Les vertus de l'échec

Novembre 2023

Dans un contexte plutôt dépressif de cette fin d'année 2023 du fait d'une information écrasante et dans laquelle on discerne de moins en moins clairement ce qui est vrai de ce qui est faux, il peut être encourageant de ne pas se laisser abattre par la bêtise humaine. L'humour est une des armes les plus fortement rafraîchissante dans ce type de contexte.

Accepter les limites en nous et autour de nous et même s'en servir comme un appui ou un tremplin pour rebondir vers l'avenir quel qu'il soit, serait une façon de cheminer à travers une brousse culturelle de plus en plus complexe: traditions occidentales, migrations de traditions musulmanes et/ou africaines, traditions des Amériques anglo-saxones ou hispano-portuguaises, traditions d'Asie (avec un poids de plus en plus marqué et marquant d'une Chine qui s'est “éveillée”), traditions moyen-orientales, traditions russo-orthoxes et goulagiennes, etc!!
Comment discerner les vraies croissances en humanité pour demain?
En limitant la réflexion à la problématique de l'Échec pour ce numéro d'Interface_2020, je prépare le numéro de Décembre 2023 qui tenterait d'avoir un regard bilantaire nourrit de l'ensemble des éléments récoltés cette année (… et peut-être dans les années antérieures)!

Charles Pépin   Charles Pépin

Charles Pépin, Les Vertus de l'Échec, Allary Éditions, 2016 (+Septembre 2018 – imprimé: Juin 2023), ISBN 978-2-266-28542-1, 192 pages.

Ce petit livre devrait être lu par tous les responsables tant dans les domaines de la pédagogie que dans ceux des ressources humaines!

Charles Pépin est enseignant.

Et il nous apprend, avec beaucoup d'humour et d'empathie, toute la “force” que l'on peut trouver dans les échecs que nous rencontrons tout au long de nos vies.
Alors qu'en France et dans les pays “latins”, l'échec est souvent punitif et négatif, dans les pays anglo-saxons, l'échec est souvent pris comme une “expérience” que les chercheurs de têtes considèrent comme positive dans le développement et la construction d'une carrière (faculté de rebondissement!).

Et cela commence à l'école!

Professeur de Philosophie au lycée, j'observe souvent des élèves meurtris par leurs mauvaises notes. Visiblement on ne leur a jamais dit qu'un humain peut échouer. La phrase est pourtant simple: nous pouvons échouer. Elle est simple, mais je crois qu'elle contient quelque chose de notre vérité. Les animaux ne peuvent échouer car tout ce qu'ils font est dicté par leur instinct: ils n'ont qu'à obéir à leur nature pour ne pas se tromper. Chaque fois que l'oiseau construit son nid, il le fait à la perfection. Il sait, d'instinct, ce qu'il a à faire. Il n'a pas à tirer des leçons de ses échecs. En nous trompant, en échouant, nous manifestons notre vérité d'homme: nous ne sommes ni des animaux déterminés par leurs instincts, ni des machines parfaitement programmées, ni des dieux. Nous pouvons échouer parce que nous sommes des hommes et parce que nous sommes libres: libres de nous tromper, libres de nous corriger, libres de progresser. (pp. 10-11)
C'est contre les échecs, qu'un caractère s'affirme. C'est contre la difficulté … que la vie se déploie. Reste à comprendre plus précisément par quel mécanisme. (p. 46)

Et l'Auteur présente deux pistes d'interprétation, l'une à travers la philosophie de Bergson, l'autre à travers Hegel

La philosophie vitaliste de Bergson donne un éclairage. Il montre que la vie est comme une énergie - “énergie spirituelle”, plus précisément – courant à travers le vivant, végétal, animal et humain, en se complexifiant à mesure qu'elle progresse. Cette vie rencontre des obstacles et doit trouver en elle des ressources de créativité pour continuer à croître, la créativité étant, selon Bergson, la vérité profonde de tout vivant. Le Lierre continue de grimper sur la pierre malgré les obstacles qui lui barrent la route. Par analogie, nous pouvons interpréter la force de vie dont ont fait preuve une Barbara, un Charles de Gaulle ou un Abraham Lincoln comme l'expression d'un élan vital qui est plus fort que tout, traverse les vies végétales et animales pour se condenser de manière exceptionnelle dans la créativité des grands hommes. Cette lecture vitaliste est séduisante: si la vie est cette poussée, cet élan, alors nous pouvons en effet l'éprouver d'autant plus qu'elle est contrariée. (p. 46)

Dans toute son œuvre, Hegel nous montre des forces à l'œuvre qui ont besoin de ce qui s'oppose à elles, de ce qui les “nie”… pour se révéler à elles-mêmes comme forces. Autrement dit, un esprit a besoin de son contraire pour savoir qui il est. La dialectique désigne donc l'inséparabilité des contraires et le dépassement final de leur opposition. D'après Hegel, on observe un tel processus à tous les niveaux de l'existence. […] À la lumière de cette dialectique hégélienne, nous comprenons mieux comment la force de vie d'une Barbara ou d'un Charles de Gaulle a pu avoir besoin du “négatif”, de l'échec ou de l'adversité, pour se révéler vraiment. …L'échec est le contraire de la réussite, mais c'est un contraire dont la réussite a besoin.

Et l'Auteur ne peut se retenir d'apporter l'un des plus beaux exemples d'échec transformé en “success story”: Jésus de Nazareth!

Difficile de ne pas songer au chemin de croix de Jésus, acte fondateur du christianisme. L'humilité va ici jusqu'à l'humiliation et conduit à la rédemption. Jésus tombe plus bas que terre et c'est pourquoi il monte au ciel. L'épreuve est telle qu'il en vient même à douter de son Père: “ mon dieu, mon dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?” …Mais ce doute est lui aussi une leçon d'humilité, comme s'il fallait qu'il s'éloigne de sa propre divinité pour rejoindre les hommes, prendre à son compte notre condition jusqu'au bout. Ces derniers mots seraient alors, sous forme de question adressée à Dieu, l'ultime acte d'amour de Jésus pour les siens. Cette épreuve lui permet aussi de s'élever encore jusqu'à toucher la vérité pure de la foi: il n'y a de foi que dans le doute, tout contre le doute. Croire, c'est douter; c'est supporter le doute jusqu'au fond de son cœur. (p. 57)

Suit alors la vision stoïcienne de l'échec “L'échec comme expérience du réel” (chapitre 6) avec ces propos de Marc Aurèle:

Mon Dieu, donne-moi la force d'accepter ce que je ne peux changer, la volonté de changer ce que je peux changer, et la sagesse de savoir distinguer les deux: par cette prière, Marc-Aurèle résume la sagesse stoïcienne. À l'instar de certains passages des livres sacrés, ces mots sont de ceux qui ont le pouvoir de changer des existences. […] Que nous dit au juste cette sagesse stoïcienne? Qu'il est vain d'essayer de changer ce qui ne dépend pas de nous, vain de vouloir changer les forces du cosmos dans lequel nous sommes plongés. Il vaut mieux user de sa force pour agir sur ce qui dépend de nous. Moins nous essaierons de lutter contre ce qui n'est pas en notre pouvoir, plus nous pourrons changer ce qui l'est. Si nous nous épuisons à vouloir changer ce qui ne peut l'être, nous ne serons même plus capables d'agir là où c'est possible.
Mais si cette sagesse semble de bon sens, nous sommes souvent incapables de la mettre en oeuvre. C'est que nous sommes trop “modernes”, éloignés de cette sagesse des Anciens par des siècles de progrès des sciences et des techniques, bercés depuis l'enfance à croire que notre volonté peut tout. Pressés d'en découdre, nous présupposons trop souvent que tout dépend de nous: nous nous faisons alors une idée fausse du réel. Nous le voyons comme une pâte que nous pourrions modeler à loisir. Et ce ne sont pas nos succès qui vont nous convaincre du contraire. Lorsque que nous réussissons ce que nous entreprenons, nous ne sommes pas le mieux disposés pour entendre cette vérité, rappelée par Marc-Aurèle, mais aussi par Sénèque ou Épictète, que le réel parfois résiste”. (pp. 59-60)

Et cela vaut nettement, surtout dans les pays anglo-saxons (plus “réalistes” en cette matière!), dans le domaine de l'entrepreneuriat, spécialement dans le domaine des start-ups qui naissent à cause des bouleversements technologiques. Ce qui a donné naissance à un type particulier de rassemblement dans la Silicon Valley.

À San Francisco, en 2009, se tint la première de ces grandes conférences internationales sur l'échec, devenues depuis incontournables dans la Silicon Valley. Le principe de ces “failcon” (de “fail” pour échec et “con” pour conférence), dont les vidéos sont partagées massivement sur Internet, est de faire témoigner des entrepreneurs ou des sportifs sur ce qu'ils doivent à leurs échecs. Ils y racontent comment leurs ratés les ont éveillés, réveillés, nourris ou portés jusqu'à les aiguiller vers l'idée qui fera leur succès, vers une voie qu'il n'avaient au début même pas envisagée. […] Il suffit d'écouter quelques-unes de ces interventions pour comprendre combien les mutations de l'économie numérique, et avec elles le nouveau type d'entrepreneurs qu'elles imposent, portent une valorisation inédite de l'échec, et de la capacité de se réinventer à son contact. (p. 76)

Et pour continuer dans la même veine contemporaine

L'économie numérique est une bonne école pour guérir les perfectionnistes. Les avancées technologiques, les nouvelles habitudes de consommation se succèdent à un rythme tellement rapide qu'il n'est pas question de procéder comme dans l'économie classique: tester longuement un produit avant de le lancer sur le marché. Chaque jour qui passe le menace d'obsolescence. Il faut donc lancer sans cesse des services et produits nouveaux, voir comment les clients réagissent pour ensuite les améliorer ou les retirer de la vente. L'échec s'inscrit, plus encore qu'avant, dans le processus industriel. Le perfectionnisme est proscrit.
Google, la deuxième société après Apple, ayant la plus grosse capitalisation au monde, ne cesse par exemple de proposer des innovations qui ne trouvent pas leur public. …ce sont des dizaines de produits ou services qui ont ainsi été abandonnés. Mais ces abandons rythment la marche en avant de Google. Il y a une corrélation entre le nombre de ces échecs, sa puissance innovatrice, et sa puissance tout court. (pp. 114-115)

Si les grands hommes d'État peuvent être parfaitement conscients de la puissance des “échecs”… on peut croire qu'ils rejoignent d'une autre façon les expériences les plus “mystiques” de l'humanité

Le succès, a déclaré Winston Chruchill, c'est d'aller d'échec en échec sans perdre son enthousiasme: cet enthousiasme donne une idée assez précise de la joie dans l'adversité. (p. 154)
[…] Pour les stoïciens, les premiers chrétiens ou la plupart des grands mystiques, la vraie joie s'atteint dans le dénuement, dans le dépouillement. Il faut savoir abandonner ce qui nous rend superficiellement heureux – petits succès, reconnaissance sociale, pouvoir – pour toucher l'essentiel, que les stoïciens nomment énergie cosmique, les chrétiens Dieu, et les mystiques se refusent de nommer. La difficulté de la vie peut nous conduire au seuil de cet abandon, et nous offrir cette rencontre avec l'essentiel. L'échec le plus radical confine alors à la réussite la plus totale: c'est la joie mystique. (p. 156)

Et cette possibilité de l'échec surmonté n'est-elle pas la marque spécifique de ce qui fonde l'humanité par rapport à l'animalité? (Chapitre 15: L'homme, cet animal qui rate)

Les choses sont moins simples pour le petit humain que pour tout autre jeune animal, mais cette difficulté nous élève au-dessus d'eux. Moins déterminés par notre code naturel, nous rencontrons plus d'obstacles mais, en les franchissant, nous allons plus loin que s'ils n'avaient pas existé.
Comparez un nourrisson et un poulain le lendemain de leur naissance. Le nouveau-né ne sait ni parler, ni marcher. Avant de réussir à mettre un pas devant l'autre, il chutera en moyenne deux mille fois – deux mille échecs avant le premier succès.
[…] Délaissé, inachevé, le petit humain va devoir, pour progresser, tirer des leçons de ses échecs. Mieux, il va apprendre aussi des échecs de ses aïeux, ce qui est le propre d'une civilisation. Trois mois après sa naissance, le nouveau-né aura parcouru un chemin extraordinaire. Pas le poulain. Le petit homme mettra entre dix et quinze mois pour réussir à marcher, mais il finira par conduire des voitures et piloter des avions.
[…] Comment, se demande Freud, ne pas se sentir responsables devant un nouveau-né fragile. Comment ne pas s'élever dans l'obligation de le protéger? Nous deviendrions moraux pour contrebalancer ce raté de la nature. Nous deviendrions des êtres sociaux pour la même raison: pour compenser la dépendance du nouveau-né. L'importance des liens humains et de la famille aurait comme origine la détresse infantile, due à une naissance précoce.
L'échec de la nature en nous fait ainsi notre grandeur. L'homme est devenu homme le jour où il a refusé de laisser mourir un faible, où il s'est arrêté pour soutenir un vieillard. Il est devenu humain en refusant la loi naturelle de l'évolution: dans notre civilisation, les faibles aussi ont le droit de survivre.
Chacun d'entre nous répète dans l'enfance ce qui s'est joué dans l'histoire de l'évolution de notre espèce: nous grandissons en renonçant à notre agressivité naturelle. Très jeunes, nous intériorisons les interdits majeurs de notre civilisation: nous ne nous autorisons pas à exprimer nos pulsions les plus asociales, agressives ou sexuelles. Freud nomme ce processus “refoulement”. Ce refoulement par lequel nous nous civilisons, va métamorphoser notre agressivité naturelle en une énergie – la “libido” - que nous allons réinvestir ailleurs: dans le travail, notre soif d'apprendre, notre créativité. Nous lui donnons une autre forme, la spiritualisons dans les oeuvres de notre culture. Nous la “sublimons”, pour reprendre le vocabulaire de Freud. Il est finalement heureux que nos impulsions naturelles échouent à atteindre leur but: c'est ainsi que nous devenons créatifs, civilisés, proprement humains.
[…] Chaque fois que nous doutons de la vertu de nos échecs, que nous nous sentons blessés ou amoindris, nous devrions nous souvenir de ce qui fait notre humanité: nous nous distinguons des bêtes parce que nous savons faire une force de nos échecs. De tous nos échecs.
[…] “L'homme, écrit Henri Bergson, est le seul animal dont l'action soit mal assurée, qui hésite et tâtonne, qui forme des projets avec l'espoir de réussir et la crainte d'échouer”. En effet, il arrive aux animaux humains que nous sommes d'hésiter, mais c'est parce que nous sommes libres. De tâtonner, mais c'est parce que nous cherchons notre étoile. (pp. 160 … 168)

Et la conclusion de l'Auteur

Nous sommes d'autant plus libres que nous savons à quoi nous aspirons. Identifier notre quête, ce sur quoi nous ne devons pas céder, nous rend à la fois moins libres et plus libres. Moins libres: tout n'est pas possible. Plus libres: nous serons meilleurs en restant “sur notre axe”, fidèles à notre désir.
Deux directions philosophiques donc, mais une seule sagesse de l'échec: celle qui nous ouvre à notre liberté au cœur même des limites. (p. 175)

Et l'Auteur reproduit encore, en finale, le très beau poème IF de Rudyard Kipling

Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup les gains de cent parties
Sans un geste et sans un soupir;

Si tu peux être amant sans être fou d'amour,
Si peux être fort sans cesser d'être tendre,
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre;

Si tu peux supporter d'entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d'entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d'un mot;

Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère,
Sans qu'aucun d'eux soit tout pour toi;

Si tu sais méditer, observer et connaître,
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser sans n'être qu'un penseur;

Si peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral ni pédant;

Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d'un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,

alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
Tu sera un homme, mon fils!