Le numérique n'est pas l'apocalypse
Février 2022
Antoine Vidalin, Personne! L'existence numérique ou la négation de la chair, Éditions Artège, 2021, ISBN 979-10-336-1160-8 (dépôt légal: novembre 2021), 94 pp.
Dans la ligne de pensée de Michel Henry (1922-2002, phénoménologue centré sur la subjectivité vivante) l'Auteur pressent que l'aspect “incarné” de l'humain est escamoté dans les développements de ce qui est désormais reconnu comme la “culture numérique”.
En reconnaissant à la chair un pouvoir de révélation en tant qu'elle s'auto-affecte immédiatement, il [Michel Henry] ouvrait la voie à une nouvelle phénoménologie dans laquelle il s'agit de comprendre tous les phénomènes de notre vie à partir de leur réalité affective saisie à même les vécus charnels: ainsi appréhender la couleur d'un objet demandera de la recevoir, non d'abord comme la propriété d'une substance extérieure, ni comme la prestation d'une conscience transcendantale, mais comme une tonalité impressionnelle donnée à même mon acte de vision. Désormais, la vérité des phénomènes du monde renvoie à une autre vérité, plus primordiale, affective de part en part, éprouvée par chacun dans sa chair, vérité que Michel Henry nomme “vérité de la vie”. Ce n'est plus le savoir qui donne accès à la vie (et l'avait-il jamais donné?) mais la vue qui donne accès au savoir. Quelle vie? Non pas la vie biologique qui est encore un savoir objectif et extérieur, mais une vie vécue, sentie et invisible dans la mesure où personne n'a jamais vu un amour, une tristesse, ni même une fatigue, une douleur ou une joie.
Or la théologie qui est d'abord l'écoute du Verbe de Dieu porte l'exigence intrinsèque que le Verbe soit accueilli dans une matrice humaine, de même que la Vierge Marie l'a conçue dans sa chair. C'est pourquoi… [elle requiert une philosophie] qui peut discerne dans la phénoménologie de la vie… la vérité de l'incarnation…” (pp. 16-18).
C'est au nom donc de la foi chrétienne en une “Incarnation” de Dieu que l'Auteur, dans un premier temps conteste au numérique d'être une culture, car tout y est “artificiel” et ne fait que représenter numériquement les réalités matérielles.
“C'est la raison pour laquelle nous allons… approcher la “culture numérique” à partir de la phénoménologie de la vie. Ce choix est théologique: il s'agit de faire un discernement sur l'existence numérique à partir de la vérité de l'incarnation” (p. 18).
Il s'agit donc de savoir quel type de “sensible-incarné” présente le numérique:
La numérisation du sensible a été rendue possible par le codage binaire des qualités sensibles, qui peuvent être transmises instantanément et en masse, puis, une fois traitées, venir se fixer sur un artefact (écran, enceinte) pour être rendues sensibles à nouveau. Ce traitement, toutefois, ne rend pas le premier sensible, mais une reproduction selon les contraintes du codage binaire: un “son” numérique , une image pixelisée. [...] C'est pourquoi le sensible appréhendé ne peut prétendre à la “présence”. Celle-ci est liée à l'oeuvre du pouvoir de voir, coordonné à celui des autres sens et aux pouvoirs moteurs du corps dans l'unité du Je vivant. On pourrait dire que l'image numérique est dépouillée de sa matière, à savoir la sensation. (pp. 39-41).
Mais le numérique n'est-il pas en train de s'étendre à l'intégralité d'un monde sensible et de notre vie en son sein comme dans
“a cabine érotique évoquée par Michel Henry dans C'est moi la vérité ou bien les cocons où végètent les humains dans Matrix. Ce n'est plus le sensible seulement qui est numérisé, mais la sensibilité elle-même (p. 45).
N'assiste-t-on pas là à une sorte d'inversion (per-version?) entraînant l'humain dans une complète illusion?
La matière de la sensation n'est plus le “se-sentir”” du pouvoir de sentir, mais celui du pouvoir de la conscience qui traite une matière déjà formée et s'impose à elle. La conscience peut être dupe mais non la chair en sa vie sensible. C'est ainsi que l'existence numérique conduit à une aliénation puisque l'extérieur habite l'intérieur alors que la vie sensible consiste au contraire à ce que l'intériorité habite le monde extérieur c'est-à-dire à ce que le monde soit un monde-de-la-vie. (p. 51).
Avec le numérique, on est, selon l'Auteur en face d'une “matière sans matière”:
Nous avons, en effet, montré que, dans l'expérience sensible numérique, la matière affective de la sensation disparaissait au profit d'une autre matière, celle de l'information codée à traiter, transmise et reconstituée sous forme de pixels. Dans l'existence numérique, tout est désormais constitué à partir de cette matière qu'est l'information; et pas seulement l'expérience proprement numérique, mais la vision portée sur toutes les réalités du monde, déchiffrées comme les combinaisons d'un grand code de l'univers; et pas seulement la vision, mais la manière d'agir sur ces mêmes réalités, hybridée désormais aux processus de traitement et de transformation de l'information.
Pourtant parler de “matérialisme” pour le numérique peut sembler paradoxal dès lors que sa matière est une pure forme sans matière (p. 54).
Cette dernière vision de l'Auteur est contre-dite par l'empreinte physique gigantesque qu'imprime le “numérique” sur toute la planète, devenant une source physique de danger pour celle-ci!
Il accepte cependant de considérer malgré tout la culture numérique comme un développement nouveau du matérialisme historique, en ajoutant même qu'il s'agirait d'un “matérialisme totalitaire”:
…le matérialisme numérique porte en lui une capacité totalitaire à laquelle n'ont même pas osé rêver les totalitarismes du XXe siècle. Le traitement sanitaire de la pandémie de Covid-19 en constitue une premier réalisation inquiétante.
… Le matérialisme numérique avance désormais tout seul, avec la complicité des hommes qu'il a “dressés. Il s'agit d'un évolutionnisme soft qui se propose pratiquement, et non d'abord théoriquement, de dépasser l'homme.
Pourtant une réalité demeure, c'est la chair, qui, même évincée, demeure vivante, lieu des plaisirs et des tourments de l'homme, tabernacle de son désir inamissible d'une vie en plénitude selon la promesse inscrite par la vie en tout vivant. Si la chair est bien le lieu de la réalité, non une simple forme, mais l'étoffe et la matière de toute vie, alors sans doute est-ce de ce lieu que nous pouvons critiquer le matérialisme numérique (pp. 66-67).
Même si l'affirmation de
totalitarisme, liée à la pandémie covid-19
pourrait faire craindre une certaine vision
s'approchant des thèses “complotistes”, le
danger totalitaire existe du fait des moyens
de contrôle extrêmement puissants que le
numérique permet.
Mais cette sensibilité
explique probablement le passage plus qu'un
peu concordiste à un messianisme
apocalyptique:
C'est justement la venue du Messie et les temps nouveaux ouverts par sa passion et sa résurrection, qui peuvent rendre compte du développement du matérialisme jusque dans sa forme actuelle. Non seulement en rendre compte, mais en rompre le sortilège et rendre à l'homme sa liberté. Un livre du Nouveau Testament nous révèle le drame spirituel ouvert par la venue du Christ et le combat qui caractérise ces derniers temps: l'Apocalypse! (p. 78).
Ce qui annonce le 7e chapitre (pp. 79-92) intitulé “Apocalypse”. Il forme un commentaire catastrophiste d'évaluation “chrétienne” de tout ce que l'on croit trouver dans les avancées de la culture numérique!
Il conclut:
Le monde esseulé attend ce témoignage de l'Église [“des communautés vivantes et fraternelles où l'on a le temps de se rencontrer, de prier de goûter la douceur de vivre ensemble et d'être unis”]. Elle est cette Femme qui poursuit dans les douleurs l’œuvre d'enfantement des Fils de Dieu. Sa fécondité dépend pour sa part de sa fidélité à la vérité de l'incarnation (p. 92).
On accepte volontiers cette
conclusion dans la mesure où les évolutions
en cours ne sont pas démonisées et où elles
sont prises, effectivement (et comme le dit
S. Paul dans la Lettre aux Romains), comme
les douleurs d'un enfantement. Là nous
rejoignons alors des intuitions de Pierre
Teilhard de Chardin qui voyait dans les
mouvements de planétisation représentés par
les deux grandes guerres internationale de
14-18 et 40-45 le signe d'une nouvelle étape
d' hominisation et de la personnalisation
qui faisait croître le Corps mystique, le
Corps cosmique du ressuscité!