Mars 2021
Faut-il être pour ou contre divers types de visions “ transhumanistes ” ou “ post-humanistes ” qui prévoient une forme d'extinction de la race humaine telle que nous la connaissons et sa transformation en un autre type d'être qui pourrait garder la mémoire d'être dérivé du modèle que nous vivons depuis des millénaires sur notre planète? Faut-il être pour ou contre les “ humanistes ” qui ne croient pas à une telle possibilité, voire qui la refusent; sans pour cela être contre une évolution lente mais significative de notre humanité? Rien de tel qu'un philosophe, éclairé par la théologie chrétienne, pour tenter de situer le champ de bataille et d'évaluer pour nous les enjeux et la ligne sapientielle des évolutions nécessaires! Merci au P. Xavier Dijon, s.j. et aux Cahiers Laënec de nous avoir permis de reproduire ces réflexions.
Le transhumanisme,
Xavier Dijon1, sj
professeur émérite, Faculté de Droit, Université de Namur
paru dans la revue Laënnec 2019/2 (Tome 67), pages 41 à 53
Le projet transhumaniste d’augmenter l’homme par les progrès technologiques est en route, suscitant espoirs, craintes et scepticismes. Après une description, d’abord des promoteurs de ce projet, puis de leurs opposants, nous abordons l’arrière-fond philosophique qui sépare leurs approches respectives de la nature humaine, avant de proposer notre discernement fondé sur ce critère commun qu’est la trilogie fondatrice des droits humains : liberté, égalité et fraternité.
Les parties à la cause
Le camp transhumaniste
Le premier camp est transhumaniste; on l’appelle aussi «extropien» pour montrer qu’il contredit le principe général de dégradation de l’énergie qu’est l’entropie. On y trouve des informaticiens, des médecins, des biologistes, issus la plupart du temps du monde anglo-saxon. Ils ont étudié, chacun dans leur domaine, leurs spécialités respectives: les nanotechnologies, qui opèrent sur des matériaux de l’ordre du millionième de millimètre; les biotechnologies, en particulier la génétique avec l’édition du génome humain, qui permet ultérieurement une intervention sur les gènes responsables de telle ou telle caractéristique corporelle; l’informatique, qui s’est insérée dans la gestion de toutes nos informations; et enfin les sciences cognitives, qui étudient la manière dont la pensée humaine acquiert, utilise et transmet des connaissances; soit, en abrégé, les NBIC.
Vers la fin du siècle dernier, ces scientifiques, doublés par des philosophes, ont commencé à comprendre deux choses capitales: la première, que leurs techniques peuvent se tourner non plus seulement vers le monde extérieur mais vers l’homme lui-même; la seconde, que ces différentes disciplines peuvent travailler ensemble en vue de perfectionner l’homme, plus exactement de l’«augmenter», dans le sens des trois «supers» formulés par David Pearce2: super longevity, super knowledge, super wellbeing – d’abord vers une phase de transition dite transhumaniste, puis vers le posthumain.
La convergence des nouvelles
technologies, qui se développent elles-mêmes
à une vitesse exponentielle, permet
d’imaginer des combinaisons insoupçonnables
entre la matière organique du corps humain
(le cerveau, le génome…) et la matière
inorganique (les nanoparticules, les
implants, les données informatiques…), le
tout servi par des puissances de calcul
inimaginables. Tout devient plus fluide et
les barrières s’abaissent, de telle sorte
que nous assistons à une nébuleuse de
nouveautés qui font rêver dans tous les
sens:
• soit dans le sens d’une
intervention sur le corps même de l’être
humain: de la génétique qui va rendre les
enfants plus intelligents, dès lors que l’on
aura agi sur leur génome pour améliorer leur
quotient intellectuel; des globules rouges
remplacés par des nanomatériaux plus
résistants qu’eux, pour remplir la même
fonction de transport de l’oxygène, en
reculant d’autant l’usure mortelle de
l’organisme;
• soit dans la reproduction,
en machine, de processus intellectuels
propres à l’homme : dans le domaine médical,
une machine analyse des milliers de
radiographies de cancer pour en détailler
toutes les caractéristiques, de telle sorte
que, devant la radiographie d’un nouveau
malade, cet instrument est capable de
détecter, mieux qu’un radiologue spécialisé,
la présence éventuelle d’un cancer; dans le
domaine juridique, une machine analyse des
milliers de décisions de jurisprudence en
retenant dans son immense mémoire les faits
et les normes qui ont permis aux juges
précédents de rendre telle ou telle
décision, de telle sorte que l’encodage
d’une nouvelle affaire permet d’obtenir la
décision qui s’inscrit dans cette
continuité.
Dans un sens comme dans l’autre, le transhumaniste s’appuie sur le fait que toutes les opérations humaines, même les plus spirituelles, ont toujours un versant matériel, vu la condition corporelle de l’homme. Du coup, il devient possible d’établir des relations de connexion, de substitution ou d’appui entre l’opération naturellement humaine et l’opération artificielle.
A partir de cette visée, de
quoi les transhumanistes sont-ils
demandeurs?
• de gros budgets qui
permettront aux puissantes entreprises
telles que les GAFAM(Google, Apple,
Facebook, Amazon et Microsoft) de poursuivre
leurs recherches, en vue à la fois de faire
le bonheur des gens et de booster
l’économie, l’armée, la médecine;
•
d’une liberté de recherche plus grande pour
mieux percer les mystères du corps humain,
et ainsi trouver les corrélations les plus
intéressantes de ce corps (cerveau, génome,
etc.) avec les NBIC. Dans ce but, il faut
que l’éthique d’aujourd’hui ne pose pas trop
d’obstacles puisque la recherche
scientifique permettra précisément de
formuler en meilleure connaissance de cause
l’éthique de demain;
• d’un aménagement
du contexte juridique qui puisse accompagner
les innovations technologiques, afin de
tenir compte de l’avènement du transhumain.
Exemple: reconnaître la personnalité
juridique des robots jugés autonomes et
auto-apprenants, en tant que personnes
électroniques.
Le camp bioconservateur
L’autre camp est celui de
la résistance à un tel mouvement: pour les
dénigrer, on les appelle
«bioconservateurs». Eux-mêmes se
définissent plutôt comme humanistes.
Ils
ne ménagent pas leurs critiques, mettant en
cause:
• soit la puissance économique
dominante des firmes multinationales qui
portent le mouvement dans une logique
strictement capitaliste de maximisation du
profit;
• soit le sérieux scientifique
des promesses faites, puisqu’on compte
beaucoup d’effets d’annonce de la part des
grosses entreprises qui diffusent du rêve
pour faire tourner leurs laboratoires; or
les réalisations effectives sont bien moins
nombreuses que les prouesses imaginaires;
• soit l’escalade provoquée par la peur
d’être dépassé sur le plan économique ou
militaire: «si nous n’entrons pas dans ce
processus, nos ennemis ou nos concurrents
nous écraseront»; or cette surenchère
entre les USA, la Chine et l’Europe empêche
de mener une réflexion sérieuse sur les
objectifs; en outre, comme cette
course-poursuite est énergivore, elle porte
davantage atteinte à notre environnement.
Que demandent les humanistes? Non pas
d’arrêter le progrès, mais d’avoir encore la
possibilité de poursuivre l’aventure humaine
dans sa condition propre. Et donc:
•
que les fonds publics soient orientés vers
la restauration de la santé – laquelle
provoque déjà des gouffres dans les budgets
de la Sécurité sociale – et la lutte contre
la pauvreté, plutôt que vers les mirages de
l’augmentation;
• que l’éthique
continue à jouer son rôle, sans démissionner
devant les lendemains qui chantent, et donc
que l’être humain soit respecté toujours et
partout dans sa fragilité corporelle;
•
que la personnalité juridique ne soit pas
reconnue à d’autres entités que la personne
humaine elle-même.
Mais la critique
majeure adressée par les humanistes aux
transhumanistes porte sur le bouleversement
qu’une telle entreprise inflige à la façon
dont l’homme comprend sa propre nature.
La nature humaine
Un point sur lequel les parties sont d’accord: l’être humain est toujours en état de tension dynamique vers un mieux-être. Il refuse l’entropie, le mal, le malheur, la maladie, la mort. Il veut aller plus haut, plus vite, plus fort. «On n’est plus à l’âge des cavernes»; «on n’arrête pas le progrès» … Mais les parties divergent sur la manière d’obtenir ce plus, car elles ne s’entendent pas, d’abord, sur la façon de voir la nature humaine elle-même.
L’approche scientiste
Pour les extropiens, la nature humaine doit être vue essentiellement à partir de sa condition réelle, c’est-à-dire matérielle, biologique. Or, de ce point de vue-là, qu’observons-nous? Que la nature a obéi à une formidable évolution, depuis la première amibe au fond des océans jusqu’aux singes supérieurs dans les forêts équatoriales, faisant buissonner toutes les formes de la vie animale pour ne retenir, dans une redoutable sélection naturelle, que les espèces mieux adaptées à leur environnement. Sur cette flèche de l’évolution, si bien décrite par Charles Darwin, est apparu l’homme qui devait aussi, bien sûr, poursuivre cette évolution. Hélas, depuis plus de 100.000 ans, notre espèce humaine n’a pratiquement pas évolué: l’homme est toujours sujet à la maladie, au vieillissement et à la mort; ses connaissances restent limitées et sa mémoire se perd; au plan psychologique, il reste agressif ou dépressif. C’est ainsi qu’en 1999, Max More a écrit une Lettre d’adieu à la Mère Nature pour lui dire à la fois sa reconnaissance pour le travail passé et son congédiement pour les tâches à venir3.
Car, à côté de cela, l’être humain a exploré, depuis quelques décennies, les secrets les plus intimes, aussi bien de la matière inerte, jusqu’à l’atome, que de la matière organique, jusqu’à la cellule et au génome; il a sillonné tous les circuits de l’information, tant dans le cerveau qu’il étudie que dans les ordinateurs qu’il construit. Ainsi, grâce à ses recherches scientifiques, il dispose de capacités techniques qui lui permettent d’agir sur lui-même pour prolonger l’évolution de cette nature jugée déficiente.
On le voit: il ne s’agit plus seulement de restaurer la condition humaine, comme l’ont fait jusqu’ici la médecine et les autres disciplines, mais de l’augmenter. D’ailleurs la définition de la santé donnée dans le Préambule de la Constitution de l’OMS (1946) y invite: «La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité.»4 Dès lors, il s’agit de développer l’homme au-delà de ses capacités naturelles, en toutes ses potentialités, et même de le dépasser, jusqu’au moment appelé «singularité» où l’artifice technique surpassera la performance humaine.
L’approche humaniste
Pour les «bioconservateurs», c’est d’un autre point de vue qu’il faut voir la nature humaine. Certes l’évolution des espèces décrite à titre de théorie scientifique unanimement reconnue donne une certaine réalité de l’homme: il descend du singe, mais on aurait tort de limiter la saisie de l’être humain à ce seul point de vue car, en accédant au stade humain, l’évolution a franchi un seuil décisif qui oblige à changer le regard, à cause de la conscience: conscience de soi du sujet humain qui peut réfléchir sur lui-même et prendre une décision de raison, et pas seulement se laisser guider par l’instinct, comme le fait l’animal; mais aussi – et c’est lié – conscience éthique du sujet appelé à respecter tout autre sujet humain comme une fin en soi, au nom précisément de cette valeur de raison qui spécifie l’humain.
Il n’y a donc pas lieu, poursuivent les humanistes, de régresser en-deçà de ce seuil proprement humain pour replonger l’homme dans la chaîne de l’évolution biologique et regretter qu’il n’ait pas beaucoup avancé. Pour Jean-Michel Besnier, l’homme augmenté est le rêve de l’homme diminué5. C’est parce qu’il se juge mal lui-même dans son état actuel que l’humain se laisse fasciner par une autre condition que la sienne. Au lieu d’entrer dans la honte prométhéenne6 que l’homme éprouve devant ses propres produits, il lui faut plutôt reconnaître la plénitude donnée dans son humanité comme telle7.
Car l’être humain possède en son intériorité la capacité tout à fait spécifique de s’interroger sur sa propre fin et de poser son action personnelle en fonction de cette fin sur laquelle il a réfléchi. Sans doute cette réalité proprement spirituelle de l’homme n’est-elle pas objectivable à la manière dont le scientifique mène ses investigations, mais c’est sa part la plus précieuse. Car à force d’objectiver l’homme selon ses schémas, le scientifique finit par manquer son propre objet, comme l’expliquait déjà C.S. Lewis en 19438.
C’est à partir du seuil de l’hominisation que la temporalité de l’évolution connaît sa propre intériorité pour devenir histoire, culture. Alors, la force qui meut le progrès de l’homme n’est plus extérieure, naturelle, comme dans l’évolution des espèces précédentes; elle est le dynamisme intérieur de l’homme lui-même qui, par son esprit, réfléchit sur son devenir et entre en communication avec autrui par le langage. Sans quitter la nature dans laquelle s’enracine son corps, l’homme accède à la culture et «cultive» lui-même sa propre humanité, désormais vue comme une forme plénière.
En conséquence, les humains ont remplacé l’élevage par l’éducation dans laquelle ils se transmettent, de génération en génération, ce patrimoine de l’esprit. Désormais, le progrès prend un autre sens que celui de l’augmentation; il s’agit de l’amélioration où l’être humain déploie toutes les potentialités de son être d’esprit dans la réflexion, l’art, la science, le sport, l’économie, la politique, l’éthique, la religion…
Il ne faut donc pas se tromper de plan, par exemple, en surinvestissant l’intelligence artificielle; l’expression elle-même est d’ailleurs contradictoire, car l’artifice se fabrique de l’extérieur et traite les choses de l’extérieur, tandis que l’intelligence, comme son nom l’indique (intus-legere) lit les choses de l’intérieur. Pour la machine, il vaudrait donc mieux parler de «forelligence» (foras-legere). La machine répète des opérations mais n’a pas conscience de ce qu’elle fait. Par exemple, en battant le champion Garry Kasparov, l’ordinateur Deep Blue ne savait pas qu’il jouait aux échecs, et il n’a pas éprouvé de plaisir particulier à avoir battu son adversaire. La machine n’a pas d’autre éthique que celle de son programme. Elle collecte des millions de données et les traite à la vitesse de l’éclair, mais sans aucune intériorité: tout ce qu’elle fait a été programmé de l’extérieur, y compris son propre auto-apprentissage.
En résumé,
nous trouvons, d’un côté, le camp du
transhumanisme qui veut mobiliser toutes les
ressources de la technique pour compenser
les limites de la nature humaine jugée
décidément déficiente et, par-là, faire
accéder l’homme au posthumain; de l’autre,
le camp de la résistance humaniste qui joue
sans doute volontiers le jeu du progrès – y
compris celui des nouvelles technologies –
mais qui ne veut pas que cette course en
avant mette en cause la dignité indépassable
de l’humain.
Comment trancher?
La norme applicable
Pour départager les deux camps, nous partons de cette référence commune qu’est l’article 1er de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948: «Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité»9. On retrouve en cette affirmation solennelle la trilogie que les Français connaissent bien. Mais qu’en est-il de la liberté, de l’égalité et de la fraternité par rapport au transhumanisme?
La liberté
Le
transhumaniste dit qu’il cherche une plus
grande liberté pour l’homme en faisant
reculer les limites de sa condition
corporelle dans tous les sens que nous avons
indiqués: connaissance, longévité,
bien-être. Mais l’humaniste pose la question
de savoir si la liberté consiste à être
libre «de» son corps ou «en» son corps.
Car le corps indique une limite qu’il faut
peut-être précisément intégrer en soi pour
jouir d’une liberté authentiquement humaine.
La médecine a toute sa valeur lorsqu’elle
permet à l’être humain de se réconcilier
avec sa propre condition corporelle; mais
elle entre dans la gnose quand elle détache
l’homme de son corps.
L’attachement d’un
sujet à son propre corps est une expérience
d’intériorité en-deçà de laquelle il est
impossible de revenir. Trois illustrations:
La première, à propos de la mort.
Faut-il à tout prix, comme dans La fable du
dragon-tyran racontée par Nick Bostrom10,
empêcher les gens de vieillir et de mourir
et donc, par exemple, travailler sur le
vieillissement des cellules pour permettre
aux humains de vivre plusieurs centaines
d’années; ou proposer la cryogénisation du
corps mort pour avoir la chance, plus tard,
d’une seconde vie; ou encore étudier le
chargement des données du cerveau sur un
ordinateur pour assurer ultérieurement leur
transfert sur un autre support corporel?
Pourquoi pas, plutôt, apprendre à vivre sa
mort comme le dernier acte d’une vie
intérieure? On songe ici à la belle prière
de Rainer Maria Rilke:
Seigneur, donne
à chacun sa propre mort,
Enfantée de sa
propre vie,
Où il connut l'amour, un sens
et la détresse.
Nous ne sommes nous-mêmes
que la feuille et l'écorce.
La grande
mort que chacun porte en soi,
Elle est le
fruit sur lequel tout s'ordonne (…)11
En outre, par-là, nous apprendrions à relativiser les fausses valeurs et même notre propre personne, qui n’a pas non plus décidé de sa naissance; nous entrerions ainsi dans la sagesse, qui accepte de faire place à autrui.
Deuxième illustration du rapport de la liberté au corps: l’eugénisme positif. Que penser des parents qui demandent une intervention sur le génome de leur enfant à l’état embryonnaire, pour lui conférer des qualités physiques, intellectuelles ou psychologiques souhaitables, ce qui accroîtrait, disent-ils, son champ de liberté?
Pour sa part, Jürgen Habermas y voit une atteinte à la liberté de l’enfant12. Sans doute une influence telle que l’éducation détermine-t-elle, elle aussi, la liberté de l’enfant, mais c’est dans un contexte de réciprocité communicationnelle d’êtres libres et égaux, où l’adolescent pourra remettre en question l’éducation qu’il a reçue; par contre, l’intervention menée sur ses propres chromosomes a fait de lui, non plus un corps vivant, mais un être de nature instrumentalisé par autrui.
Le corps – sur lequel le sujet n’a pas d’emblée de maîtrise puisqu’il lui est lié – est ici gardien de la liberté. Paradoxalement, c’est donc en adhérant à son propre corps (qu’il n’a pas décidé) que l’homme sauvegardera sa liberté. Quitter le corps, c’est quitter sa liberté, soumise alors au bon vouloir d’autrui.
Un dernier exemple:
mettre au point l’ectogenèse (utérus
artificiel) pour accroître la liberté de la
femme en lui permettant d’avoir un enfant
sans passer par les contraintes de la
gestation. En cette hypothèse, n’a-t-on pas
pensé la liberté du sujet (ici de la mère)
au détriment d’autrui (ici l’enfant), en
cassant toute la symbolique que porte la
chair?
En réfléchissant ainsi sur la
liberté comme premier critère de
discernement, la question se pose: y a-t-il
encore moyen aujourd’hui, à l’heure des
avancées toujours plus importantes de la
bioéthique, de vivre sa liberté autrement
qu’en se détachant toujours davantage de son
propre corps? Les mentalités ont évolué à
tel point que le transhumanisme n’apparaît
plus seulement de nos jours comme un
chapitre de la bioéthique, mais bel et bien
comme son but.
L’égalité
En
visant l’augmentation de l’homme en général,
le transhumaniste poursuit-il l’égalité?
Des divergences surgissent à ce sujet dans
la nébuleuse transhumaniste entre l’approche
anglo-saxonne plus individualiste, où chacun
s’augmente comme il peut, l’égalité se
résumant alors à reconnaître à chaque sujet
la même liberté de s’augmenter, et
l’approche française, plus sociale, prônant
l’accès de tous aux augmentations nouvelles.
En tout cas, sur le fond de la question, le
transhumaniste lâche le signe le plus
tangible de l’égalité de droit qu’est la
même chair, sur laquelle personne n’a de
prise. Or il importe que les personnes
humaines puissent compter sur une référence
qui, pour leur être commune, échappe à leur
volonté, comme relevant de la nature. C’est
un donné où il n’y a ni sous-hommes, ni
surhommes. Mais le transhumanisme porte en
lui l’idéologie de l’eugénisme, où l’homme
n’est défini que par l’homme. Or la réponse
que donnait J. Habermas à l’eugénisme
positif, à propos de la liberté des sujets,
touche aussi leur égalité. Pour rester égaux
entre eux au départ, les humains doivent se
recevoir d’une nature qui les fait tels
qu’ils sont.
Quant à l’eugénisme négatif,
il est corrélé depuis le début avec le
courant transhumaniste.La logique veut, en
effet, qu’à côté de la promotion des humains
augmentés, il y ait l’élimination des
humains diminués. Ce n’est donc pas
l’égalité des êtres eux-mêmes qui est visée
par le transhumanisme, mais l’égalité de
leurs performances, au sens où les êtres
jugés moins «performants» doivent être
écartés.
Ainsi le transhumanisme
envisage-t-il favorablement de généraliser
la fécondation in vitro pour permettre le
diagnostic préimplantatoire puis la
suppression des embryons qui présentent des
déficiences. Mais l’élimination de
l’embryon, devenu entretemps objet
d’investigation scientifique, ne
porte-t-elle pas atteinte à la liberté et à
l’égalité des humains?
Plus largement,
l’option transhumaniste, portée par les
scientistes, revendique un pouvoir corrélé à
la maîtrise du savoir; c’est à eux qu’il
faut, disent-ils, confier l’avenir de
l’homme, et non pas aux élus de la
démocratie qui n’ont aucune compétence dans
ce domaine. Le mouvement est en marche,
dit-on, et les lois bioéthiques n’ont jamais
rien changé à rien.
C.S. Lewis anticipait
déjà, il y a 75 ans, la toute-puissance des
experts: «Au moment de la victoire de
l’homme sur la nature, on constatera que
l’humanité tout entière est assujettie à
certains individus et que ces derniers sont
eux-mêmes soumis à ce qui est purement
‘naturel’ en eux, c’est-à-dire à leurs
pulsions irrationnelles»13.
La fraternité
Si les auteurs
transhumanistes invoquent volontiers la
liberté et (parfois) l’égalité, ils ne
parlent guère de la fraternité, c’est-à-dire
de la relation proprement humaine, fascinés
qu’ils sont par les promesses de la
technique. La philosophie libérale qui les
inspire ne prend pas en compte les
répercussions collectives de leurs choix
individuels. Il faut d’ailleurs aussi
remarquer que le mouvement compte
relativement peu de femmes.
Dans la
mesure où la nature humaine est déficiente,
ce n’est pas tant de l’autre humain
(déficient lui aussi) qu’il faudra attendre
le progrès, mais de tout le dynamisme que la
technologie aura mis en branle. C’est ainsi
que la fraternité fait problème pour chacun
des trois «supers» de la théorie de David
Pearce.
La connaissance est pensée en
termes de puissantes mémoires qui gèrent des
données énormes, mais la culture humaine qui
permet d’apprendre la sagesse, pour
s’ajuster à autrui et à la nature, n’est
guère valorisée. Sous la pression de la
rivalité mimétique, l’éducation risque de
vouloir imiter les performances des machines
en oubliant toute la part de culture de
l’humanité: l’histoire, la délibération, la
symbolique, l’art, l’intériorité…
Quant
à la longévité, quel sens aura-t-elle pour
les citoyens qui vivront 200 ans de plus que
leurs compatriotes, ou qui rêvent de sortir
de leur frigo 25 ans après leur mort, ou qui
auront transféré leur cerveau dans un
ordinateur? Que sera, en cet état, leur
lien à autrui? Fraternel?
Dernier des
trois «supers», le bien-être vient d’une
modification du génome ou d’une connexion du
cerveau à l’ordinateur; du même coup, la
technique permet de se passer plus
facilement d’autrui…
Ce faisant, le
transhumanisme ne voit les faiblesses et les
limites humaines que comme autant de
déficiences qu’il faudrait corriger par un
détour qui se détache de l’homme. Or, ces
fragilités peuvent s’avérer de précieuses
failles qui tiennent les humains dans
l’obligation de s’appuyer les uns sur les
autres pour relever ensemble – dans la
fraternité, justement – le défi que leur
lance leur propre humanité. Si la technique
nous amène à nous passer les uns des autres,
ne nous fait-elle pas manquer cette part
essentielle de l’humanité qu’est le devoir
de fraternité?
Conclusion
Au terme de ce parcours, il nous paraît que l’idéologie transhumaniste est une formidable distraction qui nous détourne de nos véritables tâches. Il ne s’agit pas, bien sûr, de rejeter la technique, qui nous rend d’éminents services, mais le projet d’ensemble qui nous ferait considérer que notre condition humaine comme telle ne serait plus bonne. Car il n’est pas bon de ne pas s’aimer soi-même.
Xavier Dijon, sj
professeur émérite, Faculté de Droit, Université de Namur