La Théologie face à la révolution numérique
Mars 2022
Comme pour les livraisons de Janvier et
de Février, on est heureux de voir se
développer, ici ou là, une réflexion
“chrétienne et critique” sur la culture
numérique.
C'est ce que tente de nous
apporter François Euvé, s.j. dans la Revue
Théologique de Louvain, 52e année, 2021,
fasc. 4 (octobre-décembre), pp. 550-567,
sous le titre La Théologie face à la
révolution numérique.
François
Euvé entend limiter son propos à une
réflexion sur l'intelligence artificielle:
“c'est-à-dire ce champ de recherche et
d'applications qui vise à développer des
machines se rapprochant de l'intelligence
humaine” (p. 551).
Il ne prend pas en
compte l'ensemble des questions que soulève
la “culture numérique” par rapport à 3.500
ans de “culture alphabétique” dans
laquelle le Livre ou la Loi ont modelé nos
civilisations dites “occidentales”, et,
notamment, la Théologie.
D'entrée de jeu
on est aussi étonné, que cette réflexion
venant d'un Père Jésuite ne fasse en aucune
façon référence, fut-ce allusive, à la
pensée du grand Jésuite que fut Pierre
Teilhard de Chardin dont la vision
scientifique et théologique doit
aujourd'hui, impérativement, soutenir une
réflexion critique sur les rapports entre
théologie (judéo-chrétienne) et révolution
culturelle numérique et planétaire.
D'entrée de jeu également – et comme pratiquement toute la littérature francophone touchant à ce sujet – l'Auteur se moule dans l'utilisation non critiquée du faux ami que constitue l'expression “intelligence artificielle”. La gestion de plus en plus rapide (et éventuellement “intelligente” - ce qui est à prouver dans chaque application particulière) d'une grande masse d'informations (les “données”, data) met la théologie en présence d'une mécanisation de l'information et de sa communication (information automatique ou infor-matique) ... et non face à une démarche “intelligente” au sens français du mot!
La réflexion de l'Auteur s'applique à évaluer le “spécifique humain” en tenant compte de l'image théologique de l'humain créé par Dieu telle que la Bible et une théologie de type scolastique ont pu l'exprimer: en quoi l'humain créé à l'image à la ressemblance de Dieu son créateur “reste au-delà de toute simulation mécanisée des comportements intelligents humains” (p. 552).
En se référant abondamment à N.L. Herzfeld (éd) Religion and the New Technologies (2017): “Les développements de l'intelligence artificielle invitent à nous poser la question de savoir ce qui nous fait véritablement humain” (p. 554-555).
Si
l'Auteur développe abondamment les risques
d'idolâtrie nouvelle engendrée chez l'humain
par rapport à une réalisation “matérielle”
qui émane de lui, avec toutes les critiques
“prophétiques” contre ce phénomène
d'idolâtrie de sa propre création par
l'humain (pp. 557-560), il reconnaît
timidement que ces progrès pourraient aider
l'humain dans son développement:
“Face à
la complexité du monde, l'intelligence
serait la capacité de savoir s'y orienter,
et les machines qui en sont dotées
pourraient nous y aider. Dès 1948, dans un
article qui fit date (Le Monde du
28.12.1948), Dominique Dubarle, dominicain
et philosophe, voyait dans la cybernétique
naissante la possibilité d'améliorer la
conduite rationnelle des processus humains”
(p. 555).
L'Auteur se demande si “la machine [pourrait être] à l'humain ce que ce dernier est à Dieu créateur?” (p. 563). Il conclut plutôt négativement en montrant que la vision de Dieu véhiculée par la foi judéo-chrétienne suppose une vraie relation (alliance) entre deux “libertés” capables, chacune, d'un don de soi désintéressé. Il ne croit pas qu'une machine, aussi intelligemment qu'elle soit programmée, puisse atteindre ce stade de “liberté”.
Sa Conclusion prolonge ces réflexions:
“La réflexion sur l'intelligence, en résonance avec la méditation de la notion biblique d'image de Dieu, a conduit à mettre au premier plan la dimension relationnelle de l'humain et, plus largement, de toute la réalité du monde créé. La tentation majeure, le “péché originel”, consiste dans la prétention d'autarcie, l'usage de la puissance à son seul profit. C'est l'expression d'une volonté de maîtrise, de surveillance, de contrôle. L’œuvre créatrice de Dieu, telle qu'elle nous est racontée dans la Bible, montre l'attitude inverse: la puissance partagée au profit d'autrui. La “kénose” du fils, qui en est l'expression ultime, est l'antidote radical de la volonté d'emprise en ce qu'elle révèle un don total qui ne retient rien pour soi-même. Dans quelle mesure les machines, investies de puissance et d'intelligence peuvent-elles s'inscrire comme des acteurs parmi d'autres dans cette circulation de la vie?” (p. 565).
L'”effort” teilhardien
qui voudrait que l'on ne laisse rien
“in-esssayé” permettrait d'aller un peu
plus loin dans cette réflexion, en se
plaçant, par exemple, dans une prolongation
“théologique” des “lois d'Azimov” sur
l'éthique robotique!