Une attention à tous les aspects de notre société

Mai 2023

Jacques Ellul    Jacques Ellul

Jacques Ellul est un humain bien incarné, bien formé. Il voit les réalités comme beaucoup sont capables de la voir… et il a le génie de les décrire et de les éclairer avec une intelligence claire et une parole directe. 

Les principaux sujets qui travaillent l'humanité depuis l'explosion de la bombe atomique sont abordés… et même “travaillés” sur le terrain par Jacques Ellul. Il enseigne à l'Université de Bordeaux (des groupes de ses élèves publieront l'essentiel de ses cours après sa mort); il écrit pour la presse; avec son ami d'enfance Bernard Charbonneau, il n'a pas peur d'infiltrer des bandes de jeunes délinquants dans la rue pour les aider à s'en sortir; il soutient des anarchistes parmi les premiers écologistes, comme José Bové; il n'a pas peur d'être “à contre-courant”; il apostrophe son Église (et les Églises, la chrétienté en général, dans ses structures et sa façon actuelle d'incarner la Foi) comme on le verra dans la Veille Spirituelle!
Mais d'abord, divers aspects de la société où tout cela se vit!

Homme et Femme

La vie est une longue marche de l'amour vers l'amour.

Cette aventure connaît plusieurs phases: fusion passionnelle et sexualité, responsabilité parentale, reconnaissance de l'altérité, intégration réciproque dans l'unité du couple (l'un est l'autre). On retrouve les mêmes phases dans l'amour entre l'homme et Dieu. Pour Jacques Ellul le couple humain est la seule vraie image de Dieu que nous puissions avoir présente parmi nous (p. 32).

S'il est contre un certain “féminisme”, Ellul précisera qu'il approuve les mouvements “féminins” en les distinguant des mouvements “féministes”

Il me faut tenir compte des mouvements féminins qui me paraissent sérieux et fondamentaux à condition que leur objectif ne soit pas de devenir masculins et que les femmes comprennent leur rôle spécifique sans vouloir jouer le même rôle que l'homme dans le même travail, le même cadre, pour les mêmes techniques, etc. Si les femmes deviennent des hommes, cela ne présente strictement aucun intérêt. Ce qui me paraît fondamental, c'est que dans une société où l'excès masculin s'exprime dans la technique, la part féminine qui est axée sur les éléments de sensibilité, de spontanéité et d'intuition reprennent le dessus. Je crois que les femmes sont beaucoup plus capables que les hommes de redonner un sens au monde dans lequel nous vivons et de redonner des objectif pour vivre, des possibilités pour survivre dans ce monde technicisé. Les mouvements féminins me paraissent donc quelque chose d'extraordinairement positif (p.81)…
Aujourd'hui, l'avenir est la femme… la femme détient actuellement la réponse à notre aliénation. Voilà pourquoi c'est sur elle que se concentre l'éthique de la liberté. Notre atout majeur, notre possibilité d'avenir, c'est la substitution des valeurs féminines (primat de l'être et de la parole, pardon, bonté, humilité, intuition, sensibilité, dimension qualitative) aux valeurs masculines (primat de l'avoir et de l'action, puissance, concurrence, orgueil, volonté, rationalité, dimension quantitative). Aujourd'hui l'existence de ces valeurs féminines est pour nous tous une question de vie ou de mort (p. 82).

L'écologie

L'écologie de Jacques Ellul est une écologie politique, mais nullement une écologie politicienne, ni même une écologie partisane ou électorale: la politique est une illusion, car le pouvoir est aux mains des techniciens et des experts, et non entre celles des femmes et des hommes politiques; par conséquent, même un gouvernement entièrement vert ne pourrait pas appliquer une politique écologiste (p. 71).
Plusieurs textes de Jacques Ellul rappellent la nécessité de l'auto-limitation de l'être humain face à la fragilité de la planète. On ne peut concevoir un développement infini dans un monde fini. C'est pourquoi la voie de la sagesse est celle de la non-puissance: non pas celle de l'impuissance, mais celle qui consiste à ne pas faire tout ce que l'on est capable de faire. Il s'agit de discerner, parmi tous les possibles, ceux qui sont souhaitables, en vertu de la responsabilité et de l'amour. Ceci explique que l'on a pu voir en Jacques Ellul un précurseur du mouvement de la décroissance: dans un texte de 1983, intitulé “Croissance zéro”, il prend l'image d'un chauffeur qui doit s'arrêter et qui peut le faire soit en freinant, soit en rentrant dans un mur; dans les deux cas, il est finalement immobilisé, mais pas dans les mêmes conditions. Il est donc préférable d'amorcer la décroissance en douceur, par choix et par maîtrise, que d'y être contraint dans des conditions catastrophiques (p. 72).

C'est dans le cadre d'une telle vision globale que les autres thèmes elluliens vont se développer.
Par exemple, ses positions par rapport à l'Institution

…une des orientations décisives d'une éthique chrétienne, en convergence avec les engagements des anarchistes, consistera donc à désinstitutionnaliser: l'un des premiers actes de la liberté en Christ est de récuser l'institution. Car la structure est toujours la négation de la liberté, et, par conséquent, déstructurer est la vraie action révolutionnaire libératrice. Il s'agit de refuser de laisser transformer en institution ce qui constitue le monde des relations humaines: ne pas dresser, ne pas tout réglementer, laisser s'exprimer la spontanéité et la création. Le jugement de Jacques Ellul est sans appel: “L'institution est toujours la marque de la défiance, du soupçon, de l'étouffement des relations humaines, et, finalement, du remplacement de l'homme par le robot” (p. 98).

Réalité et Vérité

On retrouve les traits de cette vision dans toutes les prises de position de Jacques Ellul: par rapport au personnalisme (il y est très favorable, mais comme “système”), par rapport à Marx et au marxisme (il connaît et enseigne Marx à ses étudiants, mais il proclame bien haut qu'il ne peut être “marxiste”), par rapport à tous types de “révolutions” ou “révoltes”, par rapport à Teilhard de Chardin (dont le discours est trop “rassurant” et “conformiste” face à la dure réalité paradoxale de la vie), par rapport au transhumanisme qui réduit l'humain à ses mécanismes

Cette tension entre réalité et vérité a de lourdes conséquences dans la société technicienne marquée par le déferlement de l'image et l'humiliation de la parole: si la parole est de l'ordre du vrai et la vue de l'ordre du réel, la rupture entre les deux signifie une rupture de l'homme avec Dieu, c'est-à-dire le péché. Le divorce entre réalité et vérité est encore plus flagrant lorsque le réel est lui-même médiatisé par des écrans: il ne s'agit plus d'un réel vécu, mais de la réalité fictive; car la réalité vécue ne présente plus d'intérêt pour nos contemporains. Aussi n'est-ce qu'à la fin des temps que l'on pourra “voir Dieu dans sa plénitude de vérité et de réalité”. Mais cette réconciliation finale peut être vécue dès maintenant dans la foi et l'espérance (p. 128).

L'homme et l'argent

La voie royale de l'éthique chrétienne à l'égard de l'argent consiste à profaner l'argent, c'est-à-dire à lui retirer son caractère sacré, à le ramener à son simple rôle d'instrument matériel, utile mais non absolu. “Or il est un acte par excellence qui profane l'argent, celui qui va directement à l'encontre de la loi de l'argent, celui pour lequel l'argent n'est pas fait: le don”. L'argent sert à satisfaire nos besoins, et tout le reste peut être donné. Le don d'argent suppose et signifie le don de soi-même. (pp. 178-179).

L'illusion politique (1965)

Tout est politique, parce que l'on confond politique et société. Pour qu'il y ait politique, il faut qu'il y ait un choix effectif entre une pluralité de solutions, et un engagement dans la durée. Or ces deux caractères tendent à disparaître: la politique est soumise à la nécessité technique, et n'intervient plus que l'actualité éphémère (p. 188).
Quant à l'attachement de la politique à l'actualité éphémère, il se trouve renforcé par le développement des médias et de l'opinion publique. La presse déverse un tel flot d'informations que le citoyen ne peut les assimiler et ne peut donc les utiliser dans une réflexion politique sérieuse. De plus, une nouvelle chasse l'autre, ce qui interdit toute continuité politique. Focalisé sur l'actualité, le citoyen récuse les problèmes fondamentaux au profit de faux problèmes, qui lui sont imposés par l'information, qui fait partie du “spectacle politique”. La politique prend aujourd'hui souvent en effet la forme du spectacle, spectacle pour le citoyen, comme spectacle offert par les hommes politiques pour régaler leur clientèle (Ellul, p. 97 – Rognon, p. 189).

Autant dire que Jacques Ellul est plutôt “révolutionnaire”… mais pas pour n'importe quelle “révolution”. Dans son livre Autopsie de la Révolution (1964), nous dit Rognon, Ellul pense

la seule révolution nécessaire est celle qui s'oppose à la nécessité historique, qui permet donc à l'homme d'accéder à la liberté. Elle doit, par conséquent, s'attaquer à l'État, notamment l'État révolutionnaire, et elle doit se dresser contre la société technicienne. Cependant la conséquence de cette unique révolution libératrice, c'est évidemment la baisse de la productivité et la régression du bien-être individuel: “Si l'on n'est pas prêt à payer ce prix […] on n'est pas prêt pour une révolution, pour la seule révolution nécessaire aujourd'hui”. D'où cette conclusion quelque peu provocatrice, mais foncièrement dialectique: dans ce monde et à cette époque de mouvement incessant, notamment de mouvements pseudo-révolutionnaires, la seule manière de contester les tendances lourdes de la société technicienne et de son diktat de l'efficacité, afin d'en prendre le contre-pied, la seule attitude réellement non-conformiste et donc révolutionnaire, c'est l'attitude de contemplation au lieu de l'agitation frénétique (p. 204).

Déviance

Partie intégrante de sa vie active, le souci des “déviants” dans notre société (et particulièrement dans la France institutionnelle telle que la connaît le professeur de Droit et l'homme qui se mêle à des bandes de délinquants pour tenter de rediriger leur vision et leur action), le livre d'Ellul Déviances et déviants dans notre société intolérante de 1992 livre un peu son testament sur ce domaine d'action.

La déviance est produite par les facteurs suivants: le déracinement (le type de travail demandé accapare la personnalité entière); l'excès administratif (le règne de l'arbitraire et de l'autoritaire, qui fait que le citoyen est incapable de comprendre ce qu'on attend de lui); l'exercice même de la fonction judiciaire (le déviant ne comprend rien à la sentence, et, une fois sa peine purgée, n'est pas réintégré); la contradiction entre la valeur proclamée du travail et l'absence ou l'absurdité de ce travail; l'exiguïté de l'habitat; enfin, la rupture avec la nature (p. 283).
Pour réduire la déviance, il faudrait opérer les transformations économiques et institutionnelles suivantes: la réhabilitation des condamnés dans la société; la réorganisation des hôpitaux psychiatriques; une organisation du travail ouverte aux personnes incapables de tenir les cadences; une architecture différente; et une répartition ds richesses plus équitable. Il faudrait également retrouver la plénitude de la fonction d'équité, le juriste cessant d'être le défenseur de la société pour devenir médiateur et conciliateur à l'égard des déviants (p. 283).

Comment alors construire la société?

C'est probablement dans un des derniers livres d'interviews de Jacques Ellul (par Patrick Chastenet, paru en 1992: À contre-courant) qu'il nous donne le mieux sa vision de la structuration actuelle de la société

Il est clair que la démocratie ne peut fonctionner que dans les microgroupes. Nous avons toujours pensé qu'il fallait faire éclater les États-nations et les réduire à la dimension de provinces. Au niveau d'une province ou d'une commune, il peut exister une démocratie effective. C'est la vieille devise anarchiste: avant de vouloir changer le monde, commence par changer ta rue (pp. 287-288).

Et cette vision n'est probablement pas indépendante de son analyse critique mais puissante de l’œuvre de Karl Marx (voir La pensée marxiste, publié en 2003)

Ellul considère que “la pensée de Marx est de loin la plus importante du 19e siècle… si j'ai toujours refusé de faire de Marx un fétiche, la pensée de Marx m'a toujours provoqué. Je crois que sa méthode d'approche des phénomènes politiques, économiques et sociaux reste jusqu'à présent la seule méthode qui nous donne des résultats satisfaisants. Il n'y a pas actuellement de méthode plus scientifique que celle-là (p. 340) (p. 297).
Dans le capitalisme (dont la spécificité se trouve dans le fait que des hommes libres vendent leur force de travail), le travail profite au capital parce qu'il est devenu une marchandise et parce qu'il produit davantage que la valeur à laquelle on l'a acheté: c'est la plus-value. L'enrichissement du capital est le résultat d'un contrat parfaitement régulier entre la patron et l'ouvrier. Le profit et l'exploitation ne seront supprimés que si le travail cesse d'être une marchandise, c'est-à-dire si l'on remet en question les fondements mêmes du système capitaliste (p. 295).

Plusieurs articles ont été réunis sous le titre Penser globalement, agir localement (2007): un adage dont la paternité est attribuée à Jacques Ellul et dont les thèmes portent souvent autour de la question de la gestion globale de la planète et de la société

Est-il possible de tout avoir? Peut-on à la fois augmenter le niveau de vie et préserver les ressources de la planète? Notre refus de nous limiter ne peut conduire qu'à des catastrophes. Il nous faut réapprendre à choisir. La liberté requiert une moindre croissance de la consommation et une vie d'austérité, voire une ascèse. Tout autre choix signifie “la fin des libertés. (p. 303)
Ne devenez pas monomaniaques! La plus grande menace pour notre société occidentale, c'est l'explosion du jeu, favorisée par la micro-informatique. Le jeu n'est plus un ciment social, c'est une activité solitaire,… qui nous détourne des questions sérieuses de notre vie et nous fait totalement perdre le sens de la responsabilité: Non, l'ordinateur n'est pas un copain. C'est un vampire (p. 305).

Même regroupement d'articles sur le thème du travail dans Pour qui, pour quoi travaillons-nous?(2013).

Si le travail n'est pas une vertu, la paresse est une folie. On pourrait, ou bien travailler beaucoup pour consommer beaucoup ou bien accepter de consommer moins en travaillant peu… mais nous voudrions tout cumuler: travailler peu et consommer beaucoup (p. 316).
Depuis 1945, nous sommes passés de la société industrielle à la société technicienne; il ne s'agit pas d'un prolongement mais d'un renversement. On pourrait désormais envisager de travailler deux heures par jour dans les secteurs transformés par l'automatisation ou l'informatisation, mais nous répugnions à entrer dans cette voie qui nous obligerait à abandonner l'idéologie du travail. (p. 316-317).

Dans La Nature du combat. Pour une révolution écologique (une série d'articles écrits avec Bernard Charbonneau sur le thème de l'écologie dans la revue Combat Nature et rassemblés pour publication en 2021), on trouve une somme de réflexion dont les écologistes d'aujourd'hui feraient bien de se nourrir!

Notre système actuel se caractérise par deux paramètres qui nous conduisent à une impasse: la croissance, et la mondialisation de la consommation. L'alternative est “une rupture de toutes nos orientations économiques, de nos idéaux de vie, un retour à l'économie de petite échelle, très productive, mais par petites unités, la décroissance globale du travail producteur, la stabilisation, sinon la baisse du niveau de vie au point de vue quantitatif, remplacée par le qualitatif (pp. 83-84) ( p. 336).
La science n'est nullement la reconnaissance d'un ordre naturel, ni la technique la production d'un ordre artificiel: au contraire, science et technique sont créatrices de désordres et tendent vers le néant. L'impératif technologique et la croissance obsessionnelle de l'économie qui les guident, conduisent en effet à l'absurdité et au chaos. Le seul remède, c'est d'accepter de réfléchir, de faire passer le raisonnable avant le possible magique de toutes les applications techniques, de calculer le coût réel de chaque nouvelle application technique, et de chercher concrètement (et non pour les statistiques) quels sont les besoins vrais des utilisateurs (p. 143) (p. 337).

Et d'y aller d'une série de “conseils pour les écologistes de l'avenir… mais “aurons-nous le temps de reprendre le cheminement jusqu'à un aboutissement satisfaisant?” (p. 338).