Le devoir d'imprévoyance: n'accueillir que le présent ou l'utile?
Août 2022
Parce qu'il est tombé sous mes yeux dans l'édition originelle des Éditions du Cerf (encore domiciliées à Juvisy en Seine‒et‒Loire à l'époque) avec l'avis “digne d'être publié” des RR. PP. Marie‒Dominique Chenu (1895‒1990) et Yves‒Marie Congar (1904‒1995) et un Imprimatur parisien du 8 décembre 1933, le livre d'Isabelle Rivière, Sur le devoir d'imprévoyance. Petit traité d'économie pratique, 336 pages (imprimé chez Casterman à Tournai, Belgique) m'a intrigué et interpellé à bientôt 90 ans de sa parution!
Après la Grande Guerre (1914‒18) et la crise économique et financière de 1920 dont on entend l'écho, le contexte de cette publication évoque les nombreux drames d'un capitalisme en maladie infantile grave. La réaction “spirituelle” proposée est à la mesure de ces angoisses. Était‒ce justifié? Est‒ce un exemple qu'il faudrait re‒proposer aujourd'hui? Dans ces termes ou autrement?
Quand Jacques Rivière (1886‒1925), grand
ami et éditeur de Alain‒Fournier
(Henri‒Alban Fournier, 1886‒1914, auteur de
Le Grand Meaulnes, 1913) décède en
1925, c'est sa femme Isabelle, sœur
d'Alain‒Fournier, qui poursuit une carrière
littéraire très marquée par son engagement
catholique fervent. Cet engagement explique
le ton passionné, que l'on peut qualifier de
spirituel voire mystique, de son volume sur
le devoir d'imprévoyance qui se présente
d'ailleurs comme un hommage à son mari,
souvent cité.
Pour l'époque, le livre est
étonnamment et abondamment nourri de
l'Écriture Sainte, surtout les Psaumes et
les Évangiles, presque toujours cités de
façon pertinente!
Définir l'économie
C'est par cela qu'elle commence.
Simplement nous avons oublié le vrai sens du mot économie.
Comme tant de choses dont le principe est bon, on a poussé celle‒ci à la faire sortir d'elle‒même; puis on a fini par ne plus retenir d'elle que ce sens forcé. Cherchons dans le dictionnaire: le mot économie vient du grec oikia: maison, et nomos: règle; il signifie règle dans la dépense, dans la conduite d'une maison. L'économe est celui qui gère. Économiser ne veut pas dire: mettre de côté – c'est par abus, par mauvaise habitude, par déviation, que l'on applique le mot à ce qui est la déformation, la caricature de la chose. Économiser cela veut dire utiliser au mieux, faire rendre aux ressources dont on dispose le maximum, avec le minimum de perte. C'est donc éviter le non emploi au même titre que le gaspillage, qui est le mauvais emploi. La véritable économie c'est d'employer ce que l'on a.
… Mettre le feu à une pièce de blé mûr ou laisser la terre en jachère aboutit, n'est‒il pas vrai, à peu près au même résultat? Tout ce qui est en ce monde est fait pour servir et, parce qu'il n'y a que ce qu'il faut pour tous, le pain que l'on ne sème pas, tout comme celui que l'on jette, on l'enlève à quelqu'un. Il est mal, il est monstrueux de payer mille francs un dîner aux Ambassadeurs, cinq cents francs une bouteille de champagne au dancing à la mode, quand tant de gens ont faim; mais mettez la même somme dans un bas de laine, c'est aussi mal, aussi monstrueux. ‒ C'est parfois plus mal encore. Car, au moins, de ces folies quelques personnes ont profité, et si c'est un bien méprisable gagne‒pain qu'elles y ont trouvé, du moins n'étaient‒elles pas sans doute elles‒mêmes toutes méprisables. Tandis que cet argent que l'on entasse et que l'on enferme pour d'hypothétiques besoins, à quoi bientôt on sacrifie la satisfaction même de ces besoins, à qui sert‒il? Il y avait quelqu'un en ce monde à qui il était indispensable et qui en est ainsi privé. Si l'on veut qu'une graine germe et qu'elle produise du fruit, à moins d'être imbécile on ne la met pas dans une boîte. En l'utilisant sans doute on l'use, on la détruit, mais elle donne naissance à vingt autres.” (pp. 38‒39)
C'est donc probablement un trop grand souci du lendemain qui serait à l'origine de nos mauvais comportements:
C'est la paresse d'aujourd'hui; il n'y a pas de paresse de demain. On ne saurait travailler aujourd'hui dans le futur. C'est l'obsession, la hantise de notre lendemain qui paralyse notre aujourd'hui et, étouffant dans leur germe les fruits dont il était riche, aussi sûrement que la paresse, mène à la ruine et à l'hôpital. (p. 42)
D'où le conseil: Pour ne jamais manquer d'argent, dépensez‒le!
Volontiers, je rapporterais ce mot d'une fillette à sa mère, qui est bien autre chose qu'une délicieuse absurdité: “Dépêche‒toi de te servir de ton argent pendant que tu en as, parce qu'après tu n'en n'aurais plus!” Oui, dépêchons‒nous de le faire travailler tandis que nous le tenons, parce qu'il filera sinon sans avoir rien fait. Dépêchons‒nous d'utiliser ce qui nous est prêté aujourd'hui, demain nous ne l'aurons peut‒être plus, et nous aurons manqué l'occasion d'acquérir une belle chose utile, de faire une œuvre bonne, qui valaient beaucoup plus que l'argent que nous eussions donné pour elles. (p. 44)
Et l’œuvre bonne par excellence reste le bien des personnes autour de nous!
Malédiction sur celui qui veut plus qu'il ne lui faut, qui rassemble autour de lui pour le jour à venir le bien qui était aujourd'hui la part de ses frères!
Si, dans le monde entier, chacun de ceux qui le peuvent nourrissait un pauvre, il n'y aurait plus un être, dans le monde entier, qui ne mange à sa faim. (p.49)
Pour une société de partage et de communion
D'où une série de conseils pour une société de communion telle qu'on semble la voir se développer dans les toutes premières communautés chrétiennes:
Combien la vie deviendrait d'un seul coup prodigieusement facile et heureuse si chacun, tout en donnant la pleine mesure de son travail, se contentait de ce qui répond strictement à son besoin! Le véritable système social fondé sur l'Évangile serait une sorte de parasitisme universel, écrivait Jacques Rivière [ dans À la Trace de Dieu, p. 98]:
1. Chacun vivant sur un autre, chacun donnant ce qu'il a et réclamant d'un autre ce qu'il lui faut. Quelque chose dans le genre de vie que nous menons ou que nous devrions mener ici [= dans les camps de prisonniers où se trouvait alors Jacques Rivière];
2. Recevoir des colis, et en donner à ceux qui n'en n'ont pas. Avoir sa vie tout entière aux mains des autres, attendre tout d'autrui, et qu'autrui attende tout de vous.
Les premiers chrétiens l'ont prouvé que ce système était possible, qui mettaient tout en commun et ne connaissaient plus d'autre monnaie d'échange que le travail et l'amour.” (pp. 68‒69).
“Que l'idéal soit celui de la paix universelle ou celui du communisme, il est non seulement possible, mais étonnamment facile à atteindre. Une seule condition pour cela est nécessaire: c'est que tous les hommes le veuillent à la fois; c'est qu'ils le veuillent de toute leur sincérité, de tout leur cœur. Mais tant qu'il y aura un peuple qui garde prudemment un dépôt d'armes cachées, un homme qui sort avec un browning chargé dans sa poche revolver – l'un et l'autre pour se défendre en cas d'agression – on se battra de par le monde. […] Tant que le manque de confiance et la haine présideront à ces grands mouvements des sociétés, aussi longtemps que toute réforme sociale tendra à retransformer les pauvres en riches, (alors que) tout précepte chrétien tend au contraire à transformer les riches en pauvres [À la Trace de Dieu, p. 99], il y aura la guerre, il y aura la misère, et l'argent sera roi, et il continuera à nous asservir pour Satan son maître” (pp. 69‒70).
L'argent clef de voûte et moteur de la culture du gaspillage
Parce que le “nerf de la guerre” reste l'argent:
L'argent n'est rien en soi, puisque c'est une chose morte. Dans l'ordre de la création, il ne vaut pas même une feuille, pas même un lichen. Aussi bien matériellement que moralement, c'est une valeur fictive; ce sont les hommes qui lui confèrent son degré d'importance. Avant la guerre [de 1914‒18] un billet de cent francs représentait quatre paires de souliers; actuellement c'est tout juste s'il en représente une. (pp. 70‒71).
Derrière ces affirmations que “ceux qui ont trop d'argent sont misérables” ou que “l'argent c'est l'ennemi”, ou encore que “l'amour de l'argent tue l'humain en l'homme” ou qu'il “ôte l'homme à lui‒même” et “le prive de Dieu” … Isabelle Rivière tente de proposer une spiritualité de la non‒prévoyance dans la seconde partie de son livre intitulée “Contre la prévoyance spirituelle” (pp. 114‒205).
Elle y rencontre immédiatement l'objection: n'est‒ce pas se confier imprudemment au hasard?
‒ Alors, vous vous désintéressez de demain? Vous refusez de diriger votre vie? Vous la livrez au hasard, et ça ne vous fait pas peur?
‒ Voilà bien cette maladie moderne, d'attribuer au hasard tout ce à quoi on ne met pas soi‒même la main, d'appeler hasard, c'est‒à‒dire force aveugle, l'ordonnateur le plus précis et minutieux, simplement parce qu'on ne devine pas sur le champ ses mobiles! ‒ Le chrétien ne livre pas sa vie au hasard; il la livre à Dieu, c'est‒à‒dire à celui qui l'ayant tout entière dans la main, sans doute s'y connaît mieux que lui pour la manœuvrer. (p. 116).
On notera au passage l'attribution à Dieu du qualificatif d'”ordonnateur” … à une époque où le mot “ordinateur” (et les réalités qu'il évoque) n'existait pas du tout!
Tout est “donné” et seule l'humilité soutient les grands progrès de l'humanité
La
seconde réponse de l'Auteure souligne les
traits d'une civilisation d'illusions dans
laquelle se développent les défis de la
prévoyance et de l'imprévoyance.
Et
d'abord: nous n'avons pas choisi de naître
ou de mourir; le créateur est derrière cette
réalité:
Il a fallu naître quand Dieu l'a voulu. [L'homme] n'est pour rien dans cet événement essentiel: sa naissance, dans ce formidable tout de son être: son existence. Et il n'a point eu la liberté de se refuser lui‒même; le fait qu'il est là, avec tout ce qu'il a reçu pour constituer ce qu'il est, s'est passé, pour se produire, de son consentement comme de son intervention. (p.121).
Inversement, si Dieu a sonné notre heure, tous nos efforts – et quand nous y joindrions ceux de la terre entière – ne sauraient nous retenir en vie. Toute notre volonté, consciente ou inconsciente, ne saurait nous procurer un sursis d'une seconde, quoi qu'en ait pensé Mr Coué – qui est mort. L'homme n'est pas maître de son souffle, pour pouvoir retenir son souffle, et il n'a aucune puissance sur le jour de sa mort (Ecclésiaste, VIII.8). (p.122).
Cela vaut aussi pour les merveilles des inventions humaines:
Certes, c'est un être admirable que l'homme – comment ne le serait‒il pas puisque Dieu l'a fait à son image? Parfois devant quelqu'une de ces machines merveilleuses qui sont sorties de son cerveau, monstres de force et miracles de précision qu'il manœuvre du bout du doigt, on se sent soulevé d'enthousiasme, éperdu de respect pour la grandeur de la créature. Mais la machine éclate et l'homme est pulvérisé. Un trou d'air et l'avion s'écrase sur le sol. Un petit coup de mistral et le Zeppelin géant est plaqué à terre, d'où il faut douze cents hommes pour le décoller. La mer se fâche et engloutit le majestueux transatlantique avec tous ses raffinements et ses perfectionnements. (pp. 123‒124)
Et la médecine n'y pourra rien!:
On trompette partout que la médecine gagne chaque jour sur les maux des hommes: la lèpre, dit‒on, a disparu des pays civilisés; la peste est jugulée; le choléra est mort. Mais on se garde d'attirer l'attention de cette bonne pâte de public sur l'encéphalite léthargique, la poliomyélite ou la méningite cérébro‒spinale, qui viennent de naître et contre lesquelles notre victorieuse médecine est désarmée. Un mal vaincu, un autre surgit.
D'ailleurs ne se presse‒t‒on pas beaucoup de proclamer qu'un mal est vaincu? Qu'est‒ce que c'était donc que cette peste ou ce choléra déguisés en grippe espagnole? Et quel mauvais petit doute s'en vient taquiner la sécurité du bon public quand il découvre, en deux lignes au bas d'une colonne de journal, qu'on a inauguré la veille le pavillon des lépreux à l'hôpital Saint‒Louis! Un pavillon de lépreux? … il y a donc des lépreux à mettre dedans?” (pp. 124‒125).
Et l'évolution des communications (la T.S.F.!!) et de l'exploration spatiale?
‒ Mais vous êtes étonnante! C'est une science qui ne fait que débuter! Tout y est encore à découvrir; elle a le temps de progresser; ce qu'on ne sait pas aujourd'hui, on le saura demain. On arrivera à discerner, puis à neutraliser, les influences encore inconnues qui brouillent les émissions, et un jour, ce sera prodigieux: on communiquera par l'ouïe, par la vue, par le toucher, librement à travers la terre entière, sans bouger de son fauteuil! Ensuite on joindra Mars, et les mondes se parleront d'un bout à l'autre du ciel!
‒ Oui … l'homme est capable de tout …
C'est dommage seulement que lorsqu'il a mis tant d'années, tant de soins, dépensé tant de vies à faire de si belles choses, il suffise d'un tout petit frisson de la terre, un souffle, un crachement, pour tout anéantir.
Raz de marée, tempête, secousse sismique, volcan qui se rallume – et l'homme, son œuvre et son domaine sont balayés de la surface du globe comme disparaissent d'un coup de torchon ces milliards de poussières qui vivaient paisiblement installées sur votre bureau. La voix de Yahweh brise les cèdres, Yahweh brise les cèdres du Liban (Psaume XXIX,5‒6). (p. 127)
Cette illusion de maîtrise est contredite par l'action même des humains:
Nous mêmes nous nous chargeons trop souvent, dans notre folie, d'anéantir sans attendre le coup de Dieu, le fruit de nos efforts. Notre siècle enivré de sa science, de sa culture, de sa liberté, croyait ouvrir une ère de bonheur dans la jouissance de tout le bien‒être, de tous les plaisirs que lui permettait cette civilisation arrivée au plus haut degré de raffinement… Mais l'appétit de posséder déchaîne la guerre sur le monde. Des millions d'hommes meurent… (p. 129)
La seule action vraiment “utile” : laisser faire la Vie
Positivement, il faut laisser faire la “Vie” qui donne au jour le jour l'essentiel pour se développer selon le dessein créateur de Dieu tel qu'il est voulu pour chaque personne et à chaque moment de l'histoire.
…par la plus douce des miséricordes, notre peine, comme notre tâche, ne nous est présentée que goutte à goutte; nous n'avons à y fournir que goutte à goutte. Et l'effort une fois donné, notre âme et notre corps se reforment pour répondre à l'appel suivant, comme après la tétée de trois heures, le lait remonte lentement dans le sein de la mère pour la tétée de six heures. (p. 157).
De même que l'argent n'a point de valeur en soi – mais il prend celle de l'objet contre quoi vous l'échangez, et c'est seulement par cet échange, c'est‒à‒dire à l'instant où il devient autre chose, qu'il arrive pour ainsi dire à l'existence ‒ , de même la vie ne vaut que par l'usage qui en est fait. Aussi longtemps qu'elle ne s'emploie pas, elle n'est pas (p. 244).
…le plus petit instant de vie nous rapproche de la mort et la construit. Heureux qui de sa vie bâtit sa mort et non point se défend contre elle! Heureux qui ne songe point à lui rien marchander, mais seulement à aller à sa rencontre avec tout ce qu'il a. Heureux qui, par l'habitude de ne rien soustraire de soi aux demandes de la vie, fait de la sienne une sorte d'apprentissage de la mort – laquelle est la grande demande, l'examen définitif, où il faut apporter tout ce que l'on sait, tout ce que l'on est. Tout ce qui l'a précédée ne nous a servi de rien si nous n'y avons vu que jouissances et jeux, si nous n'avons pas compris que ce ne devait être qu'exercices préparatoires à cet instant‒là. (p. 252).
Négativement, cela
signifie qu'il faut tenter de bannir
l'inutile de la vie:
L'inutile seul est inacceptable: il obstrue, il empêtre, il prend de la place, du temps, des forces qui sont perdus pour l'utile, il nous distrait du nécessaire, il nous use en fumée. À lui seul il n'est pas permis de se donner, contre lui seul il faut se défendre. Supprimer de sa vie l'inutile, voilà l'unique économie, la vraie, celle que Dieu commande, parce que celle‒là – et nulle autre – nous met en réserve un bien réel, c'est‒à‒dire un bien durable. Avare de sa personne quand c'est l'inutile qui la requiert, oui! Impitoyablement fermé, verrouillé contre toute entreprise de la futilité, oui! C'est ici avarice non seulement permise, mais voulue, mais aimée de Dieu, lequel nous a prévenus qu'il nous serait demandé compte même d'une parole oiseuse (Matthieu XII,36). (pp. 304‒305).
Et dans les exemples d'inutilités offertes par la société on trouve cette description qui oblige à réfléchir aux valeurs développées dans la société actuelle par tous ces “festivals” où se précipitent des foules abêties et entassées comme des sardines:
Une revue de music‒hall est inutile, et tant d'argent, tant de travail, et le temps que vous y passez sont misérablement gaspillés, parce qu'elle rabat l'homme sur lui‒même, que l'excitation sensuelle qu'elle provoque en lui, laquelle n'a d'autre fin que strictement charnelle, l'arrache à l'esprit pour le livrer aux basses puissances destructrices de l'être. (p. 305).
Responsabiliser
Et tout cela revient finalement à une prise de responsabilité personnelle de chaque individu:
Si le monde marche si mal, ce n'est pas que Dieu l'a bâti à la diable, c'est qu'il y a des gens qui n'y remplissent pas leur place, soit qu'ils n'aient pas pris la peine d'apprendre à la tenir parce qu'ils ne veulent pas l'aimer, soit qu'ils ne puissent pas la tenir, parce qu'ils ne sont pas construits pour elle. Si chacun, dans la place qui correspond à ses aptitudes, faisait exactement, scrupuleusement et amoureusement ce qu'il doit faire, il n'y aurait plus besoin de compter sur les révolutions pour ramener l'ordre et le bonheur chez les peuples. Mais tant que l'électricien qui vient poser le chauffe‒bain le montera à l'envers, tant qu'un entrepreneur bâtira des maisons qui s'écroulent, tant qu'il y aura des agrégés de grammaire à qui l'on fera enseigner la géographie, des coiffeurs qui seront députés, des avocats qui seront ministres, des mères qui danseront pendant que leur enfant est à la cuisine, des instituteurs qui apprendront à leurs élèves que Dieu n'existe pas – c'est‒à‒dire tant qu'il y aura des gens qui ne savent pas leur métier ou qui sabotent volontairement le travail, il y aura du désordre, du temps perdu, du malaise; tant qu'il y aura de l'insuffisance, il y aura du mécontentement et du malheur. L'unique façon d'économiser son temps, c'est de faire bien ce que l'on fait, non pas de le refuser à ceux qui en ont besoin. Que chacun aime sa place parce que c'est celle où Dieu l'a mis, et s'efforce de lui être égal – alors tout ira bien et tout le monde sera satisfait. (pp. 310‒311).
Et chacun a son charisme, sa vocation propre, avec la responsabilité qui en découle:
Quand vous emploieriez l'Église entière à faire de votre fils un apôtre, si Dieu l'avait créé pour être père de famille, il réussira peut‒être à ne point réaliser le vœu de Dieu, mais alors il aura fait double mal; sa place de père sera vide, sa place de prêtre sera mal remplie. (p. 312).
Au‒delà d'un aspect trop exclusivement “chrétien‒catholique” (qui correspond d'ailleurs à l'ambiance ecclésiale de ces années entre les deux grandes guerres mondiales), la requête humaniste d'Isabelle Rivière peut suggérer des voies de résistance humaniste à l'emprise illimitée et sans scrupule sur toute la société d'un “monde des affaires” toujours plus technicisé .