Autre homme autre chrétien à l'âge numérique
Juillet 2020
Faut-il changer de paradigme spirituel dès lors que toute la culture devient numérique? Et comment changer sans altérer les valeurs?
[Une version abrégée de cette présentation a été publiée dans la revue
Choisir, 693, octobre-décembre
2019, pp. 52-54]
Pierre Babin et Marshal McLuhan ont écrit
ensemble en 1977 aux Éditions du Chalet un
petit livre prophétique sous le titre
Autre homme autre chrétien à l'âge
électronique.
Les titres des
chapitres restent paradigmatiques :
1.
Une autre crise de la foi;
2. Clés pour
comprendre la révolution des media
électroniques;
3. L'univers religieux
des jeunes;
4. L'approche de la foi;
5. La communication de la foi;
6. la
Réaction morale;
7. Liturgie et media;
8. l'Église de demain;
9. Option
Group-media.
Les contenus restent
également des guides pour orienter la
mission de l'Église aujourd'hui… et
demain! Des conclusions de ce livre je
propose ces extraits:
« Pour la communication de l'Évangile et l'éveil de la foi, qui est la tâche principale des Églises, doit-on d'abord faire porter l'effort sur les mass media ou sur les groupe-media? La réponse est nette: sur les groupe-media. …Nul ne peut servir deux maîtres. Voilà pourquoi, tout en allant au Temple et dans les Synagogues, lieux officiels de la Parole, Jésus a opté avant tout pour le groupe-media des disciples allant de village en village. …Le secret de l'évangélisation réside avant tout dans le témoignage de vie intense de communautés qui se recommandent de Jésus. L'intérêt des groupe-media est d'être directement branché sur la création et le développement intérieur de telles communautés. » (pp. 189-190).
D'autre part, depuis
1980, un groupe de Jésuites attentifs au
monde des médias, publie aux États-Unis une
revue intitulée Communication Research
Trends (CRT). Une réflexion sérieuse sur les
nouvelles données qui devraient modeler une
évangélisation respectueuse et attentive à
tous les aspects actuels d'une transmission
correcte de message, devrait pouvoir tenir
compte de la somme d'observations accumulée
dans ce domaine.
À titre d'exemple, on
trouvera en Annexe les titres des thèmes
développés par Communication Research Trends
durant ces dix dernières années (2008-2018).
C'est dans ce foisonnement d'études très bien documentées que les responsables de communautés chrétiennes devraient trouver le terreau critique pour asseoir les exigences et les « bonnes pratiques » d'une vision renouvelée de la mission évangélique dont les Églises et les communautés chrétiennes ont la responsabilité.
Si certains numéros de cette revue sont déjà des réflexions plus systématiques sur la place de la foi et de sa communication dans une culture dominée par les médias électroniques (voir CRT 27 (2008)/1; 30 (2011)/1; 31 (2012)/1; 32 (2013)/3; 37 (2018)/2), tous les autres aspects explorés méritent d'être pris en considération pour dessiner les attitudes souhaitables aujourd'hui et demain pour la communication de la bonne nouvelle d'un salut qui vient à l'humanité par la foi en un homme, Jésus de Nazareth, ressuscité en une humanité divinisée qui doit attirer toute humanité, voire toute réalité, à s'incorporer à lui!
Pour évoquer quelques thèmes: la télévision, les divertissements médiatiques, les enfants face aux médias électroniques, le dialogue, le marketing, les médias sur différents continents, communication pour le changement social, le star system, éducation, science et technologie en relation avec la communication, biologie et communication, réflexion théologique sur la culture numérique et les réseaux sociaux, la communication politique, le voyeurisme de YouTube, la culture populaire, les smartphones, les relations de travail, théâtre et cinéma, agression comme forme de communication, la fin de vie, la communication dans le domaine du sport, le changement de donne provoqué par Facebook, le rôle du débat sur les « genres », la communication non-verbale, etc…
Impossible de faire ici la somme des
observations décrites critiquement et très
bien documentées dans ce courant de
recherche!
Mais il est clair que nous
sommes entrés dans une nouvelle civilisation
qui remplace celle qui est fondée sur le
code alphabétique, née à Babylone 1.500 ans
avant notre ère. Cette civilisation de la
« lettre alphabétique » a permis à l'homo
sapiens de développer ses capacités de
contrôle intellectuel de son environnement.
Avec l'utilisation généralisée du code
numérique (0 et 1) depuis moins de 75 ans,
l'humanité planétaire s'unifie et se dote
des moyens collectifs d'une intelligence
bien plus puissante que toutes les « Sommes
littéraires » de connaissances accumulées
dans les mémoires dormantes des
bibliothèques … et les plus hauts esprits
dispersés dans toutes les « Académies » de
la planète!
Il s'agit donc aujourd'hui d'utiliser cette intelligence collective et électronique (plutôt qu' « artificielle ») pour tenter de discerner ce que seraient aujourd'hui les voies de Dieu, quel est l'humain selon son cœur, réellement en communion avec le Corps de Jésus, le Ressuscité, Fils de Dieu … et comment permettre au plus grand nombre d'entrer dans cette communion!
En me référant principalement aux propos de chercheurs qui ont contribué aux n° 32 (2013)/3: Theological Reflection on Digital Culture and Social Media, et 37 (2018)/1 Digital Shepherding : Social Communication and Religious Leadership, de CRT, - mais en regrettant de ne pouvoir tirer partie de l'ensemble des recherches proposées depuis 10 ans sur des fondements accumulés depuis 40 ans, je note quelques idées que je retiendrais avant d'énoncer, en conclusion, quelques propositions synthétiques plus personnelles sur ce que je vois comme changements culturels et humains qui appellent une nouvelle façon de communiquer la Parole.
Mathias Sharer (CRT, 32/3, p.12) estime que la Pape Benoît XVI, dans son exhortation aux jeunes pour qu'ils utilisent YOUCAT avec passion et persévérance pour « rester en dialogue » avec la Foi, oublie le caractère très ambivalent (voir ambigu) du « medium » (Internet) en faisant croire que la Foi est accessible à tous à tout moment et seulement de façon virtuelle alors que la Foi ne peut se partager et se vivre que dans un espace interpersonnel réel et concret.
Antonio Spadaro (CRT, 32/3, pp. 35-37): pour le croyant, l'Internet comme lieu de connexion doit devenir une voie vers la communion; l'Église, en effet, ne peut être seulement une « société cognitive » parce que la « grâce » est très différente d'une « information »! En effet, témoigner de l'évangile ne consiste pas à diffuser (broadcasting) des contenus, mais à les « partager » dans un contexte de relations personnelles. Les chercheurs en ce domaine ne devraient peut-être plus parler de « médias », mais plutôt de « tissus connectifs ». Et pour l'éthique à proposer au hacker, symbole d'une recherche toujours plus avancée dans l'usage des outils de la nouvelle culture, le sens de la transcendance qu'il devraient pouvoir acquérir est celui d'une responsabilité créative car « c'est là que l'humain est vraiment à l'image de Dieu, créateur »!
Dans le n° 37 (2018)/1 de CRT, le bibliste Thomas Boomershine, fondateur du mouvement des story tellers aux États-Unis, rappelle fortement que le message évangélique est d'abord une parole vivante qui se communique de personne à personne alors que des siècles de référence aux « écrits » ont peut-être faussé une communication de cette parole que les médias électroniques nous obligent à redécouvrir.
De son côté, l'évêque orthodoxe serbe Maxime Vasiljevic (CRT, 37 (2018)//1, pp. 20-24), accroche le rôle pastoral de tous les responsables pastoraux de communautés chrétiennes à l'iconicité de leur agir et de leur comportement pastoral. Une iconicité qui devient un atout capital dans une culture dominée par l'image. Le défi est de ne pas diluer ce rôle iconique dans n'importe quelle modalité de transmission d'images dont les réseaux électroniques se nourrissent!
Enfin, Nadia Delicata, professeure de théologie morale à l'université de Malte, se demande quelle morale il faut enseigner dans un monde où l'image de l'humain et des modalités de ses agissements subissent des transformations considérables et rapides. Les technologies, comme extension de l'humanité, ne participent-elles pas au jugement sur la justesse et la bonté d'un agir? La vision gréco-romaine de l'homme qui a commandé tout l'enseignement moral de l'Occident, ne doit-elle pas être remplacée par une vision plus cosmique d'un humain inséré dans une création (créativité?) dont il est responsable? Si les technologies sont artificielles, Nadia Delicata reconnaît avec Walter Ong que l'artificialité fait partie de la nature-même de l'humain. « La technologie convenablement intégrée [à l'humain] au lieu de dégrader l'humanité, la perfectionne » (Ong). Et Nadia Delicata de conclure: « Nous laver les mains en refusant d'être ce que nous devons devenir – des actants qui doivent co-créer avec la divinité – nous réduirait à être d'anonymes esprits gouvernés par des passions incontrôlées … [Cette conscience co-créatrice] doit nous amener à une attitude de prudence cosmologique: avec des machines de plus en plus intelligentes et indépendantes, il faut prendre en compte d'urgence le fait que nos capacités de raisonnement moral deviennent elles-mêmes technologiquement augmentées » (p.11). « Il y a une extension du pouvoir humain de communiquer (essentiel au spécifique humain) qui crée de nouvelles manières de réaliser la communion avec les humains, et donc aussi avec Dieu » (p.13).
Conclusion
Impossible de synthétiser de façon critique et complète les fondements d'une nouvelle façon de gérer la mission évangélisatrice du croyant dans le cadre de la nouvelle civilisation fondée sur le code numérique.
On peut cependant tenter d'épingler quelques
pistes simples (« simplistes »? … à
voir!):
a) une attention renouvelée et
accélérée à promouvoir le spécifique humain
au sein d'une humanité en évolution
individuelle et globale sans précédent;
b) dans ce spécifique humain, développer la
parole comme « tissu connectif »
spécifiquement humain, une parole aimantée
par la volonté de communion entre des
personnes;
c) développer les ressources
propres au spécifique humain et à la parole
que sont : la relation (qui n'est pas
l'information, ni seulement la
communication), le jugement (et donc le
« bon sens » qui n'est pas le raisonnement),
le souvenir (qui n'est pas la mémoire), le
réel (qui n'est pas le virtuel) … et
construire les pédagogies pour développer
ces spécificités;
d) une dynamique de
prise de conscience par les humains qu'ils
sont « à l'image de Dieu », et, depuis
l'Incarnation de ce Dieu en notre humanité
et la résurrection de Jésus de Nazareth
(Christ/Messie pour les judéo-chrétiens,
point Ôméga pour tout homme de bonne volonté
à l'esprit critique), des humains en
cheminement vers la divinisation … et donc
des êtres « co-créateurs » avec Dieu et
responsables des développements humains, de
leur racine biologique sur la planète terre
et de leur appel à intégrer tout le créé
dans un Corps organiquement développé, le
Corps du Ressuscité!
Il s'agit donc d'une fameuse « mission »: celle qui consiste à appeler l'humain à inventer et modeler l'homo creativus qui remplacera progressivement l'homo sapiens (qui a lui-même supplanté l'homo faber il y a quelques 30.000 ans)! Mais, pour le Dieu de Jésus de Nazareth, 1.000 ans sont comme un jour et il pardonne jusqu'à la 1.000e génération (Exode 20.6; 34.7).
R.F. Poswick