Août 2020
Au-delà d'un féminisme publicitaire, problablement nécessaire pour faire bouger l'imaginaire des gens, il se pose aujourd'hui de vraies questions qui vont bien au-delà de revendications simplement égalitaires. L'avenir de l'Église et du modèle sociétal chrétien pourrait en être bouleversé. Sommes-nous prêts au questionnement?
Les spécificités féminines et masculines de la reproduction technicisée?
J'ai lu comme un “signe des temps” l'évocation faite par Julija Vidović : urgence d'une réflexion de fonds sur les rapports hommes-femmes ou femmes-hommes au-delà des revendications féministes aujourd'hui pratiquement aboutie (même si c'est encore de façon inégale sur la planète)… et cela dans un monde qui “technologise” les spécificités différenciant traditionnellement femme et homme. Voici ce qu'elle dit:
Si l'on se penche, tant soit peu, sur les questions qui s'ouvrent à notre société par la présence de nouvelles technologies et l'impact aussi positif que négatif qu'elles peuvent avoir sur notre condition humaine, notre environnement et notre avenir commun, nous nous rendons compte de l'importance d'une œuvre commune où l'expérience et la sagesse féminine seraient entendues et appréciées tout autant que la sagesse masculine. Regardons de près l'exemple de la maternité qui est évoquée souvent comme étant la seule planche de salut des femmes. Cette maternité peut aujourd'hui se diviser techniquement entre le rôle de la semence féminine (ovocyte) d'un côté, et celui de la gestation et de l'accouchement de l'autre. Cette décomposition biotechnologique de la procréation aboutit à des cellules, à des matériaux biologiques à manipuler et non à des personnes. Cette vision technicienne de la génération est conforme à la position de l'homme, c'est-à-dire de celui qui procrée en dehors de soi, au moyen de la semence. L'expérience féminine de la procréation est au contraire, jusqu'ici, celle d'un processus interne. En outre, la possibilité de création de l'utérus artificiel, vers lequel sont orientées les recherches, mettrait fin au rôle du corps féminin dans la naissance. L'impact que cela pourrait avoir sur la condition humaine toucherait aussi bien les hommes que les femmes et aura un impact considérable sur notre vision et compréhension de l'homme et de l'humanité. C'est aujourd'hui et maintenant que nous sommes appelés à prendre conscience de ce bouleversement anthropologique jamais vu et d'agir à la lumière du Christ dans l'amour sacrificiel et la bienveillance, et non pas par un sentimentalisme vidé de tout sens ” (Le Charisme de la femme dans l'Église, dans Irénikon, tome XCII, 3e trimestre 2019, p. 347 - Julija Vidović est professeure de Bioéthique à l'Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge à Paris).
Cette réflexion prolonge et actualise la publication de référence pour l'orthodoxie que fut le livre d'Élisabeth Behr-Sigel, Le ministère de la femme dans l'Église, Cerf, Paris, 1987.
Du côté catholique, le très beau texte qui sert de Postlude au livre de référence de Maria Teresa Porcile Santiso, La Femme, espace de salut, (Cerf, Paris, 1999, 417 pp, pp. 373-377) pourrait servir d'exergue néo-testamentaire et biblique aux réflexions de fond qu'engagent les propos de Julija Vidović. Jésus y donne l'ordre (et c'est littéral dans le texte évangélique) d'écouter cette femme qui lui a inondé les pieds du parfum le plus précieux: “Laissez-la faire ce qu'elle veut, car c'est l'amour qui l'inspire… Laissez-la, elle connaît bien mon corps d'une manière mystérieusement pure et libre. Laissez-la elle me connaît bien. Et je ne me souviens pas avoir reçu de vous une attention à ma fatigue, à ma soif, à ma faim. En revanche, elles, les femmes, m'ont donné à boire (Jn 4.9), à manger (Jn 12), elles m'ont lavé avec du parfum (Jn 12.3; Mt 26.7; Mc 14.3); et elles ont pleuré sur moi, même avant ma mort (Lc 23.27-28). Laissez-la, elle connaît par l'amour et sait ce que je désire et ce dont j'ai besoin…”.
Mais on voit qu'à l'époque de la publication de la Thèse de Teresa Porcile Santiso la théologie des “genres” est encore dans ses balbutiements. Teresa (c'est ainsi qu'elle se faisait appeler lors de nos rencontres dans le cadre de la Fédération Biblique Catholique), propose qu'on voie la femme dans le plan de Dieu comme représentant la dimension d'espace de ce plan créationnel. Le Corps ressuscité de Jésus de Nazareth est, dès lors, l'ensemble de la création telle que Jésus, en ce Corps, la rend divinisée à son Père, dans l'Esprit.
Par contre, Véronique Bontemps (Les femmes et l'Église, dans Nouvelle Revue Théologique, 141/3, juillet-septembre 2019, pp. 448-465) voit plutôt le féminin comme lié à la temporalité en raison même des cycles de vie qui structurent sa corporéité (tant le cycle menstruel que les âges de la fécondité). Espace et temps: la physique quantique présente une vue plus subtile et complexe des fondements-même et de la structure de tout ce qui existe et qui se présente à notre connaissance!
Peut-être que la vision présentée par Luise Rinser, laïque théologienne allemande très engagée dans une réflexion sur la dé-cléricalisation de l'Église après Vatican II (voir: Une femme d'aujourd'hui et l'Église, 1968, 1974), arrive à faire percevoir ce jeu subtil de l'immatériel et du matériel en permanente progression créationnelle vers le règne de l'amour tel que révélé en Jésus de Nazareth, dans son remarquable roman Miryam (1983, 1994) dans lequel Marie de Magdala (Miryam) devient très vite l'un des leaders intellectuels du groupe de Apôtres en discussion non seulement avec le rabbi Yeschoua, mais surtout avec le jeune hellénisant Yohanan et le passionné d'Israël, Yehouda de Cariot!
Comme dans ce dialogue de Miryam avec Yeshoua : ”Seule la connaissance de l'unité d'être de tout ce qui est vivant permet le règne de la paix. Dis cela aux autres! Dis-le à tous! …Voilà la mission que je te confie: enseigne l'unité de tout ce qui vit, enseigne l'amour. En disant cela, il posa ses deux mains sur le sommet de mon crâne” (p. 175)
Quant à Anne-Marie Pelletier, dont l'apport majeur est largement fondé sur sa compétence exégétique, elle cherche à montrer, dans la féminité la plus intégrale, l'image future et en formation de l'Église (L'Église, des femmes avec des hommes, Cerf, Paris, 2019).
Vers une évolution génétique de la race humaine?
Julija Vidović évoque un scénario d'évolution dans lequel les fonctions de gestation de la femme seraient entièrement extériorisées et “médicalisées”. L'impressionnante image, montrée à la télévision au moment le plus aigu de la pandémie en Europe, d'une centaine de nourrissons produits par des “mères porteuses” dans une maternité d'Ukraine, attendants leurs “parents-acheteurs” empêchés de venir prendre leur marchandise en raison de la pandémie du Covid-19, donne une idée concrète qu'à part l'utérus artificiel (évoqué par Julija Vidović), on n'est plus très loin d'une gestion “externalisée” de l'enfantement du petit humain que ses propos évoquaient.
Mais on peut aussi évoquer d'autres pratiques. Elles peuvent d'ailleurs se combiner avec la précédente; et elles existent déjà, comme: les Banques de sperme. Celles-ci font même, dans certains États des États-Unis, l'objet d'une publicité dans les transports en commun visant principalement les étudiants qui cherchent à arrondir leurs fins de mois! L'homme, le mâle, ne sert plus qu'à donner du sperme à des laboratoires qui peuvent les utiliser au gré (tests ADN) des meilleurs combinaisons avec des ovocytes également sélectionnés pour une conception “in vitro”.
Cette hypothèse d'élimination de l'acte de reproduction traditionnel, a été joliment illustrée dans un des contes fantastiques dessiné par les frères Luc et François Schuiten dans l'un de leurs premiers Albums de BD (Carapaces, 1981). Ils y imaginent un monde entièrement féminisé dans lequel les femmes conservent et cultivent quelques hommes pour la production de sperme assurant le renouvellement des générations d'une humanité entièrement féminisée!
Rappelons qu'un mouvement eugéniste assez large a existé, tant en Europe qu'aux États-Unis, bien avant les déviations “racistes” de l'eugénisme prônées et mises en œuvre par le nazisme entre 1930 et 1945 (réflexion sur l'amélioration des “races humaines”; stérilisations d'individus jugés nocifs, etc). Mais, sans ces déviations apparemment abandonnées après l'expérience nazie, une “amélioration” de la race humaine est engagée, fut-ce par les test pré-nataux déjà très répandus. Ils éliminent des fœtus jugés non-viables tandis que les fécondations “in vitro” sont proposées aux couples infertiles qui se multiplient. Et ces pratiques ne cessent de se perfectionner… avec ou sans l'aval de principes moraux ou religieux, et avec des justifications “sanitaires”!
Autre aspect lié directement à ces problématiques: l'explosion de la démographie planétaire (une planète dont on connaît de mieux en mieux la limite des ressources renouvelables). Christian de Duve, prix Nobel belge (voir: Génétique du péché originel: le poids du passé sur l'avenir de la vie, Odile Jacob, Paris, 2009), considérait que l'accroissement d'humains sur la planète était déraisonnable et menait la race humaine à sa perte.
Anne-Marie Pelletier, pourtant peu féministe ou plutôt opposée au féminisme primaire, constate aussi dans son dernier livre cité ci-dessus qu'au-delà d'une relecture de toute la Bible et de la culture qu'elle a engendrée, l'actualité techno-scientifique oblige aujourd'hui une relecture encore plus dynamique pour laquelle la voix de la femme est indispensable:
Telle est cette mémoire du corps féminin – qui reste expérience continuée de millions de femmes de par le monde – que l'apparition d'une contraception efficace permettait soudain de surmonter. Que ce fait bouleverse profondément les équilibres ancestraux et mette du trouble là où existait le confort du conformisme, on n'en disconviendra pas. Mais devrions-nous nous dérober devant l'effort d'inventer de nouvelles manières de se rencontrer pour les hommes et les femmes, d'assumer la responsabilité de transmettre la vie qui nous traverse et nous oblige? En tout état de cause, la gravité de ces problèmes, et tout simplement leur nature, exigent que la parole des femmes puisse ici se faire entendre et reconnaître, au lieu d'être confisquée par celle d'hommes, de surcroît célibataires. (pp. 38-39).
Le recours à la contraception est irréversible. En revanche, ce qui est en débat concerne les moyens. Or, sur ce point, l'Église pourrait avoir un rôle essentiel. Non sous la forme d'une consigne brandie comme une loi irréfragable. Mais en promouvant une paternité/maternité capable de discernement et de responsabilité, singulièrement dans un monde où les offres de la science en matière de procréation posent des problèmes éthiques croissants. (L'Église, des femmes avec des hommes, pp. 39-40).
Mais Anne-Marie Pelletier tient aussi à souligner la dimension et signification proprement humaine (et donc “sacrée” - faisant partie du plan de salut tel que la foi biblique le propose) tant de la relation homme-femme/femme-homme que de tout le processus de procréation (gestation, enfantement, éducation) qui y est lié.
Aller plus loin dans une nouvelle compréhension des relations hommes-femmes?
Les formes du mariage dans les différentes cultures ont subi des évolutions diverses et l'on peut encore en observer plusieurs. Une comparaison systématique et une évaluation de ces pratiques et des réalités socio-culturelles qu'elles engendrent n'a pas encore été réellement faite. Mais ce genre d'approches commence à voir le jour avec des études, notamment, sur les relations entre sexualité et colonisation dans les différentes cultures, par exemple (voir: Sexe, Race et Colonie, La Découverte, 2018).
Interdiction de l'inceste, mariages forcés, polygamie (bien connue et longuement pratiquée dans la culture biblique, encore pratiquée dans l'Islam, ressuscitée par les Mormons mais contrée légalement aux U.S.A.), gestion matriarcale partagée (comme dans l'ancienne culture polynésienne), etc.
Est-ce que le modèle monogamique est objectivement le meilleur au vue d'une analyse systémique du développement d'une société humaine saine et équilibrée? Des femmes comme Anne-Marie Pelletier le pensent en indiquant que les autres formes de relation entre les sexes relèvent d'une vision machiste de la réalité!
Dans le développement de l'adolescent et de l'adolescente, jusqu'où l'éducation sexuelle peut-elle ou devrait-elle aller, surtout à une époque où pratiquement tout de la sexualité est accessible dans l'Internet?
La grossesse, l'accouchement et l'allaitement ne peuvent-ils constituer une expérience vitale à toujours rendre positive (même en cas d'origine involontaire de la grossesse)? Ce qui amènerait à déculpabiliser totalement, ou à voir autrement, et toujours positivement, ces développements proprement féminins.
Peut-on accepter l'utilisation de robots de compagnie qui permettraient la simulation de rapports sexuels? Voir à ce propos les réflexions de Sherry Turckle (Alone Together, 2017)!
Comment faut-il “raisonnablement” organiser un certain type de limitation des naissances? Y a-t-il un équilibre optimal décès-naissance sur la planète telle qu'elle se présente aujourd'hui?
Doit-on accepter un certain type de sélection des ovocytes et des spermes? Et, dans l'affirmative, selon quels critères et quel encadrement?
Les voyages spatiaux de longue haleine (et cela va commencer avec les voyages vers Mars en 2022?) vont-ils exiger progressivement, pour la santé des voyageurs, une préparation médicale qui pourrait mener à des modifications (améliorations) de certains tissus ou autres éléments constitutifs du corps humain actuel? Et, dès lors, ces modifications vont-elles influencer les rapports femmes-hommes (on sait que la NASA va engager plus de femmes pour les missions spatiales futures, parce que les bilans de santé des femmes astronautes semblent avoir été plus positifs que ceux des hommes)?
Quel serait le principe évangélique qui devrait guider toute exploration des évolutions relationnelles et sociétales dans les rapports femmes-hommes?
J'aimerais rappeler ici ces étonnants passages des Pensées de Blaise Pascal que je mets volontiers en relation avec les recherches les plus pointues qui se font sur l'avenir de l'Intelligence artificielle aujourd'hui:
- Qu'on s'imagine un corps plein de membres pensants (Pensées, 167/473).
- Membres. Commencer par là – Pour régler l'amour qu'on se doit à soi-même, il faut s'imaginer un corps plein de membres pensants, car nous sommes membres du tout, et voir comment chaque membre devrait s'aimer, etc (Pensées, 265/474).
- Si les pieds et les mains avaient une volonté particulière, jamais ils ne seraient dans leur ordre qu'en soumettant cette volonté particulière à la volonté première qui gouverne le corps entier. Hors de là, ils sont dans le désordre et dans le malheur, mais en ne voulant que le bien du corps, il font leur propre bien. (Pensées, 265/475).
Où trouver une voie d'évolution qui répondrait au cœur du message biblique et évangélique ?
Je propose deux piliers pour une telle réflexion. D'abord, l'image de l'homme et de la femme, dans leurs relations, telles qu'elles nous sont communiquées comme parole de Dieu dans le Cantique des Cantiques. Et, à l'autre bout du spectre, la façon dont Pierre Teilhard de Chardin - aidé par le soutien perspicace du cardinal Henri de Lubac - envisage l'avenir de l'humain bi-sexué (notamment à partir de sa composition poétique sur L'Éternel Féminin).
L'insertion du Cantique des Cantiques dans le “canon” des Écritures juives (puis chrétiennes) et donc son adoption comme une “parole de Dieu” au même titre que les autres éléments qui composent la Bible telle que reconnue, d'abord par les Rabbins des premiers siècles après Jésus-Christ, puis par les décisions (= “dogmes” en grec) des premières Églises chrétiennes, a fait problème dès le début de la constitution de ces “canons”.
Pourquoi? Il faut relire l'admirable thèse d'Anne-Marie Pelletier, Lectures du Cantique des Cantiques. De l'énigme du sens aux figures du lecteur, (Rome 1989).
Elle montre qu'il n'y a pas de justification interne à l'insertion d'un tel texte, qui évoque à peine Dieu, dans le canon des Saintes Écritures. Le texte y fut inséré contre l'avis de nombreux rabbins des premiers siècles… et cette insertion fit aussi problème aux différents commentateurs chrétiens à leur suite!
Poème profane, chantant l'amour de l'homme et de la femme et dans lequel la femme a un rôle très actif, il est devenu le socle d'une interprétation de la révélation d'un Dieu qui serait avant tout “amour”. Et c'est à ce titre qu'il est devenu pour tous ceux qui le lisent une “parole de Dieu”, le fondement de ce que Jésus présentera comme le commandement “nouveau”: aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimé”… “c'est à l'amour que l'on reconnaîtra mes disciples”!
Si l'amour est le moteur de tout ce qui est lié à la Foi judéo-chrétienne, c'est aussi cet amour qui est à la source de la création, de l'incarnation… puis de la résurrection (et donc “divinisation”) finale de cette humanité créée par cet Amour et pour cet Amour.
L'amour (bi-sexué) est donc l'énergie motrice de cette Histoire du salut et de tous ceux qui mettent leur foi dans le Dieu qui en est la source et le terme.
C'est ce que développera comme vision le P. Pierre Teilhard de Chardin:
L'amour (érôs) est le fond des préoccupations de l'Homme, son salut ou sa perte, l'étoffe peut-être, de tous nos grands désirs. N'est-il pas incroyable que, depuis tant de siècles que nos auteurs le critiquent ou le réfrènent, pas un […] ne se soit demandé d'où vient la passion et où elle va, qu'est-ce qu'il y a de mauvais ou de caduc en elle, et qu'est-ce qui doit être soigneusement nourri, au contraire, dans sa puissance, pour être transformé en amour de Dieu (Note pour l'évangélisation des temps nouveaux (1919), Œuvres, t.6, p. 40).
Le cardinal de Lubac tente d'analyser le fonds de la réflexion de Teilhard:
Il (Teilhard) observe qu'en matière sexuelle “ la théorie du mariage, centrée autrefois sur le devoir de la propagation, tend maintenant à faire la part de plus en plus large à une complétion spirituelle, mutuelle, des deux époux ”. Il approuve cette évolution; il y voit un progrès; mais il n'est pas aveugle aux abus provenant de l'interprétation qui peut en être donnée. Non content de repousser un vulgaire “ égoïsme à deux ”, il dénonce comme “ dangereuse illusion ”, au-delà de la “ tentation voluptueuse de l'absorption et du repos ”, cette forme d'idolâtrie qui se renouvelle en cherchant un substitut de la divinité dans l'adoration de l'être aimé et qui se pare, pour exalter le couple de toutes les séductions empruntées aux raffinements spirituels comme aux subtilités de l'analyse ” (H. de Lubac, L'éternel féminin, Aubier, 1983, pp. 73-74).
Pour Teilhard, en effet
…tout l'effort de la Vie tend à rendre possible l'accès à cette forme supérieure d'être qu'est la personne, et la personne ne s'accomplit qu'en Dieu; si bien que l'amour humain doit être compris essentiellement comme une fonction à trois termes: l'homme, la femme et Dieu ” (Esquisse d'une univers personnel, pp. 94-96). Et, dans le même essai il, poursuit: “ ... la Vie, nous l'avons admis, ne se propage pas pour se propager, mais seulement pour accumuler les éléments nécessaires à sa personnalisation. Lors donc qu'approchera pour la Terre la maturation de sa personnalité, les Hommes devront reconnaître qu'il n'est pas simplement question pour eux de contrôler les naissances; mais qu'il importe surtout de donner son plein épanouissement à la quantité d'amour libérée du devoir de la reproduction. Sous la pression de ce nouveau besoin, la fonction essentiellement personnalisante de l'amour se détachera plus ou moins complètement de ce qui a dû être pour un temps l'organe de propagation, “la chair“. Sans cesser d'être physique, pour rester physique, l'amour se fera spirituel (pp. 127-128).
Et, dans une lettre adressée le 11 novembre 1934 au P. Auguste Valensin, Teilhard dira:
… cette métamorphose (de l'amour) coïncidant avec une fin de l'Humanité parvenue à maturation – ou simplement limitant la multiplication de l'espèce à l'optimum que demande l'eugénisme… [on se dirigerait vers] une augmentation graduelle de l'usage spirituel des sexes, avec graduelle réduction du côté reproduction et des actes physiques conduisant à celle-ci… peut-être que l'homme et la femme parviendront-ils un jour plus communément et par conséquent plus normalement à exercer en liberté leur caractère complémentaire dans des rapports aux nuances diverses d'association et d'amitié. Ce que l'histoire n'a permis jusqu'ici qu'en des cas assez rares, pourrait résulter dans l'avenir d'un affinement spirituel collectif, dont l'élément féminin serait le principal ouvrier.
Dans La vie cosmique (1916), Teilhard avait déjà écrit:
La part largement faite aux phénomènes de régression morale et de licence, il semble bien que la “ liberté ” actuelle des mœurs ait sa véritable cause dans la recherche d'une forme d'union plus riche et plus spiritualisante que celle qui se limite aux horizons d'un berceau (Œuvres, t.6, p. 56).
Car, selon de Lubac qui tente, avec son énorme culture et son empathie, de comprendre le fond de la vision qui a fait écrire à Teilhard de Chardin son poème L'Éternel Féminin (1919),
à partir de l'apparition de la vie, graduellement, le Féminin se différencie, il s'individualise, se fixe sous des formes palpables: la sexualité proprement dite est née. Mais à travers ses progrès et ses renouvellements, les traits fonciers du Féminin demeurent: ils sont seulement assujettis à porter une conscience agrandie, et, en même temps que s'élabore patiemment le processus qui, au stade humain l'incarnera dans la femme, sous le double type de l'épouse et de la mère, le Féminin poursuit, rayon unique et mobile, son œuvre d'animation universelle. Tout ce que l'Homme réalisera de grand, dans tous les ordres, sera dû à son activité cachée,
et, citant Teilhard
L'Homme, synthèse de la Nature, fait bien des choses avec le feu qui brûle en son cœur. Il accumule la Puissance, il poursuit la Gloire, il crée la Beauté, il se voue à la Science. Et il ne se rend pas compte, souvent, que sous tant de formes diverses, c'est toujours la même passion qui l'anime, ‒ épurée, transformée, mais vivante – l'attrait féminin. (op.cit. p.153).
Cette vision, comme le note de Lubac, rejoint des intuitions de penseurs issus de la tradition orthodoxe, comme Berdiaeff: “ [dans la société future], la femme jouera un grand rôle. […] La femme est plus liée que l'homme à l'âme du monde, aux premières forces élémentales, et c'est à travers la femme que l'homme communie avec elles. […] Les femmes sont prédestinées à être, comme dans l'Évangile, les porteuses d'aromates. […] Ce n'est pas la femme émancipée ni rendue semblable à l'homme, mais l'éternel féminin, qui aura un grand rôle à jouer dans la période future de l'histoire ” (op.cit. p.91, en note) … ou encore, cette autre citation de Berdiaeff (p.163, 1927): “Le christianisme ne peut arrêter ses espérances à la reproduction de l'espèce, à cet élément tourné vers le “mauvais infini” des générations successives. Le problème fondamental de la vie est justement le problème de la transfiguration du sexe, de l'illumination de l'élément féminin, de la transformation de l'énergie génératrice en énergie créatrice.”
Quant à Soloviev il observait que “l'amour est une chose extrêmement complexe, obscure et confuse, exigeant une analyse et un examen pleinement conscients”, et que néanmoins jamais le problème n'en avait été posé de manière tout à fait consciente et exacte. L'amour était pour lui par excellence “l'amour sexuel” à l'image de l'amour de Dieu pour sa création ou du Christ pour son Église; mais il n'entendait point par là “l'union physiologique”, laquelle, pensait-il, n'a pas de rapport déterminé avec l'amour. Il s'agissait pour lui d'une réalité cosmique, un principe d'union dont il suivait l'évolution dans ses grandes lignes. Voyant comme Teilhard le progrès historique de l'humanité relayer le progrès cosmogonique et refusant comme lui de concevoir un nouveau progrès radical qui éliminerait l'homme au profit d'un surhomme, il voyait cependant se produire à l'intérieur de notre espèce une progressive invention de formes d'existence inédites, spécialement grâce à un perfectionnement de l'amour” (de Lubac, op. cit. pp. 66-67).
Faut-il conclure?
Non, car ces quelques paragraphes sont un questionnement.
Comment le croyant (chrétien) d'aujourd'hui, lucide et responsable (le mieux informé possible), peut-il aider la société humaine à évoluer pour son bien et celui de la petite planète sur laquelle il est enraciné?
L'image du cyborg, cet humain technologiquement augmenté par des prothèses diverses (incorporées ou externalisant certaines de ses fonctions), est une des voies déjà engagée: un pace maker; des pieds ou des mains artificiels; des électrodes anti-Parkinson; des stents cardiaux; etc – sans compter l'externalisation d'éléments de l'intelligence humaine comme le raisonnement, la mémoire et des aides à la communication (à travers tous les outils électroniques programmés qui peuvent communiquer planétairement).
Les promoteurs d'un transhumanisme dur (sous la forme d'un post-humanisme) proposent plutôt une évolution dans laquelle l'esprit humain pourra subsister (y compris au niveau d'individualités avec leurs traits personnalisés) sur base d'un support biologique qui pourrait ne plus être un corps humain tel que nous le connaissons aujourd'hui. Ce qui rejoint, sous une autre forme, l'hypothèse des nihilistes qui pensent que l'humanité passera (avec ou sans cataclysme final) tout comme ont disparus les dinosaures qui ont vécu il y a 95 à 145 millions d'années!
Y a-t-il place pour une vision chrétienne ou christique de ces évolutions possibles? La vision teilhardienne d'une humanité qui s'unifie tout autour de la planète terre et tresse des relations d'échange qui pourraient ressembler à celles d'un cerveau collectif en cours de développement (comme on peut l'observer dans le développement d'un fœtus humain) est-elle une illusion?
Mais, si une telle vue que pourrait corroborer la science, pouvait rejoindre une dynamique menant à la divinisation d'une humanité conformément au message évangélique dans lequel le ressuscité assume toute la création pour la rendre “spiritualisée” à son Père – faut-il considérer qu'il s'agit d'un concordisme de même nature que celui qu'on trouve, pour d'autres hypothèses chez les “créationnistes” ou que Georges Lemaître contestait devant Pie XII à propos de son hypothèse du Big-bang à l'origine de l'univers créé dans l'évolution duquel nous nous trouvons?
Ou bien faut-il œuvrer à explorer plus systématiquement les bonnes pratiques qui mèneraient dans le sens d'une vision inspirée par la révélation biblique et évangélique? Ne serait-ce pas la “mission” des croyants au 21e siècle?
Le début du Poème écrit par Teilhard de Chardin en 1919 sous le titre L'Éternel Féminin peut nourrir notre questionnement et le porter plus loin:
Je suis apparue dès l'origine du Monde. Dès avant les siècles, je suis sortie des mains de Dieu, ‒ ébauche destinée à s'embellir à travers les temps, coopératrice de son œuvre.
Tout, dans l'Univers, se fait par union et fécondation, ‒ par rassemblement des éléments qui se cherchent, et se fondent deux à deux, et renaissent dans une troisième chose.
Dieu m'a répandue dans le Multiple initial comme force de condensation et de concentration.
C'est moi la face conjonctive des êtres, ‒ moi, le parfum qui les fait accourir et les entraîne, librement, passionnément, sur le chemin de leur unification.
Par moi tout se meut et se coordonne.
Je suis le charme mêlé au Monde pour le faire se grouper, l'Idéal suspendu au-dessus de lui pour le faire monter.
Je suis l'essentiel Féminin. (dans Henri de Lubac, L'Éternel féminin, précédé du texte de Teilhard de Chardin, Paris, Aubier, 1983, pp. 11-12).
R.-F. Poswick