majeure, liée à l'hégémonie technicienne, consiste à assimiler Réalité et Vérité: à nous faire croire que le réel est le vrai. Telle est notre condition moderne, nous avons humilié la parole, et par conséquent la Vérité. (p. 47)
[…] En fin de compte, la Bible ramène tout à la parole, et ne laisse rien à la vue: la révélation biblique est radicalement hostile à tout ce qui est visuel. La vue n'est pas condamnée en soi, mais ce qui est exclu, c'est de saisir Dieu par la vue (c'est-à-dire de ramener la Vérité à la Réalité) ou de prétendre que ce que l'on voit peut être Dieu (ce qui signifie faire de la Réalité la Vérité). L'incarnation est le seul point de l'histoire terrestre où la Vérité rejoint la Réalité et la pénètre totalement. L'Incarnation finie, nous retombons dans notre condition d'homme où le Réel n'est pas le Vrai.
Dans notre société technicienne, la progression triomphale des images entraîne une régression de la parole. Tout est transformé en spectacle, et la société se donne en spectacle à elle-même. La mutation majeure consiste à rendre l'image plus réelle que la réalité elle-même: la vue permet d'évacuer la Réalité parce qu'elle n'est plus confrontée à la Vérité.
Le triomphe actuel de l'image est intrinsèquement lié au développement de la technique: il existe une exigence réciproque de l'image et de la technique, et finalement une sorte de connaturalité entre les deux. La profusion d'images est imposée par la technique, simplement parce qu'il est possible de le faire: on passe du possible à l'effet par nécessité, et l'homme vivant dans un milieu technicien exige que tout soit visualisé.
[…] Il s'agit donc d'adopter une attitude iconoclaste en conséquence logique de notre foi: “Iconoclasme indispensable à l'égard de cette effroyable machine de guerre antihumaine qu'est l'audiovisuel, en tout point comparable aux idoles anciennes pour qui le sacrifice humain était la condition de leur vérité montrée”. Le second champ de l'iconoclasme nécessaire est le refus de l'ordinateur comme raison dernière: cela ne revient pas à récuser la science, mais sa prétention exclusive et réductrice. Afin de nous préparer à la réconciliation entre parole et image, et entre Vérité et Réalité, qui ne nous est promise que pour la fin des temps, il nous appartient de ramener l'image à sa fonction, c'est-à-dire à développer une conduite iconoclaste à l'encontre de son adoration (pp. 247…249).

Non-puissance et mort pour accéder à la vraie Vie

Tout cela mène à une éthique chrétienne qui est celle de la “liberté” et que l'on peut retrouver dans les textes de Jacques Ellul publiés après sa mort par Frédéric Rognon sous le titre Théologie et Technique. Pour une éthique de la non-puissance (2014)

L'éthique de la liberté implique de reconsidérer le conflit comme une valeur de survie pour l'humanité. Or l'ordinateur exclut la tension, le dissensus, la négociation. Tant qu'il y a de la vie, il y a du conflit, et il s'agit d'en insuffler lorsque la sclérose guette.
Enfin, une éthique de la transgression et de la profanation consiste à réduire les objets techniques à des outils utiles, mais dépourvus de toute signification au-delà de cette utilité, et ne méritant certainement pas notre dévotion ni le sacrifice de nos relations humaines et de notre vie spirituelle. Il ne s'agit pas de renoncer à vivre dans l'univers de la technique, mais de cesser de servir le sacré technicien, pour ramener les objets techniques à notre service.
Cette éthique chrétienne est susceptible d’ouvrir une issue et une espérance: si chacun obéit à sa vocation chrétienne, le système technicien est changé par là même; si les chrétiens entrent dans cette voie éthique, alors il peut y avoir une mutation du système technicien (p. 322).

On peut terminer ce parcours interpellant par l'évocation par F. Rognon des conférences de Jacques Ellul rassemblées et publiées en 2016 sous le titre Mort et espérance de la résurrection.

L'immortalité de l'âme n'est pas une notion biblique, mais grecque. Augustin a une théologie déplorable, puisqu'il essaye de concilier pensée grecque et pensée chrétienne. Thomas d'Aquin a lui aussi incorporé beaucoup d'éléments aristotéliciens dans le christianisme, dont l'immortalité de l'âme. Selon la Bible, l'âme est mortelle comme le corps: rien ne subsiste, c'est le néant. L'homme meurt tout entier et ressuscite tout entier, corps et âme. Quant à l'esprit, il est une partie de Dieu en nous, mais il n'est pas nous; il revient à Dieu à notre mort, mais ce n'est pas l'immortalité. La mort n'est pas le sommeil, mais notre disparition totale: nous sommes entre les mains de Dieu, mais nous ne savons pas ce que cela implique. Notre résurrection est donc un miracle d'autant plus inouï.
[…] Il y a une contradiction entre la mort comme destruction et la mort comme passage vers Dieu, qu'il faut accepter de ne pas comprendre. La contradiction disparaît quand on situe la mort par rapport à Dieu. Nous avons à renoncer pendant notre vie à tout facteur de puissance. Cependant, si nous avons peur de la mort, cela ne veut pas dire que nous sommes de mauvais chrétiens. Ce n'est pas Dieu qui décide de la mort de telle personne, pas plus que de chaque événement qui se produit sur terre: ce sont les lois biologiques; mais Dieu est présent au moment de notre mort, comme auprès du moindre moineau (Mt 10.29).
La mort précède la vie, comme le jour commence au coucher du soleil dans la conception juive. La résurrection a déjà commencé ici et maintenant, dès ici-bas, par l'Esprit qui habite en moi. Mais la mort est indispensable pour que la résurrection arrive à son plein effet. (pp. 325-326).