La guerre et l'évolution de l'humanité selon Pierre Teilhard de Chardin
Janvier 2023
Les Amis de Pierre Teilhard de Chardin ont fait circuler, comme cadeau de fin d'année 2022 et avec leurs bons vœux pour 2023 ‒ (une année qui, nous l'espérons, verra une démarche majeure pour mettre en évidence la “vox populi” : à l'occasion d'un pèlerinage à sa tombe au cimetière de Poughkeepsie, au Nord de New-York, cette démarche venant du cœur de fidèles animés par l'Esprit de Jésus de Nazareth, voudrait obtenir de l'Église qu'elle entame un procès en béatification de celui dont la sainteté scientifique peut répondre aux attentes intellectuelles et spirituelles d'une société immergée planétairement dans une culture techno-scientifique) ‒ le texte d'une très belle lettre qu'il a écrite de Pékin à Noël 1939 à la revue des Études, alors que la nouvelle guerre mondiale s'enclenchait en Europe. Chacun pourra prendre position par rapport à la vision de Teilhard. À mon sens cette vision, très cohérente avec sa vision généralisée d'une création en évolution et d'une humanité en voie d'unification, reste une vision “prophétique” avec toutes les limites que l'on a depuis longtemps exprimées sur la portée des “prophéties”!!!
Pierre Teilhard de Chardin, L'heure de choisir. Un sens possible de la guerre. Pékin, Noël 1939
AINSI, deux fois dans une vie d'homme, nous aurons vu la Guerre. Deux fois? ou bien, pire que cela, n'est-ce pas la même Grande Guerre qui continue? le seul et même processus d'un monde en voie de refonte ou de désagrégation? Tout paraissait si bien fini en 1918. Et voici que tout recommence.
Alors, au fond de chacun de nous, se forme la même angoisse; et, du fond de chacun de nous, monte le même soupir. Nous nous imaginions monter librement vers des âges meilleurs. Ne serait-ce pas au contraire qu'un gigantesque déterminisme nous entraîne invinciblement en rond, ou vers le bas? cercle diabolique de discordes sans cesse renaissantes ? sol qui glisse en arrière à chacun de nos pas? Le rouet ou la pente. Nos espoirs de progrès n'étaient-ils donc qu'illusion?
Comme tout le monde j'ai senti le choc du scandale et la tentation quand, remettant les pieds sur un Orient inondé par la nature et dévasté par une invasion sournoise, j'ai appris que l'Occident était en feu.
J'ai donc, une fois de plus, fait le compte et la révision en moi de tout ce que je savais, de tout ce que je croyais. Je l'ai, aussi froidement que possible, comparé à tout ce qui nous arrive. Et voilà, candidement exprimé, ce qu'il m'a semblé voir.
Et tout d'abord, non, mille fois non. Si tragique soit-il, le conflit actuel n'a rien qui doive ébranler en nous les fondements d'une foi en l'avenir. Je l'ai écrit ici même (Études, 20 octobre 1937, La Crise présente), et je le répéterai avec la même conviction qu'il y a deux ans. Là où un groupe de volontés isolées pourrait défaillir, la somme totale des libertés humaines ne saurait manquer son Dieu. Comment! Depuis des centaines de millions d'années, la Conscience montait sans arrêt à la surface de la Terre: et nous pourrions penser que le sens de cette marée puissante va se renverser au moment précis où nous commencions à en percevoir le flux? En vérité, nos raisons, même naturelles, de croire en un succès final de l'Homme sont d'un ordre supérieur à tout ce qui peut se passer. Face à tout désordre, la première chose à nous dire est donc que nous ne périrons pas. Non pas maladie mortelle: mais crise de croissance. ‒ Jamais, c'est possible, le mal n'a paru aussi profond, les symptômes aussi graves. Mais, en un sens, ceci n'est-il pas justement une raison de plus d'espérer? La hauteur d'un sommet mesure la profondeur de ses précipices. Si les crises ne devenaient pas, de siècle en siècle, plus violentes, c'est peut-être alors qu'il faudrait se prendre à douter.
Ainsi, même si le cataclysme présent était incompréhensible, nous devrions encore, par principe, continuer tenacement à croire et à marcher en avant. Ne nous suffit-il pas de savoir (si nous sommes chrétiens, surtout) que, du plus loin où elle nous apparaît, la Vie n'est jamais parvenue à s'élever que par la souffrance, à travers le mal, ‒ en suivant le chemin de la Croix?
Mais nous est-il vraiment si impossible de comprendre le sens de ce qui se passe?
À la racine des troubles majeurs où les nations se trouvent aujourd'hui engagées, je crois distinguer les signes d'un changement d’âge dans l'Humanité.
Il a fallu des centaines de siècles à l'Homme rien que pour peupler la Terre et la couvrir d'un premier réseau. Il lui a fallu encore d'autres millénaires pour construire, au hasard des circonstances, dans cette nappe originellement flottante, des noyaux solides de civilisations, rayonnant à partir de centres indépendants et antagonistes. Aujourd'hui, ces éléments se sont multipliés; ils ont grandi ; ils se sont serrés et forcés les uns contre les autres, ‒ au point qu'une unité d'ensemble, quelle qu'elle soit, est devenue économiquement et psychologiquement inévitable. L'Humanité, se faisant adulte, a commencé à subir la nécessité et à sentir l'urgence de faire un seul corps avec elle-même. Voilà la source profonde de nos malaises.
Par un sursaut suprême d'individualisme, par instinct obscur de conservation, les peuples avaient cherché, en 1918, à se défendre contre cette prise en masse qu'ils sentaient venir. Nous avons assisté alors à la poussée effarante des nationalismes, ‒ à la pulvérisation régressive des groupes ethniques au nom de l'Histoire. Et maintenant c'est la vague unitaire de fond qui s'enfle à nouveau, et qui avance, mais sous une forme rendue dangereuse par les particularismes, dont elle s'est imprégnée. Et voilà la crise déclarée.
Que voyons-nous, en effet?
En plusieurs points de la Terre, simultanément, des fractions d'Humanité s'isolent et se dressent, logiquement amenées par “universalisation” de leur nationalisme, à se poser en héritières exclusives des promesses de la Vie. La Vie, proclame-t-on là-bas, ne peut atteindre son terme qu'en suivant exactement la route prise par elle dès le commencement. La survie du plus apte. La lutte impitoyable d'individu à individu, de groupe à groupe, pour se dominer. À qui mangera l'autre Telle est la règle fondamentale du plus-être. Par conséquent, dominant tout autre principe d'action et de moralité, la Loi de la Force, transportée sans changement dans le domaine humain. Force au dehors: donc la guerre ne représente pas un accident résiduel, destiné à décroître avec le temps, mais elle est l'agent premier et l'expression même de l'évolution. Et, par symétrie, force au dedans: les citoyens soudés entre eux par le ciment de fer d'un régime totalitaire. Partout, en chemin, la coercition, sans cesse obligée de surenchérir à elle-même. Et, pour finir, une branche unique étouffant toutes les autres branches. L'avenir nous attend au terme de sélections successives. Il couronnera le plus fort individu dans la nation la plus forte. C'est dans la fumée et le sang des batailles que le Surhomme apparaîtra.
Et c'est contre cet idéal sauvage que, spontanément, nous nous sommes levés. C'est pour éviter la servitude que nous avons dû avoir recours, nous aussi, à la Force. C'est pour détruire le “droit divin” de la Guerre que nous nous battons.
Nous nous battons. Mais ici, prenons garde. Dans quel esprit, tout au fond, usons-nous de nos armes ? Esprit d'immobilité et de repos ? ‒ ou esprit de conquête ?
Il y aurait, je le crains, une façon inférieure et dangereuse pour nous de faire la guerre à la guerre: ce serait de nous défendre sans attaquer, ‒ comme si nous n'avions pas besoin nous-mêmes, pour devenir pleinement hommes, de croître et de changer. Lutter simplement par inertie; lutter pour qu'on nous laisse la paix; lutter pour “être tranquilles” ne serait-ce pas là justement nous dérober au problème essentiel posé en ce moment à l'Homme par l'âge de sa vie? “Les autres”, j'en suis convaincu autant que personne, se trompent dans les méthodes de violence qu'ils appliquent à unifier le monde. Mais en revanche ils ont parfaitement raison de sentir que le moment est venu de songer à une Terre nouvelle. Et c'est même par cette vision qu'ils sont redoutablement forts. Nous n'arriverons à équilibrer, puis à renverser leur courant, comprenons-le donc bien, qu'en surmontant leur religion de Force par une autre religion d'ampleur, de cohérence, de séduction équivalentes. En nous, contre eux, doit opérer un dynamisme aussi puissant que celui qui les anime: sinon, les armes ne sont pas égales, et nous ne méritons pas de gagner. Eux, ils apportent la Guerre comme principe de Vie. Pour riposter efficacement, nous, que leur opposerons-nous?
Plus on réfléchit à cette question, infiniment urgente, d'un plan d'ensemble à trouver pour construire la Terre, plus on s'aperçoit que, si l'on veut éviter le chemin de la Force matérielle et brutale, il n'y a d'autre issue en avant que celle de la camaraderie et de la fraternité, ‒ aussi bien entre les peuples qu'entre les individus. Non pas hostilité jalouse, mais émulation. Non pas sentimentalité, mais esprit d'équipe.
Cet évangile d'unanimité, hélas, ne peut être énoncé sans faire apparaître chez l'auditeur une sorte de pitié: “mièvre, bêlant, utopique”. Ah! que Rousseau et les pacifistes auront donc fait plus de mal que Nietzsche à l'Humanité! De nos jours, envisager sérieusement l'éventualité d'une “conspiration” humaine fait inévitablement sourire. Et pourtant saurait-il y avoir, même pour le monde moderne, de perspective plus vigoureuse, ni plus réalistiquement fondée?
Sur ces points, je me suis encore expliqué, ici même, il n'y a pas longtemps (Études, 5 juillet 1939, Les Unités humaines naturelles). Le Racisme, pour se défendre, en appelle aux lois de la Nature. Mais, ce faisant, il n'oublie qu'une chose: c'est que, parvenue au niveau de l'Homme, la Nature, justement pour rester fidèle à elle-même, a dû transformer ses voies. Jusqu'à l'Homme, oui: les branches vivantes se développent surtout en s'étouffant l'une l'autre et en s'éliminant; la loi de la jungle. À partir de l'Homme au contraire, et à l'intérieur du groupe humain, non: le jeu n'est plus de s'entre-dévorer. La sélection opère toujours, bien sûr, encore reconnaissable. Mais elle ne tient plus désormais la première place. C'est que la Pensée, par son apparition, a conféré à l'Univers une dimension nouvelle. Elle a créé, en vertu des affinités irrésistibles de l'esprit pour lui-même, une sorte de milieu convergent, au sein duquel les rameaux, à mesure qu'ils se forment, demandent à se rapprocher pour être pleinement vivants. Tout l'équilibre est changé dans ce nouvel ordre de choses. L'énergie du système n'en est pas amoindrie. Seulement la Force, sous son ancienne forme, n'exprime plus que la puissance de l'Homme sur l'extra ou l'infra-humain. Au cœur de l'Humanité, entre hommes, elle s'est muée en son équivalent spirituel, ‒ énergie d'attrait, au lieu de répulsion.
De ce point de vue, l'Humanité finale ne doit pas être imaginée sur le modèle d'une tige grossie du suc de toutes les tiges tuées par elle en chemin. Elle naîtra (car elle ne peut pas ne pas naître) sous forme de quelque organisme où, suivant une des lois les plus évidentes de l’Univers, chaque brin et chaque faisceau, chaque individu et chaque nation, s'achèvera par union à tous les autres. Non pas éliminations successives, mais la synergie. Ainsi nous parle, si nous savons l'entendre, la biologie.
Il m'est impossible, quant à moi, de découvrir une autre doctrine de force à opposer à celle de la Force.
Mais, dans ce cas, laissons toute illusion, toute paresse. Si c'est vers de pareils horizons que la Durée nous entraîne, il serait vain pour les Démocraties de rêver plus longtemps à un de ces mondes inachevés et ambigus où les peuples, sans s'aimer, mais fidèles à je ne sais quelle justice statique, respecteraient docilement leurs frontières, sans mieux se connaître que des étrangers vivant sur le même palier. Bien plus que la menace permanente d'une guerre suspendue sur nos têtes, ne serait-ce pas l'équivoque de cette situation qui a fait détoner l'Europe? Non, “cela ne pouvait plus durer”. Que nous le voulions ou non, l'âge des pluralismes tièdes est définitivement passé. Ou bien un seul peuple arrivera à détruire et à absorber tous les autres. Ou bien tous les peuples s'associeront, en une âme commune, afin d'être plus humains.
Voilà, si je ne me trompe, le dilemme posé par la crise présente. Cette guerre est d'un autre genre, elle est plus que les autres: c'est la lutte pour l'achèvement et la possession de la Terre qui a commencé.
Si nous savons voir cette situation, si nous prenons conscience, veux-je dire, du dilemme, et par suite de l'esprit que, bon gré mal gré, notre position dans le conflit nous oblige à défendre: ‒ alors nous serons trois fois forts, à notre tour, mais à la grande manière.
Forts dans notre cœur, d'abord :
parce que nous ne nous battrons plus en résignés, comme nous ferions contre le
feu, la tempête ou la peste, ‒ mais pour une belle chose à découvrir et à
bâtir, ‒ nous aussi comme des conquérants.
Forts dans notre intelligence,
ensuite: parce que nous aurons saisi le principe qui doit régler, dans ses
conditions les plus générales, la paix de demain. Demain ne continuerions-nous
pas, d'aventure, à penser secrètement l'après-guerre en termes d'humiliation
et d'annihilation pour le vaincu? Et, dans ce cas, où est notre vertu? Est-ce
donc nous qui allons parler maintenant la langue de l'adversaire? ‒ Et à quoi
cela nous servirait-il de restaurer l'un quelconque des ordres anciens, quand
c'est de ceux-ci précisément qu'il s'agit de sortir?
Forts contre ceux qu'il faut réduire, enfin. Et ceci est le corollaire immédiat et la conclusion de tout ce que je viens de dire. ‒ Guerre économique, guerre d'usure, aimons-nous à dire. Mais combien plus, si j'ai raison, guerre de conversion, parce que guerre d'idéals. Sous la carapace des avions, des sous-marins et des tanks, deux conceptions opposées d'Humanité s'affrontent en ce moment. C'est donc dans les profondeurs de l'âme que doit se dénouer la bataille. ‒ Que, sous le choc des événements, la passion d'unir s'allume en nous, plus ardente qu'en face la passion de détruire. Peut-être, à cet instant, derrière nos coups, l'autre arrivera-t-il à percevoir que nous le respectons et le désirons plus qu'il ne pense nous haïr. Il reconnaîtra que nous ne lui résistons que pour lui apporter ce qu'il cherche. Et alors, atteint dans sa source, le conflit mourra de lui-même, et pour toujours.
“Aimez-vous les uns les autres”. Ce précepte de douceur, humblement jeté il y a deux mille ans comme une huile lénifiante sur la souffrance humaine, se révèle à notre esprit moderne comme le plus puissant, et en fait comme le seul principe imaginable d'un équilibre futur de la Terre. Nous déciderons-nous enfin à admettre qu'il n'est ni faiblesse, ni douce manie, ‒ mais qu'il intime une condition formelle des progrès les plus organiques et les plus techniques de la Vie?
Si oui, ce serait la vraie victoire qui nous attend, et la seule vraie paix.
La Force désarmerait au cœur d'elle-même, parce que nous aurions enfin mis la main sur plus fort qu'elle, pour la remplacer.
Et, l'Homme devenu grand aurait trouvé
sa voie.
Pékin, Noël 1939
Voici donc ce qu'un
des meilleurs penseurs du 20e siècle nous a laissé comme message! À nous
d'en mesurer les limites, mais également les ressources potentielles de
réflexion et d'action!