Janvier 2021
Sous cette veille, nous voulons rappeler à la mémoire un remarquable Colloque qui s'est tenu à Maredsous à l'initiative du P. José-Willibald Michaux, les 11 et 12 novembre 2006. Les contributions très diverses, mais toutes d'excellentes qualités et faites pas des personnes de haute compétence dans leur domaine n'a été publié que sous forme d'un recueil photocopié en format A4 de 59 pages sous le titre: “ Le sens de l'humain face aux enjeux de la connaissance ”.
1. Une Introduction
Pour
introduire ce Colloque, Michèle Garant
évoque la “société de la connaissance”
(knowledge society). Puis Chantal Delsol
parlera de la “Transmission
éducative”. Philippe de Woot évoquera
l'“Éducation à la responsabilité”.
Ensuite Isabelle Stengers parlera des
“Certitudes et limites de la
connaissance scientifique”, tandis que
Dominique Lambert évoquera la tension
entre “Science et Foi”. Jean-Marc
Lévy-Leblond s'interrogera “Peut-on
produire du savoir partagé?” et Georges
Thinès parlera de “La Poétique et la
découverte du sens”. Jean-Claude
Guillebaud constatera la
“Parcellisation du savoir” dans un
monde hypermédiatisé. Puis Marie Balmary
parlera de “La connaisance dans le
monde de la Bible: l'arbre de la
connaissance du bien et du mal” - c'est
ce texte que l'on retrouvera
intégralement ci-dessous! - tandis que
José-Willibald Michaux concluait le
Colloque en évoquant: “Expérience
spirituelle et connaissance”.
Un
ensemble qu'il vaudrait la peine
d'exploiter plus avant dans une
réflexion sur la connaissance
aujourd'hui!
2. Le texte de Marie Balmary sur la “connaissance du bien et du mal”
Marie Balmary, La connaissance dans le monde de la Bible: l'arbre de la connaissance du bien et du mal, Colloque de Maredsous: Le sens de l'humain face aux enjeux de la connaissance, 11-12 novembre 2006, pp. 44-50.
“ … la science dont nous avons le plus urgemment besoin, c'est celle qui nous montrera comment créer des civilisations.” - Henri Michaux
Nous avons entendu parler de connaissances en tous domaines, et de limites à la connaissance. Ce dont j'ai à vous parler fait tache dans ce beau concert. Il ne s'agit pas de la connaissance limitée ou impossible. Dans la Bible, au livre du commencement, apparaît le verbe “connaître”. Or, il s'agit d'emblée d'une connaissance interdite. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'à première vue, la religion, ça commence mal pour les scientifiques. Qu'est-ce donc qui est interdit? Cet arbre de la connaissance du bien et du mal, pourquoi ne faut-il pas en manger?
Quand j'étais enfant,
j'avais
des idées toutes faites – je veux dire
des idées qu'on m'avait faites, pas les
miennes ‒ sur la connaissance dans la
Bible. Ces vérités que je croyais
immuables se résumaient à peu près à
ceci, je ne sais pas si vous
reconnaîtrez quelque chose:
Au
commencement, dieu avait créé la terre
et l'homme qu'il avait placé dans le
paradis. Dieu avait donné à l'homme tous
les arbres, sauf un: l'arbre de la
connaissance du bien et du mal, car
cette connaissance-là, Dieu se la
réservait. Voilà l'enseignement
essentiel. Ce que je comprenais, c'était
ceci: Dieu avait donc un privilège qu'il
défendait, comme une grande personne
peut interdire aux enfants de toucher à
son stylo ou à ses clefs de voiture.
Jadis en France, les rois, les princes
avaient des privilèges, je ne
m'étonnais pas que Dieu en ait
également … Normal … Pas enthousiasmant,
mais normal.
Lorsque de temps en temps, je rouvrais la Bible, je tombais sur des notes de bas de page qui me confirmaient en général le privilège pas drôle que Dieu avait. Il y avait en tout cas une connaissance pas interdite, mais réservée, réservée aux bons pères, que je sentais sans pouvoir me la formuler: les bons pères affirmaient savoir que Dieu se réservait la connaissance du bien et du mal. (Et aujourd'hui encore, je trouve, dans la version informatique de la Bible que je possède, la note explicative suivante: “L'homme pécheur s'est érigé en juge du bien et du mal, ce qui est le privilège de Dieu”).
Ce qui était troublant, c'est que le serpent, le tentateur avait dit à Ève pour la tenter quelque chose de pas tellement différent: Dieu connaît que du jour à vous en mangerez vous serez comme des dieux connaissant le bien et le mal. LE serpent prétendait donc savoir que Dieu ne voulait pas perdre son privilège de connaissance, ce qui arriverait si les humains en mangeant de l'arbre devenaient comme des dieux.
Enfin, et cela sans doute achevait ma perte, dans le même livre de la Genèse, le verbe “connaître” réapparaissait au chapitre suivant, doté d'une signification sans aucun rapport avec l'arbre de la connaissance interdite. Il ne s'agissait plus d'arbre ni de Dieu cette fois, mais d'Adam et Ève: Adam connut Ève sa femme et elle conçut et enfanta Caïn… Les gens les plus avertis prenaient alors un air averti. Eux, ils savaient bien que lorsqu'on lit Adam connut Ève, il faut comprendre qu'Adam a couché avec Ève. J'étais très étonnée.
Si “connaître”, était un terme pudique pour dire “coucher avec”, alors, est-ce que l'interdit de l'arbre de la connaissance interdisait à Adam de coucher avec Ève? Mais alors, pourquoi, diable, Dieu avait-il créé un homme et une femme s'il ne voulait pas qu'ils couchent ensemble?
Beaucoup d'années se sont écoulées avant que je revienne vers cet arbre de la connaissance, mais cette fois j'étais équipée pour une véritable expédition: j'avais appris la langue du pays et je revenais avec d'autres explorateurs. Notre recherche portait cette fois, non plus sur la création du monde, mais sur l'origine de la parole. Et ce que nous avons trouvé peu à peu a renversé la lecture qu'on nous avait donnée.
Dans notre nouvelle perspective, celle de l'origine de la parole, les premiers chapitres de la Genèse échappaient à la controverse avec Darwin. Ils n'étaient plus récit historique dépassé de la création du monde, mais le récit symbolique de l'apparition de la parole dans la rencontre homme-femme. Et ce récit, forcément mythique, de l'origine de la parole nous paraît toujours symboliquement pertinent.
Si
l'interdit de l'arbre de la connaissance
n'est pas la limite d'une chasse gardée
divine, qu'est-il? Sert-il en quoi que
ce soit la parole? C'est ce que je
voudrais vous montrer en reprenant le
fil du texte dans un premier temps et en
ouvrant la discussion dans un deuxième.
Pour cela, il nous faut repartir d'avant
l'arbre, dans le texte de la Genèse.
Resituer le cadre
Au commencement, vous vous souvenez Dieu dit, et ce qu'il dit est: la lumière, le ciel, la terre, les eaux. Les plantes et les animaux sont créés, herbe, arbres, poissons, oiseaux, bêtes sur terre. Chacun “pour leur espèce”. Je cite: “La terre fera sortir un être vivant pour son espèce”. Toujours l'expression “pour leur espèce” revient. Elle revient 10 fois dans ce premier récit.
En fait, cela correspond à notre expérience. Les plantes, les animaux ne vivent en effet que pour leur espèce. Ils ont toujours vécu comme ça. Ils savent subsister et perpétuer l'espèce. L'espèce ou les espèces, dit-on après Darwin. Mais la découverte de l'évolution ne change pas la lecture de la Genèse sur ce point essentiel. Quelles qu'aient été les évolutions des espèces, une chose est restée immuable, c'est le fait que, comme le dit le texte, le végétal et l'animal demeurent toujours assujettis à leur espèce.
Et c'est là qu'apparaît la grande rupture entre la création des animaux et celle des humains. La chose ma paraît importante si nous voulons comprendre la nécessité de l'interdit de l'arbre.
Rupture radicale: l'expression “pour leur espèce” disparaît du récit pour la création de l'humain, et elle n'est jamais employée pour lui. Il n'y a pas d'espèce humaine, l'homme n'est pas une espèce selon la Genèse.
Aussi, les humains ne sont pas, dans ce texte, des êtres programmés, des êtres destinés, des êtres pour l'espèce. Ils ne sont pas “des êtres pour quelque chose”, pas même des êtres pour l'image de Dieu. Nous ne sommes pas des êtres pour…
Ce peut être très angoissant de ne pas
figurer dans une espèce et d'appartenir
à une catégorie d'êtres qui n'a ni la
contrainte de l'instinct, ni la sûreté
de l'espèce.
La Genèse pose donc une
hiérarchie extrêmement nette entre les
humains et les animaux: ceux qui sont
créés “en image de nous” règnent sur
ceux qui son créés “pour leur espèce”.
Le texte biblique heureusement ne nous
laisse pas longtemps dans l'état de
vivants privés d'espèce.
“Élohim
dit: “Nous ferons humain (adam) en
notre image, comme notre ressemblance.
Ils assujettiront les poissons de la
mer, le volatile des ciels, la bête,
toute la terre, tout reptile qui rampe
sur la terre. Élohim crée l'humain en
son image, en image d'Élohim Il le crée.
Mâle et femelle, il les crée.”
L'humain n'est pas créé à la troisième personne comme l'animal. £Il est d'abord annoncé à la première personne du pluriel, dans la Parole divine elle-même. “Nous ferons l'humain en image de nous comme ressemblance de nous”. Vous voyez que les prépositions ont changé. Ici pas de “créé pour”, mais “mais nous ferons en… comme”.
L'humain créé et incréé
Nouvelle péripétie dans le récit
biblique. À y regarder de près, on
s'aperçoit que, ce que le Dieu vient
d'annoncer, il ne va pas le faire, du
moins pas en entier. En effet, son
projet annoncé était de faire “en image
de nous et comme ressemblance de nous”.
Ce projet en va être accompli qu
partiellement puisque dans le verset
suivant, le récit reprend: “Élohim crée
l'humain en image de lui. En image
d'Élohim, il le crée”.
On remarque
qu'Élohim ne crée qu'en image et il
ne crée pas “comme ressemblance”. Les
Pères de l'Église, comme Basile de
Césarée, l'avaient vu en leur temps.
Est-ce une insécurité de plus pour l'identité humaine, ou une chance extraordinaire? L'homme était déjà sans finalité et voilà qu'il est créé le moins possible (comme l'a dit le philosophe Blanc de St Bonnet “Dieu créa l'homme le moins possible”).
Le processus de création semble arrêté au milieu. Élohim laisse l'humain à moitié dit, à moitié fait, créé mais aussi incréé. Incréé, comme Dieu lui-même est incréé? Si l'humain est à l'image de Dieu, il ne peut pas être seulement une créature, il faut bien qu'il soit incréé d'une manière ou d'une autre.
Les animaux naissent à terme. Nous, nous naissons trop tôt, incapables de nous tenir sur nos pattes et totalement dépendants d'autres humains pour vivre.
C'est pourtant cette prématurité, cet inachèvement qui vont nous permettre de nous situer dans l'espace de la relation humaine, dans le langage, et de développer grâce à cela l'étonnante supériorité que nous avons sur tous les autres vivants.
Le premier récit, celui des six jours de la création, se termine, le repos du septième arrive, et homme et femme ne sont toujours pas là, seulement ce mâle et cette femelle adamiques. Comment vont-ils devenir homme et femme? C'est à mon sens l'enjeu du second récit.
Deuxième récit: où homme et femme arrivent enfin
Nous sommes maintenant au récit , celui, non des jours de la création comme on dit, mais du jardin d'Éden. Sur le plan de la parole, une chose intéressante à noter: l'apparition des pronoms personnels. JE TU IL NOUS VOUS ILS. Dans le premier récit, tous sont apparus dans la parole divine sauf un: le TU n'est pas là. On peut penser qu'il va venir au second récit. Peut-être même que l'enjeu du second récit est l'apparition de la deuxième personne du singulier, c'est-à-dire de la parole humaine et du dialogue.
On constate
d'abord que le nom de Dieu a changé, ça
ne nous étonne pas trop. Nouveau récit,
mais pas de création, le verbe “créer”
n'apparaît plus maintenant. YHWH Élohim
façonne l'humain poussière de la
“adama”, Il insuffle en ses narines
haleine de vie … plante un jardin en
Éden au levant. Il met là l'humain qu'il
a formé”. Je ne vais pas tout relire,
mais simplement suivre dans l'ordre les
cinq opérations divines jusqu'à
l'arrivée des mots “homme et femme”.
Ces cinq opérations sont:
1. “Le
Dieu fait germer du sol un arbre
désirable pour la vue et bon à manger,
l'arbre de la vie au milieu et l'arbre
de la connaissance du bien et du mal”
2. “YHWH Élohim prend l'humain et le
pose au jardin d'Éden pour le travailler
et le garder”. Vous savez sans doute
qu'éden veut dire “délices, volupté”,
donc il s'agit de cultiver le jardin des
délices.
3. Puis, YHWH Élohim donne
nourriture et interdit: “De tout arbre
du jardin manger, tu mangeras. De
l'arbre à connaître bien et mal tu 'en
mangeras pas car du jour de ton manger
de lui, mourir tu mourras.”
4. Et
tout de suite arrive la phrase, c'est
encore Dieu qui parle: “Ce n'est pas
bien pour l'homme d'être seul, je ferai
pour lui une aide contre lui”. C'est
Chouraqui qui a traduit “une aide
contre lui”.
5. YHWH alors façonne
les animaux, les amène à l'humain pour
voir comment il les appelle. Mais
l'humain ne trouve pas d'aide contre
lui.
Nous voilà devant ceci
qui est tout de même curieux: Dieu avait
dit “il n'est pas bon que l'humain soit
seul”, mais tout ce qu'il a lui-même
façonné du sol ne constitue pas une aide
qui convienne à l'humain.
On pourrait
penser: pourquoi Dieu ne forme-t-il pas
la femme comme il a formé l'humain et
les animaux, à partir de la terre (la
adama)?
Il semble que le Dieu ne
puisse ou ne le veuille pas – si cela a
un sens en parlant de Dieu. En tout cas,
il change radicalement sa manière de
faire, comme si le Créateur ne pouvait
aller plus loin dans la Création. Il lui
faut maintenant changer d'acte.
Ce
n'est pas cette à partir du sol qu'il va
faire quelque chose, mais à partir de
l'humain lui-même, et, particulièrement,
l'humain endormi. “Alors YHWH Élohim
fait tomber une torpeur sur l'humain”.
Il dort.
Voilà un texte pour un psychanalyste. Freud, vous le savez, dit qu'un homme qui dort va cherche son désir dans le rêve.
Chose remarquable, dans le deuxième récit, l'autre que l'humain désire ne se trouve pas dans le monde créé par le divin. Cet autre ne fait pas partie des créatures. Cet autre se trouve en lui-même lorsqu’il désire l'aide qu'il n'a pas encore trouvée. Et il va falloir maintenant extraire de lui cet autre qu'il désire. Et c'est ce que fait, semble-t-il, YHWH Élohim.
“YHWH Élohim prend de ses côtes et sous elle referme la chair. YHWH Élohim bâtit la côte qu'il a prise de l'humain en femme. Il la fait venir vers l'humain.”
Cet être nouveau ne vient pas de la terre. Le dieu ne crée plus. Il ne fait que “bâtir” l'autre à partir de l'un, de son côté ou de sa côte (c'est le même mot en hébreu). Ainsi, ce qui est appelé “femme”, c'est l'être que le Dieu a tiré de l'humain endormi et désirant.
Alors, enfin, l'humain parle: “Celle-ci, cette fois, c'est l'os de mes os, la chair de ma chair. À celle-ci il sera crié “isha” (femme) car de “ish (homme) celle-ci est prise.” Première fois qu'apparaissent les deux mots homme et femme ish et isha.
Homme et femme adviennent donc ensemble et l'un par l'autre. Ils ne sont pas créés par ce Dieu qui agit plutôt comme un marieur. C'est-à-dire: il les présente l'un à l'autre, et le nom d'homme et de femme, les humains se les donneront mutuellement, un peu comme par le mariage où on se fait devenir monsieur et madame.
L'interdit comme accès à la relation
Que faut-il pour que le passage
de mâle et femelle, à homme et femme se
fasse?
Le texte a posé deux choses
entre l'homme et le femme. D'abord, une
inconnaissance de fait entre eux. En
effet, la torpeur de l'humain le rend
ignorant de la formation de la femme. Le
Dieu présente à l'adam une inconnue.
Cette femme, qui vient pourtant de lui,
il ne la connaît pas, mais il la
reconnaît, ce qui est tout à fait autre
chose. Et c'est en la reconnaissant en
tant qu'isha qu'il se reconnaît ou se
connaît lui-même comme ish. Elle non
plus n'a pas assisté à l'origine de
l'homme, elle ne le connaît pas. Il y a
donc entre eux une inconnaissance de
fait.
Il y a aussi un deuxième degré d'inconnaissance entre eux: non seulement une inconnaissance de fait mais encore un interdit de connaissance qui leur est donné. L'interdit de manger de l'arbre est précisément situé entre l'apparition de l'humain et l'apparition de la femme dans le deuxième récit.
Les éléments du récit s'ordonnent ainsi. Le Dieu forme l'humain. Il lui donne tous les arbres en nourriture. Puis il ajoute l’interdit de manger d'un arbre, de la connaissance et alors, dès qu'il a donné l'interdit de manger de cet arbre, tout de suite il dit: “Il n'est pas bon que l'homme soit seul, je ferai pour lui une aide, etc.”
Pourquoi cette loi, cet interdit, est-il donné entre la formation de l'homme et celle de la femme? Pourquoi est-il préalable à la rencontre?
Après bien des
recherches et des retours, nous avons
fini par découvrir dans cet interdit,
quelque chose de plus simple que nous le
pensions tout d'abord.
Une évidence
qu'on ne voit pas du premier coup, c'est
que “manger”, c'est
“dé-différencier”. C'est même le
prototype de l'acte dédifférenciant. Ce
que je mange devient moi et disparaît en
moi.
Se peut-il que l'arbre à
connaître bien et mal, ou bonheur et
malheur, garde la différence? Différence
entre un bon et un mauvais connaître,
mais, peut-être aussi, différence entre
toi et moi. Car, ne pas se manger entre
humains, c'est se connaître bien, c'est
garder et cultiver l'écart, la
séparation qui permet de s'écouter, de
se parler, sans se confondre.
Si
l'autre croit me connaître, il croit
alors qu'il peut parler à ma place, il
me fait disparaître en lui. Je n'existe
plus, et lui non plus car il m'a mangé
et désormais, le voilà seul. C'est la
mort psychique ou spirituelle pour tout
le monde.
La différence des sexes est
le lieu de la première limite. Elle est
inconnaissance. Elle ouvre une
possibilité indispensable à la
civilisation, un verbe tout à fait
précieux: le verbe “croire”.
Tu es
un autre, je ne te sais pas, mais je
peux te connaître en t'écoutant, en te
croyant. Toute différence demande
d'accueillir ce que l'autre dit sans
pouvoir le vérifier par sa propre
expérience. Je ne saurai de toi que ce
que tu voudras me dire.
Cet interdit
célèbre si souvent interprété comme un
privilège divin, je crois au contraire
que non seulement il n'interdit pas aux
hommes d'être des dieux, comme le dira
le serpent, mais au contraire, il leur
donne accès au divin, en tout cas si le
divin, c'est la vie dans la parole,
l'accès à la conscience et à l'alliance.
En conclusion, deux points:
C'est une erreur, à mon sens,
que font les défenseurs de
l'environnement. Ils disent que l'homme
est une espèce parmi les 2 millions
d'espèces animales dénombrées sur la
terre (Yann Arthus-Bertrand), pour que
les hommes ne se croient pas au-dessus
des animaux et respectent la nature. À
mon sens, ils commettent une erreur. Car
si nous n'étions pas au-dessus de la
nature, nous n'aurions pas le pouvoir de
la détruire – aucune espèce animale n'a
le pouvoir de détruire son
environnement. C'est bien parce que nous
ne sommes pas des animaux que nous
pouvons choisir entre respecter ou
détruire le monde et les vivants du
monde. Rabaisser la conscience humaine
n'est pas la clé pour rendre l'homme
respectueux. Il vaudrait mieux, je
crois, respecter l'homme pour qu'il ne
fasse pas à la nature ce qu'on lui fait.
Peut-être faudrait-il lire comme
symptôme de la dévalorisation de la vie
humaine les agressions de l'homme contre
le monde et contre la vie. Les
écologistes que je peux rejoindre dans
beaucoup de leurs combats, me semblent
faire la même erreur que les catéchistes
d'autrefois: ils croient que
l'humiliation est l'école de l'humilité.
On a déjà essayé ce chemin dans les
religions. Ça ne donne pas de bons
résultats.
Enfin, si la psychanalyse
m'intéresse, ce n'est pas parce que
c'est une science. C'est au contraire
parce que c'est une pratique de
l'inconnaissance de l'autre. Le savoir
qu'elle a acquis en cent ans n'est pas
un savoir sur vous, sur moi, c'est un
savoir sur le non-savoir. Sur les effets
dévastateurs des savoirs et des
jugements sur l'homme. L'homme incréé,
en devenir, ne peut être su par l'autre.
Il échappe à tout savoir sur lui. Il
grandit et se révèle à celui qui
l'écoute et croit en lui au sens, non
pas religieux, sans doute, mais au sens
d'une croyance en l'homme. Une écoute
qui croit de dans toute personne qui
veut parler, il y a quelqu'un d'inconnu,
d'irrévélé. Seul l'inconnu peut se
révéler. Nous sommes des êtres inconnus
qui nous révélons les uns aux autres.
L'interdit de l'arbre de la connaissance ouvre un autre monde que la création, il ouvre le monde de la révélation. Le monde – ou le ciel ‒ de la parole, là où les êtres parlants, invisibles les uns pour les autres tout d'abord, peuvent se révéler les uns aux autres, grâce à ce verbe qui ne peut avoir lieu que si la connaissance par dévoration leur est interdite: le verbe “croire”.
R.-Ferdinand Poswick