La vérité
Décembre 2020
On trouvera ici un texte écrit par Armel Guerne dans une de ses contributions majeures
Les Jours de l'Apocalypse. Poèmes d'Armel Guerne. Visions de Saint Jean dans la traduction de François de Mésenguy. La Pierre-qui-Vire,
Le Zodiaque (Les Points cardinaux, n° 16), (11 juillet) 1967. 260 x 215 mm, reliure toilée sous jaquette illustrée, 224 pages, héliogravures, pp. 62-71. – Ce texte est reproduit avec les encouragements de la fondation Les Amis d'Armel Guerne, asbl, que nous remercions en la personne de notre ami Joël Dury.
Organisez-vous vite et organisez-vous
bien, puisque telle est la fatalité du
monde; mais laissez qu'on vous dise encore
qu'on ne parle jamais autant de sécurité que
lorsque le danger augmente; et c'est la
seule langue quand le péril est là, tout
comme on n'entend plus parler que de cuisine
parmi ceux que torture la faim. Organisez
vos vies, vos plaisirs et vos peines;
désingularisez-vous, ressemblez vite tous à
tous, vous qui déjà ne vous reconnaissez
plus dans vos inquiétantes progénitures, si
étrangement identiques d'un pays à l'autre,
d'un continent à l'autre, ces enfants qui
sont ceux de leur temps plus qu'ils ne sont
les vôtres! Et vous qui n'êtes pas, qui ne
serez jamais du leur! Car maintenant la
guerre est ouverte entre les générations, et
vos fils ont l'initiative parce que la
traction du monde tel qu'il est , et où il
va, a brisé d'un seul coup les derniers
maillons de la longue chaîne des sangs et de
la descendance; parce que les derniers venus
savent déjà qu'ils appartiennent à un monde
autre que celui de leurs pères, encore
qu'ils ne savent point que c'est l'Autre, en
effet, qui établit pour eux son règne
délétère, en chassant de ce monde nouveau
toutes les ressemblances qui pourraient
rappeler Celui à l'image de Qui l'homme
avait été fait.
Peut-être le
pressentez-vous malgré vous, et non sans
frissonner sous ce vent glacial; mais vous
vous refusez toujours, et de toutes vos
forces, à savoir ce que vous savez: vous
donnez à votre raison toutes les raisons
possibles d'ignorer que le temps finit là.
Vous en appelez même à votre imagination, au
peu qu'il vous en reste au milieu des
images, pour vous aider à ne pas admettre
l'inimaginable. Oh oui! Et tout ce bruit,
dont vous vous entourez par dessus tout le
bruit qui vous entoure, comme vous en avez
besoin pour habiller votre vide! Quel refuge
dans ce confort! Et qu'il est bon, qu'il est
suave de se dire et de se remontrer sans
cesse combien l'individu est petit et compte
peu devant un monde si grand, gigantesque,
triomphal! Quelle ressource aussi que de
pouvoir, dans toute sa fracassante évidence,
confondre assurément la tout invisible
grandeur avec la démesure qui tient toute la
place! Un seul instant d'inadvertance, qui
vous ferait glisser au dedans de vous-mêmes
et chausser votre sincérité; un peu d'un
vrai silence à vous, qui pourrait se mettre
à l'écoute: et qui sait si vous réussiriez
encore à ne pas l'avoir entendue , la voix
retentissante qui vient du trône de
l'immensité déposer sur le bout des siècles
son “ Factum est ! ” définitif, répondant, à
travers les temps, tout à coup roulés sur
eux-mêmes, au “ Fiat! ” immense qui les
avait inaugurés!
Ouvrant l'heure à jamais
de la lumière dans sa gloire, tirant ce fil
infime qui séparait le temps de l'imminent
éternité et le jour de la nuit; apportant
enfin au plus épais du monde enfoncé dans
son épaisseur, coagulé dans sa solidité, la
révélation de sa continuité dans la parfaite
transparence! Et dans cette splendeur, déjà,
rendant tout à chacun et l'amour à l'amour:
la fixité terrible du Jugement! “ Factum
est! ”
Nous en sommes là. Mais
l'épouvante qui est au fond de l'âme,
infiniment plus indomptable que la chair, et
à laquelle il n'y a qu'un amour sans fin qui
puisse un peu remédier; cette épouvante qui
nous jette partout où chacun va et se rue
pour ne pas l'affronte, pour ne pas la
connaître, jusques obstinément dans les bras
de la mort ou sur les plus vertigineux
échafaudages de l'intelligence, les théories
et les philosophies, les opinions et les
raisons: cette épouvante-là, ou cet amour,
que nous fuyons pour nous donner le change,
et qui commande à chacun de nos geste et au
secret de nos pensées, voilà ce qui vous
portera d'abord à nier l'évidence, ou
plutôt, par une vieille et habile habitude,
à vous faire toujours le regard un peu plus
étroit que la vérité, de manière à ne point
la recevoir dans son entier, mais à lui
réclamer ses preuves, à faire comme si elle
ne pouvait devenir véritable qu'après avoir
passé devant le tribunal de votre jugement!
L'intelligence, le génie même ne vas pas
jusque là! Dites-vous en vous félicitant
d'avoir encore sauvegardé le doute.
Peut-être, oui; mais la simplicité y va:
l'évidence reste l'évidence, même et surtout
si elle déborde le champ de votre regard; et
la vérité est sur vous.
Le Verbe en qui
et par qui, de Sa parole impérative, a
commencé le commencement, n'a non plus pas
choisi comme auditoire ces derniers restes
appauvris d'humanité qui sont encore à
table, et les plus affamés de tous, au grand
festin du monde au jour de sa consommation.
La Vérité n'a besoin d'être que ce qu'elle
est; et l'idée que s'en font les hommes, si
elle change tout pour eux, ne change rien
pour elle, l'immuable; son absolu ne peut
qu'aimer ceux qui l'auront aimée et
délaisser les autres, tous les autres
jusqu'au dernier, qui se sont rejetés
d'eux-mêmes: ceux qui avaient une opinion;
ceux qui n'en avaient pas; et tous ceux qui
ont cru l'honorer en lui donnant, sans la
chercher, leur approbation incertaine. C'est
pourquoi elle avait tout écrit en double:
pour que la cherchent ceux qui l'aiment, et
que la trouvent ceux qui l'ont cherchée.
Même le roi Balthazar, en l'an 3349 du
monde, avec les mille grands de sa cour, a
épuisé en vain la science de ses sages et de
ses devins pour lire ce qui, pourtant, avait
été écrit visiblement au mur, devant le
chandelier, par les doigts d'une main
“ comme d'un homme ”; - lui qui pourtant
tressaillait encore à l'épouvante de son
âme! Et la nuit même tout était accompli de
ce que lui avait découvert le prophète
inspiré, qui n'avait d'autre jugement que
celui de son Juge. On peut imaginer combien
les sages et les convives étaient encore
scandalisés de cette explication, et jusque
sous le glaive de leurs égorgeurs, qui la
réalisaient! L'impossible est toujours ce
qu'il y a de plus simple.
Ah! faut-il que
nous ayons perdu jusqu'au sens le plus
élémentaire du langage et de son esprit,
comme un divin miroir, pour ne pas
comprendre que la fin du monde, au propre du
terme, n'est pas seulement cette catastrophe
extérieure des apparences, que toutes les
apparences redoutent et confirment
singulièrement, mais qu'elle en est
l'élucidation absolue, la parfaite
résolution, puisque c'est en lui apportant
sa “ fin ” qu'elle la lui révèle et le rend
à sa raison d'être. À écouter profondément
ce que dit le langage et à le suivre
patiemment dans tous ses sens, on risque
moins de se tromper qu'à vouloir forcément
le faire parler pour suivre les idées qu'on
a, ou qu'on se fait des choses.
Mon Dieu!
quelle prière n'aurions-nous pas à faire, si
nous avions seulement conscience de la
longueur des temps, quelle prière de fin du
monde, en vérité! pour demander à Dieu qu'Il
nous pardonne ce que Dieu nous est devenu,
depuis le temps que nous le faisons passer
au laminoir de notre pensée humaine! Qu'il
nous pardonne notre dégradation, et que
cette pensée des hommes ait pu si
monstrueusement s'intellectualiser à mesure
qu'elle se déspiritualisait, perdant tout
son amour au long des siècles et quittant
toute crainte avec eux, s'assouplissant sans
cesse et gagnant en adresse pour devenir
enfin si filiforme qu'elle ressemble à
présent tout à fait à au serpent: étroite et
longue, et venimeuse, collée à terre, froide
et rusée, fascinatrice et sifflante,
horrible à voir de loin, assassine de près!
Mon dieu, c'est à mourir de honte!