L'esprit de l'économie
Novembre 2021
En intitulant “Des mauvais effets de la richesse” le chapitre de son livret De la tranquillité de l'âme, le philosophe Sénèque (contemporain de Jésus de Nazareth par sa naissance, mais décédé en 65 par suicide ordonné par l'empereur Néron dont il avait été le tuteur!!) nous apporte une dose de sagesse qui n'a pas perdu une ride si nous sommes intellectuellement honnêtes!Par ailleurs, il faut vérifier aussi, si l'on croit en Jésus de Nazareth, si ces propos épicuriens sont proches ou éloignés de l'enseignement judéo-évangélique dont une large partie des vivants sur la planète d'aujourd'hui a assimilé l'essentiel dans ses pratiques lucratives!
1. Des mauvais effets de la richesse
Aux paragraphes 8.1 à 9.7 de son merveilleux petit traité De la Tranquillité de l'âme, Sénèque nous communique la sève de son expérience sur les biens que l'on peut considérer comme la “fortune”, la “richesse”, la “réussite financière”, ou autres! Il ne faut pas changer ou ajouter grand chose pour reconnaître dans ses propos une sagesse qui peut répondre directement aux préoccupations de l'humanité planetisée de notre 21e siècle! Étonnant!
[8.1] Passons aux richesses patrimoniales, qui sont la source des plus grandes misères de l'humanité: comparez tous les autres maux qui nous tourmentent, la pensée de la mort, les maladies, la crainte, les regrets, la douleur et les travaux, avec les maux que l'argent nous fait éprouver, vous trouverez que de ce côté l'emporte la balance.
[8.2] En réfléchissant d'abord combien le chagrin de n'avoir pas est plus léger que celui de perdre ce qu'on a, nous comprendrons que les tourments de la pauvreté sont d'autant moindres, qu'elle a moins à perdre. C'est une erreur de penser que les riches souffrent plus patiemment que les pauvres des dommages qu'ils reçoivent: les grands corps sentent aussi bien que les petits la douleur de blessures.
[8.3] …Tenez donc pour certain que chez les riches comme chez les pauvres, le regret de la perte est le même; pour les uns comme pour les autres, leur argent leur tient si fort à l'âme, qu'on ne peut le leur arracher sans douleur. Il est donc plus facile et plus supportable, comme je l'ai dit, de n'avoir rien acquis que d'avoir perdu ce que l'on possède: aussi les personnes que la fortune n'a jamais regardées d'un air favorable, vous paraîtront toujours plus gaies que celles qu'elle a abandonnées.[…]
[8.8] Une nombreuse suite d'esclaves demande le vêtement, la nourriture; il faut remplir le ventre de tant d'animaux affamés; il faut leur acheter des habits; il faut avoir l’œil sur tant de mains rapaces; il faut tirer service de tant d'êtres qui détestent et déplorent leur condition. Oh! Combien est plus heureux l'homme qui ne doit rien qu'à celui qui peut toujours refuser: c'est-à-dire à lui-même! Nous sommes sans doute éloignés de tant de perfection: tâchons du moins de borner notre avoir, afin d'être moins exposés aux injures de la fortune…
[9.1] Cette mesure nous plaira, si nous avons du goût pour économiser, une économie sans laquelle les plus grandes richesses ne suffisent pas, et avec laquelle on a toujours assez, d'autant que l'économie est une ressource à notre portée: elle peut même, avec le secours de la frugalité, convertir la pauvreté en richesse.
[9.2] Accoutumons-nous à éloigner de nous le faste, et recherchons en toutes choses l'usage, et non point l'éclat extérieur. Ne mangeons que pour apaiser la faim; ne buvons que pour la soif; que nos appétits charnels n'aillent pas au-delà du vœu de la nature; apprenons à nous servir de nos jambes pour marcher, et dans tout ce qui a rapport à nos vêtements et à notre subsistance, ne consultons pas les nouvelles modes, mais confirmons-nous aux mœurs de nos ancêtres. Apprenons à devenir chaque jour plus continents; à bannir le luxe; à dompter la gourmandise, à surmonter la colère, à envisager la pauvreté d'un œil calme, à pratiquer la frugalité ... enfin à ces folles espérances qui s'élancent dans l'avenir, sachons imposer d'insurmontables limites, et accoutumons-nous a attendre nos richesses de nous, plutôt que de la fortune…
Sermon de curé? Une correspondance apocryphe entre Sénèque et Paul de Tarse - ( 14 lettres publiées notamment par René Kappler dans Écrits Apocryphes chrétiens, La Pléiade, Gallimard , 1997, pp. 1581-1594) atteste qu'une tradition tenait qu'une rencontre des deux hommes, lors de la captivité de Paul à Rome, n'est pas à écarter!
2. L'économie du salut: Il s'est fait pauvre pour nous enrichir par sa pauvreté
Raison de plus pour tenter de voir si le message “évangélique” confirme, infirme ou présente autrement l'attitude vraiment humaine par rapport aux exagérations et addictions possibles à l'argent (à la finance) telles qu'on les voit se développer dans presque toutes les civilisations et telles qu'elles commandent aujourd'hui la civilisation planetarisée et en cours de numérisation.
Avec Jean-François Steurs, expert-comptable et Maître en gestion fiscale de l'Institut Solvay-ULB, nous avons rassemblé les principaux passages bibliques qui traitent du domaine des affaires telle que la Bible les a mémorisés tant dans le Premier que dans le Nouveau Testament. Ce travail a paru sous deux formes aux Éditions Saint-Léger en novembre 2019: une forme abrégée (254 pp. en format 21 x 13 cm, 18€) sous le titre Rendre compte du capital divin. La Bible et l'argent; et une forme étendue (506 pp. en format 24 x 15 cm, 24€) sous le titre Dieu compte sur l'Humanité. La Bible et l'argent, qui renferme tous les contenus de la forme abrégée.
Comme clin d’œil exprimant la vision positive que les Auteurs ont voulu donner à leur travail, nous avons concocté un sous-titre à l'ouvrage pour l'édition étendue: une citation biblique inexistante, mais inspirée par tous les textes lus, analysés et proposés à la lecture: “Et Dieu vit que le compte était très bon. Ce fut le huitième jour! (Genèse 1.31bis – Apocalypse 20.12bis)”
Premier constat: Confirmé par tous les textes du Premier et du Nouveau Testament, les acteurs de cette Histoire Sainte sont très bien informé de tous les rouages de la vie économique, ils en vivent et ils en parlent en connaissance de cause depuis la fameuse négociation d'Abraham avec les chefs Hittites pour acheter le terrain d'Hébron où il ensevelirait sa femme Sara pour 400 sicles d'argent (Genèse 23) jusqu'à l'affirmation de Paul de Tarse dans sa deuxième lettre aux Corinthiens (8.9): “De riche qu'il était, il [Jésus de Nazareth] s'est fait pauvre pour vous, afin de vous enrichir par sa pauvreté”, l'Histoire du salut tel qu'apporté par le Dieu de Jésus est souvent présentée comme une “économie”.
Deuxième constat: Pas d'économie dans la Bible sans négociation et sans établissement d'une confiance (foi, crédibilité) entre les acteurs de ces échanges! Au-delà du troc (qui suppose déjà la bonne-“foi” entre les échangeurs) tout symbole d'échange est “fiduciaire”: il suppose une confiance mutuelle des échangeurs. La “foi” n'est pas un rêve désincarné, elle est un engagement personnel et conscient par rapport à des valeurs connues et partagées, un partage entre des personnes.
Troisième constat: L'humanisme économique mis en avant par le message évangélique semble bien se trouver dans l'acte gratuit: celui du bon Samaritain vis-à-vis du blessé inconnu, celui du père prodigue vis-à-vis du fils gaspilleur, celui du patron vis-à-vis de tout effort, fut-ce le moins méritant, celui, enfin, d'un Dieu qui se donne totalement à cette humanité qu'il a créée gratuitement!
Quatrième constat: tout calcul, évaluation (statistique), accumulation, appropriation qui dépasse les besoins de l'économie “domestique” (une tautologie, puisque “économie” signifie, étymologiquement, la “loi domestique”) et ne sert donc pas la croissance naturelle et le développement d'un humain conscient de ses limites, ne semble pas devoir porter des résultats positifs comme on peut le voir dans le portrait de la Femme d'élite que nous donne le livre des Proverbes (chapitre 31, versets 10 à 31):
La femme d'élite
10 Une femme d'élite , qui peut la
trouver?
Elle a de loin plus de prix que
les perles.
11 Le cœur de son mari a
confiance en elle,
il ne manque pas d'en
tirer profit.
12 Elle lui donne le
bonheur, non le malheur,
au long des
jours de sa vie.
13 Elle se procure laine
et lin,
que sa main transforme en œuvre
d'art.
14 Semblable au vaisseau du
marchand,
elle fait venir de loin sa
nourriture.
15 Elle se lève quand il fait
encore nuit,
distribue la nourriture à sa
maison,
et la tâche à ses servantes.
16 Elle songe à une terre, elle l'acquiert;
du fruit de son travail, elle plante une
vigne.
17 Elle ceint ses reins de force,
elle arme ses bras de vigueur.
18 Elle
jouit du bien de son gain,
sa lampe ne
s'éteint pas de la nuit.
19 Elle met la
main à la quenouille,
ses doigts manient
le fuseau.
20 Elle ouvre les bras au
malheureux,
elle tend la main à
l'indigent.
21 Pour sa maison, elle ne
craint pas la neige,
car toute sa famille
a double vêtement.
22 Elle se fait des
couvertures,
ses vêtements sont de lin et
de pourpre.
23 Son mari est considéré,
aux portes de la cité,
lorsqu'il siège
avec les anciens du pays.
24 Elle tisse
du linge et le vend,
elle fournit des
ceintures au marchand.
25 Force et grâce
lui servent de parure,
elle sourit au
lendemain.
26 Elle ouvre la bouche avec
sagesse,
d'aimables instructions viennent
sur sa langue.
27 Elle surveille la
marche de sa maison,
et ne mange pas le
pain de l'oisiveté.
28 Ses fils se lèvent
pour la proclamer bienheureuse,
et son
mari pour faire son éloge:
29 Beaucoup de
femmes font montre de vaillance,
mais
toi, tu les surpasses toutes.
30 La grâce
est mensonge, et la beauté néant,
la
femme intelligente est celle qu'on doit
louer.
31 Donnez-lui du fruit de ses
mains,
et que ses œuvres disent sa
louange aux portes de la cité.
Cette figure féminine ne pourrait-elle servir de symbole et de modèle pour une économie de proximité, de solidarité et de partage, au-delà de l'agressivité séculaire d'un système patriarcal qui mène nos sociétés depuis quelques millénaires – et pourrait être, aujourd'hui, “ dépassé ”?