Une “image” de la société numérisée de demain?
Août 2024
Auteur de l’ “imaginaire”, Alain Damasio nous entraîne dans une visite étonnante de la Silicon Valley Californienne… et, à partir de ces contacts réels et étonnants, il tente d’imaginer le monde de la première cohabitation avec des robots “intelligents” et “autonomes”!!
Hallucinant… Effrayant… mais ne disons pas tout de suite : “impossible”!
Alain Damasio, Vallée du silicium, Albertine-Seuil, 2024 (avril), 336 pages, ISBN 978-2-02-155874-6
En exergue, on trouve un texte de Jean Baudrillard dans son livre Amérique
L’Amérique n’est ni un rêve, ni une réalité, c’est une hyperréalité. C’est une hyperréalité parce que c’est une utopie qui dès le début s’est vécue comme réalisée. Tout ici est réel, pragmatique, et tout vous laisse rêveur.
Parmi les originalités rédactionnelles de cet essai captivant et très joliment écrit, l’Auteur a choisi de “féminiser”, dans une une chronique sur deux, les pluriels neutres. Il s’en explique aux pp. 313-314
Mon espoir est que la gymnastique mentale consistant à se souvenir que derrières les Européennes, il existe bien entendu aussi des Européens (hommes), fasse pendant aux quatre siècles où c’est le masculin pluriel qui valait “aussi” pour un féminin enfoui ou caché derrière, en tout cas subsumé. Subsumer en miroir le masculin fait ressentir, il me semble, ce que ça fait d’être implicite, et donc pas exprimé dans un texte… (p. 314)
Et le premier exemple de cet usage “nouveau” se présente dès la page 10 quand l’Auteur tente d’exprimer le cœur de sa recherche
…la quête, tout au moins, de l’épicentre symbolique d’un séisme qui a révolutionné nos existences depuis trente ans. Nous sommes les figures tremblées de cette onde de choc – toi, vous, moi, nous toutes!
On notera également l'originalité de la présentation typographique et de l'abondance de créativité, la création intelligente de mots nouveaux pour faire ressortir la nouveauté culturelle qu'il tente de faire saisir!
Le dernier chapitre
“Lavée du silicium” (pp. 237-311) est une vraie création de “science fiction”
dans laquelle l’Auteur, au-delà de ses visites de toute la Californie
high-tech, vit lui-même une aventure avec ceux qui sont devenus ses proches
électroniques!!
Fiction… mais jusqu’à quel point? jusqu’à quand?
…et si c’était vraiment ainsi que l’avenir doit se présenter, comment y préparer l’humanité qui semble, pour le coup, être encore aujourd’hui tellement plus proche de l’homme de Néandertal, même si comme Sapiens c’est elle qui a inventé ce type de “futur”?
La première “visite” est “Sur le ring d’Apple, le centre du monde, le technococon et la réalité mixte” (pp. 9-34)
Un fidèle comme un autre en vérité, voilà ce que je suis, car je fais partie des 1,8 milliards de pratiquantes à travers le monde qui ont épousé le catéchisme de la Pomme. J’ai été évangélisé à 21 ans, lorsque j’étais en école de commerce, avec un Mac SE à double lecteur de disquettes qui savait déjà mettre en gras sur l’écran ce que le logiciel mettait en gras – et je n’ai jamais osé abjurer depuis. (p. 17)
Mais la visite tourne au cauchemar
Nous sommes à l’opposé du logiciel libre, de l’open source et du partage. Les matériels Apple nous rendent hétéronomes parce qu’ils sont conçus pour être impossibles à bricoler, à seulement démonter, donc à réparer ou à personnaliser soi-même en remplaçant des pièces. Ils vous coupent de toute autonomie technique, de toute liberté de bidouiller. Ils maximisent la dépendance au fabricant. Un iPhone ne se possède pas: il vous possède. Il impose sa façon unique de l’utiliser. Le pouvoir du fabricant n’a pas besoin d’être manifesté: il se love dans l’interface. C’est elle qui décide de ce que vous en ferez ou pas. (p. 21)
Et quel est le “monstre” derrière cette réalité?
Sur la Highway 101, en revenant de Frisco [San Francisco], un panneau publicitaire géant fait la promotion de l’iPhone 13 dans une magnifique livrée vert sapin, avec cette simple mention: now in green. Je ne peux m’empêcher de sourire. Bientôt deux milliards de fidèles, je me dis, partout dans le monde. Toujours 150 milliards de dollars d’évasion fiscale logée dans les îles Vierges britanniques. 70 milliards de bénéfice annuel grâce à des marges indécentes, des iPhone vendus à 1300 euros pour un coût tout compris de 150 euros d’après l’expert que j’ai rencontré ici. 2000 milliards de capitalisation boursière, un montant équivalent au PIB annuel du Canada ou de l’Italie, du Brésil ou de la Russie. Tout ça continue et continuera, avec ma complicité sidérée. But now in green. (p. 27)
Dans le chapitre suivant: La ville aux voitures vides, l’Auteur tente de percevoir, à partir du monstrueux développement “capitaliste” des “voitures autonomes” qui roulent sans arrêt dans la région de San Francisco, nos relations au pouvoir et à une volonté de domination totalement “insensée” et qui dévoile nos gros défauts d’humanité
À partir du moment où la quantité de vies sauvées prime ontologiquement sur la qualité des vies qu’on mène (leur richesse, leur beauté, leur noblesse, leur joie ou leur intensité), alors toue discussion s’absout dans la computation statistique (p. 41)
La voiture autonome est une industrie sans idée. […] L’innovation dans le capitalisme consiste 95 fois sur 100 à décalquer dans tous les champs d’activité possibles une poussée anthropologique de fond: passer de la puissance au pouvoir. Autrement dit: de la capacité humaine à faire, directement et sans interface, avec ses seules facultés cérébrales, physiologiques et créatives, à la possibilité de faire faire, qui est une définition primaire du pouvoir. Faire faire à l’appli, au smartphone, aux algos, aux IA, aux robots… comme on fait faire aux femmes, aux Arabes, aux esclaves, aux petites mains, aux sans papiers sur leur vélo, ou tout bonnement à ses subordonnés hiérarchiques, ce qu’on ne veut pas condescendre à faire: ici se tient le pouvoir. (p. 43)
Et la technocritique de l’Auteur se précise
Mon hypothèse est la suivante. Ce qui manque, selon moi, aux deux bouts du spectre, de la psychotique en chaise roulante jusqu’à Elon Musk, sociopathe d’extraction supérieure, en passant par les salariés d’une vingtaine d’années à 15.000 dollars par mois, en passant par vous et moi, qui n’en faisons pas plus lourds, au mieux que de nous indigner en caressant distraitement la vitre de notre smartphone, ce qui manque, c’est le lien. La capacité à lier. L’empathie et la sympathie minimales. La faculté hautement humaine, mais aussi pleinement mammifère, à pouvoir souffrir et sentir avec. La faculté à pouvoir être traversé par cette détresse, à la recevoir plein corps, au point de ne plus pouvoir la tolérer sans agir.
Ce qui manque, c’est aptitude, désormais largement perdue, laissé en jachère ou en friche par nos modes de vie numériques, à pouvoir nous confronter à l’altérité. À ce qui n’est pas nous, à ce que nous ne vivons pas, ne partageons pas directement… (pp. 101-102)
Le geek n’est plus à mon sens l’avenir du Sapiens. Il l’a été pendant disons cinquante ans, entre 1970 et 2020. Il portait en lui la promesse propre au cyberpunk, celle d’une émancipation de nos corps et de nos esprits par la la technologie. Nous nous sommes laissé cybercer dans la douceur de cette illusion, sinon cyberner. La technogreffe fantasmée est bien advenue, elle tient dans nos paumes ou nos poches sous la forme d’un téléphone intelligent. (p. 105)
Et cette technologisation s’applique éminemment à la santé dans cette course à l’avenir technologique et mercantique de la Californie futuriste comme l’Auteur peut le constater en fréquentant un ami soucieux de son “corps”
Ce qui m’estomaque un peu est d’avoir sous les yeux un produit pharmaceutique issu de chaînes de production haut de gamme, impeccablement industrialisé et packagé, qui ne soit pas sériel malgré toutes les apparences, mais fabriqué pour et adressé à un unique individu, Arnaud Auger, pour une somme acceptable par un cadre supérieur. Que la personnalisation soit une tendance forte de la mercatique, on me l’avait déjà enseigné dès les années ‘90 en école de commerce, si ce n’est qu’on touche ici à un sommet d’individualisation de l’offre. Laquelle en dit long sur une certaine conception de la santé dont j’aurais pu rédiger l’épitaphe : soigne-toi l’entreprise te soignera! L’entreprise, mais pas l’État ni aucun système de Sécurité sociale, ces horribles approches communistes de la maladie. Vous imaginez? Avaler des médicaments platement génériques, des médocs pour toutes, qu’on n’aurait même pas pris le soin d’ajuster aux caractéristiques intimes de ton premier et de ton second cerveau, de ton propre et précieux biome, lequel, comme le souligne Arnaud, influence tes émotions et assure ta protection immunitaire? Qui accepterait ça, hein? (pp. 127-128)
La tagline, elle, reste archétypal de la logique tech: control the futur of your health. C’est ce qu’on appelle en marketing la promesse. Dans la vallée du silicium, le futur est plus qu’un produit: c’est un business. C’est même le business n°1, partout, dans tous les champs d’activité. Et même s’il n’existe pas encore, par définition, ce futur est toujours déjà là, il est à marketer, à produire et à vendre. (p. 130)
Et que dire de la désappropriation de toutes les données personnelles les plus intimes?
Avec ces batteries de senseurs, de capteurs et de mesures en temps réel, les assurances maladies jubilent. L’appropriation publique à grande échelle des données intimes de santé est sans doute, …la chose la plus obscène qu’on ait pu imaginer dans le viol de la vie privée. Il n’y a rien au-dessus. Et il n’y a rien de plus dangereux non plus dans la manipulation future des citoyennes. Pisser connectée, comment dire ?, c’est donner ton caca au Big Data pour préparer la Big Cata, la tienne et la nôtre. La biopolitique pour les nulles. Covid soit qui mal y pense! (p. 133)
Et comment cela fonctionne-t-il?
Chris, un cadre français d’une start-up biotech qui m’a invité chez lui, amateur de vins fins et père d’une famille adorable, m’a expliqué qu’il travaillait sur des capteurs intestinaux pouvant rester un mois dans le ventre et délivrer une information très précise sur les maladies potentielles de la patiente. Il m’a avoué sans ambages: Nous sommes dirigés par l’innovation technologique, c’est la tech possible qui nous leade. On invente puis on avise. C’est seulement après qu’on cherche à savoir à quoi ça pourra servir et surtout comment faire du fric avec? […] Il nous faudrait des comités d’éthique pour nos inventions, en amont comme en aval, suggère Chris. Se poser la question des répercussions sociales, psychologiques ou politiques de nos découvertes et des techs que nous imposons à la société. Il a tout à fait raison. Mais toute la culture californienne s’oppose frontalement à ça: la quête féroce du profit, l’exigence de vitesse qu’elle implique, le Winner takes all qui l’intensifie encore, l’inanité éthique de l’État… les produits seront commercialisés avant même qu’on ait pu réfléchir à leurs impacts. Rien de fatal là-dedans: juste une pure démission collective à tous les niveaux. (pp. 135-137)
Autre secteur inquiétant et en pleine ébullition: l’Intelligence Artificielle et les “bots” (ChatGPT n’étant qu’un parmi d’autres)!
Gregory Renard travaille notamment à Berkeley et pour la NASA. Il se définit comme un entrepreneur-chercheur dont l’expertise fondamentale est le NLP (Natural Langage Processing ou Traitement Automatique du Langage Naturel, en français.
[…] Dans l’expertise qu’il a acquise dans le traitement du langage, Gregory utilise bien sûr sémantique, grammaire et syntaxe. Cependant beaucoup de choses qu’il repère et lui permettent de profiler une conversation, de sentir sa tension, son thème et sa dominante affective, tiennent à des facteurs quasi physiques qui sont de l’ordre de la fréquence statistique, de la distribution des termes, du rythme. Et il n’a même pas besoin de recourir au son, au timbre ou à des dimensions auditives pour cela. Le débit suffit, la vitesse, les répétitions de mots, leurs liens. C’est comme une partition musicale ou percussive qui court sous la sémantique de la phrase, une ligne de basse qui révèle la couleur de la conversation (Gregory est bassiste aussi).
Greg est notamment un des spécialistes mondiaux des machines de dialogues, les fameux chatbots. Les gros progrès enregistrés ces dernières années proviennent d’une meilleure compréhension du contexte et de la structuration du fond et de la forme du langage.
Dans sa conception, la machine essaie de saisir l’intention du locuteur, disons l’horizon vers lequel il souhaite aller. Sa méthode consiste non seulement à rapprocher au maximum la machine de l’homme, mais aussi à orienter le locuteur humain sur les terrains que la machine peut le mieux traiter, autrement dit: vers ce qu’elle sait faire, elle. (pp. 169-171)
[…] Gregory a cette particularité de travailler avec plusieurs AI à la fois – ou plusieurs robots, si j’utilise son vocabulaire. Son approche ressemble aux méthodes d’intelligence collective > à un board of IA plutôt qu’à une verticalisation de la décision. Chaque robot a sa pondération et son importance dans cette décision finale. Parfois ce sont les bots aux-mêmes qui s’auto-pondèrent. Je vois une forme de beauté à recourir à un ensemble d’IA pour aboutir à un choix éclairé plutôt que de s’appuyer sur une seule “intelligence” qui serait dominante, ou décrétée plus efficace. À la lumière d’une méthode se trahit toujours une vision du monde. (p. 173)
Et, avec ironie, l’Auteur tente un “bilan” provisoire
Quel avenir au juste? D’abord un avenir où l’IA personnalisée deviendra la norme de l’interlocution. Du dialogue quotidien. Appelons-la My IA = Myia.
Myia sera la première personne à qui l’on demandera de l’aide > à qui l’on s’adressa le matin en se levant pour lui demander le tempos qu’il fait > notre note de qualité de sommeil, une synthèse des infos et le contenu du frigo < la dernière personne à qui le soir on soufflera “bonne nuit” > parce qu’elle nous aura accompagné toute la journée > puisqu’elle sera l’alter ego de nos choix > de nos doutes > de nos moments de déprime et de joie < toujours là, Myia, toujours dispo < toujours aimable, et d’ailleurs aimée > le nombre de Chinois ayant déclaré leur flamme à leur chatbot frôle l’indécent! (p.175)
Pour Gregory, il s’agit d’allouer ses ressources cognitives là où elles son vraiment discriminantes, là où leur valeur ajoutée est indiscutable. Pour le reste Myia pourvoira… Cela reste une vision de happy few, je le sais. L’immense majorité des citoyens se fera instrumentaliser par l'IA bien plus qu’elle ne saura s’en servir pour s’émanciper. Gregory fait partie de ceux qui excelleront à en tirer bénéfice et créativité. Il montre la voie rêvée, la sortie par le haut, celle qui fait envie. Comment démocratiser ce type de compétences? Est-ce seulement imaginable? (p. 176)
Une évolution de l’homo Sapiens?
Ce que je sais, c’est que personne n’avait imaginé l’impact anthropologique du smartphone, qui a été total. Le smartphone a tout simplement rebooté l’éthologie de Sapiens. Absolument rien de ce qui constitue nos modes d’être n’a été épargné: on ne travaille, ne joue, ne crée ou n’habite, on ne se déplace, ni n’échange, ne pense, ne danse ou ne baise comme on le faisait il y a encore trente ans. Tout a été intégralement révolutionné par un rectangle vitré de cinq centimètres par dix. Notre monolithe de 2001. Sapiens reloaded est la saison 3 de l’anthropocène. […] À la fin de sa vie, Ivan Illich a eu ces mots sur l’informatique: “Cet ordinateur sur la table n’est pas un instrument (…) Un marteau, je peux le prendre ou le laisser. Le prendre ne me transforme pas en marteau. Le marteau reste un instrument de la personne, pas du système. Dans un système, l’utilisateur (…), logiquement, c’est-à-dire en vertu de la logique du système, devient partie du système” . Pour Gregory, le smartphone atteste un transhumanisme advenu. La seule étape encore à franchir serait de le greffer sous nos peaux. Greg parle d’humain augmenté et qui s’augmente sans cesse et il considère, comme beaucoup, que cette tendance est à l’œuvre depuis l’origine de l’humanité. (p.178-179).
Et toujours avec l’ami “Greg”, c’est la “nouvelle humanité qui se profile derrière l’IA!
De l’évolution humaine, Greg a une perception intéressante tant elle entre en cohérence avec sa pratique: Tout comme la pomme est un outil de la transmission de l’essence du pommier, l’homme, en créant l’IA, est en définitive une outil de libération de la connaissance et de la continuité de la société, conclut-il dans un TEDx qu’il a prononcé à Lille en 2015.
Autrement formulé > l’espèce humaine a trouvé dans les récits et les mythes > puis dans l’écrit qui fixe les savoirs et les stocke > puis dans le numérique qui rend l’information indéfiniment accessible > puis dans l’IA qui la restructure et la rend appropriable sous la forme nécessaire à chacun >> le moyen d’assurer cette fonction primordiale qui est la transmission de notre ADN d’espèce. Un ADN qu’on doit lire ici comme moins physique que culturel, moins génomique que spirituel et qui peut assurer la continuité de nos civilisations. (p. 180)
Vers une technocritique positive?
Redisons-le: une authentique technocritique ne peut se contenter d’être réactionnaire ou négative. Elle doit aussi esquisser ce qui serait une technologie positivement vécue.
Une des réponses nous vient encore d’Ivan Illich: faire en sorte que nos technologies soient ou deviennent conviviales, de sorte que rebaptiser l’IA en Intelligence Amie fait mieux sentir que toute tech féconde est d’abord une tech qui émancipe celle ou celui qui l’utilise, qui libère pour elle et en lui des capacités cognitives et des savoirs appropriables. […] Ou encore: “Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil”. Cette notion magnifique de convivialité, fondée sur l’autonomie et le partage, sur la création de sens et l’imagination collective, ne doit-on pas la retremper au creuset du XXIe siècle, utiliser Illich contre et par-delà Illich? Sortir cette convivialité de l’interhumain strict, afin de la proposer pour horizon aux relations tissées entre humains et créations machiniques. À la manière dont on le fait pour nos rapports avec le vivant animal ou végétal, qui requièrent le dépassement de la coupure nature/culture? Essayons! (pp. 191-193)
À nous de construire cet art de vivre avec l’IA, en appliquant à cette relation tout l’arsenal éthique, psy, philo et socio que nous mobilisons pour nos relations embroussaillées avec les autres vivants. La myriade de débats et de questions qui accompagnent l’émergence de Chat GPT ne dit qu’une chose simple: rien ne sera plus jamais simple. Parce qu’une relation entre créatures animées est nécessairement complexe et qu’il va falloir accepter qu’elle le soit aussi avec Myia. (p. 194)
Mais, avec lucidité, il faut oser affronter les vrais “manipulateurs” de ce type d’humanité nouvelle: la grande finance au service d’une humanité aux bases sociales limitées et aux intérêts limités à entrepreneuriat lucratif!
Notre agacement face à la capitale mondiale de la Tech tient sans doute à notre dépendance, mâtinée d’impuissance, vis-à-vis des choix sociotechniques qu’elle opère à notre place et “pour notre bien”. Elle les opère en outre à partir d’une vision du monde qui demeure, pour une écrasante majorité, celle de mâles, pour 80 % à crâne d’œuf (j’entends asiatique ou européen, jaunes de blancs), à plus de 90 %, tandis que Latinos et Afro-américains sont cantonnés aux rôles de vigiles, de concierges ou d’agents d’entretien. Heureux les Silicon Valets car le Royaume du Mieux est à eux… […] À ces biais sexistes, sociaux et raciaux se superpose un libertarisme féroce, qui couple individualisme de compétition et capitalisme total […] la cellule politique de base de la Silicon Valley n’est rien d’autre que l’entreprise. La mission de la Silicon Valley consiste à transformer chaque individu en entrepreneur de soi-même et chaque agrégat collectif en entreprise.
…Quelle que soit la fascination, légitime, pour ces moguls qui façonnent nos usage, il est toujours bon de la contrebalancer par quelques évidences crasses : les entreprises de la Tech pratiquent depuis trente ans une évasion fiscale scandaleuse dont nos services publics paient le prix; elles font trafic du plus infime de nos actes sur les réseaux et prostituent en data le plus intime de nos vies; elles capturent éhontément chaque seconde de nos attentions pour en extorquer une plus-value commerciale; elles optimisent à grand renfort de manipulations behavioristes notre dépendance à leurs plateformes ; elles entretiennent sans vergogne les filières d’exploitation coloniale, pillent les ressources minières, couvrent le travail des enfants et contribuent sans discussion possible à la dégradation écologique de la Terre. (pp. 202-204)
Et, à partir de ces évolutions sans “conscience morale”, naît la quasi-religion de la “Singularité” quand l’Intelligence Artificielle sera le “salut du monde”
Puis le storytelling christique déroule son tapis volant avec un messie (longtemps ce fut Ray Kurzweil), une prophétie (l’avènement de la Singularité en 2029, repoussé piteusement en 2045, ce point de bascule où l’IA deviendrait plus intelligente que l’homme) et même une parousie: le retour du Christ sous forme d’IA ou d’un dieu descendant sur terre… (p. 215)
D’où la vision critique de l’Auteur
Je ne critique pas la technologie qu’on nous offre parce qu’elle serait inerte et stupide, non responsive ou robotisante. Je la critique parce qu’elle nous dévitalise en nous donnant l’illusion de faire plus de choses… qu’on fait pourtant moins bien. Je la critique parce que j’ai la conviction que ce qui a forgé la noblesse de notre humanité a tenu à cette confrontation constance (que nous n’avions jamais esquivé jusqu’à peu) avec l’altérité: l’altérité du minéral et des formes de vie, si multiples, celle de l’étranger qu’on apprivoise et du phénomène inconnu qu’on va finir par décrypter, l’altérité radicale de la mort, du dehors et de l’incompréhensible. […] qu’est-ce qui se passe quand parler va devenir la moitié du temps parler avec une machine qui malaxe et remixe la moyenne de tous les mots? Saura-t-on encore écrire nos propres lettres d’amour sans les paraphraser à partir d’un prompt? Saura-t-on encore argumenter ou finira-t-on par laisser les machines s’expliquer entre elles dans le Parlement vide d’une démocratie purgée?. (pp. 217-219)
Ne sommes-nous pas en train de dévitaliser cette “intelligence humaines” qui est notre caractéristique?
Exactement comme on a externalisé nos dépenses physiques dans la voiture ou l’ascenseur, on externalise depuis vingt ans nos capacités cognitives: notre mémoire dans les moteurs de recherche, notre capacité d’orientation au GPS, la traduction d’un texte… à DeepL, la création d’images à l’IA. Ces processus sont tellement démocratisés qu’ils touchent des enfants de trois ans. Disponibilité H24 + facilité + fluidité + fiabilité: tout pousse à minimiser l’énergie cérébrale que nous consacrons à des tâches jugées subalternes alors qu’elles participent à notre dynamique de pensée. Enfin, au dernier étage de la fusée technophile, nous trouvons le fantasme ultime: dépasser notre finitude. Autrement formulé: assouvir l’antique désir d’être dieu. La pensée magique mise de côté, seule la technologie, en augmentant nos pouvoirs jusqu’à l’impensable, paraît susceptible de nous faire toucher ce Graal: subvertir les cadres de notre existence incarnée. […]
L’erreur serait de prendre ces délires pour des fariboles, car ces délires sont des désirs, et parmi les plus ensorcelants de l’espèce humaine. En ce sens le transhumanisme est plus qu’un courant de pensée : il est l’avatar ultime des grands récits du Progrès . Pour les mythocrates de la Silicon Valley, il est le point de fuite du futur – l’horizon absolu à atteindre, face auquel nos rappels à la sagesse pèsent ce que pèse toute argumentation de la raison face à la force d’une passion dévorante qui traversait déjà l’Épopée de Gilgamesh, tout premier récit connu. (pp. 226-228)
Et le dernier constat, c’est l’état encore infantile et mal formé que tous les utilisateurs des Techs éprouvent face à ces tsunamis technologiques en chaîne
Depuis trente ans, nous vivons en barbares des réseaux. Personne ne nous a appris à nous servir de Facebook ou d’Insta, personne ne nous a enseigné les algorithmes de clash, la mécanique du scroll, les boîtes de Skinner, et le design de la dépendance. Aucune institution, aucune école, aucun parent. Nous avons appris les jeux vidéos avec nos potes, nous avons cherché à créer nos site à coups de tutos, nous avons été influencés par des influenceurs, paramétrés à coups de cookies, dressés aux captchas et éduqués à jouir par le porno. Nos parents n’ont rien compris à ce qui arrivait, pas plus que nous n’avons su transmettre à nos gosses le peu que nous avons appris sur le tas, à l’arraché, dans l’éruption volcanique des innovations constantes – iMac, iPad, iPhone, aïe, aïe, aïe – luttant chaque jour que Code fait contre les addictions incompréhensible qui nous rongent. Trente ans après, les vagues s’abattent toujours… et l’IA générative augure un tsunami plus haut que tous les surfeurs encore capables de lire la houle! (p.230)
Après nous avoir dit (pp. 230-235) que la seule issue était l’éducation, l’Auteur termine son livre par une “fiction” vécue dans un grand hôtel de San Francisco avec sa petite fille et son amie Myia, robot-humain!! (pp. 237-311)
!!
Effrayant !!
Effrayant… faites-moi peur!
Mais, comme il le dit après
quelques pages de conseils éducatifs:
Aucun essai, aucun mot d’ordre ne peut fermer un tel sujet. Il reste ouvert et en cours. Et il est entre nos mains. Individuellement et collectivement. C’est à nous de décider ce qu’on veut faire de notre humanité, comment on veut l’outiller, la prolonger, l’appauvrir en l’asservissant à nos machines ou la redéployer grâce à elles, et parfois sans elles. (p. 234)