Comprendre la finance
Septembre 2022
On a déjà tenté de mieux saisir ce qu'est ce monde assez opaque, mais omniprésent de la finance internationale et, aujourd'hui, planétaire en tous ses aspects – voir INTERFACE_2020, Mars 2022.
Voici un précieux complément d'informations accompagné d'une actualisation des propositions assez anarchistes (?) d'un économiste peu connu, Silvio Gesell, très pédagogiquement présentées par un grand spécialiste du domaine, Bruno Colmant,
La Monnaie fondante. La plus stupéfiante des révolutions financières, Renaissance du Livre, Bruxelles, mars 2022, 160 pages, ISBN: 9782507057435.
Scepticisme est la première réaction devant une vision aussi “révolutionnaire” nous dit le Préfacier de Bruno Colmant, Professeur Koen Geens, ancien Ministre des Finances en Belgique!
Ce scepticisme fut
sans doute aussi le sort réservé à Silvio
Gesell vers la fin du 19e siècle
(1862-1930) lorsqu'il avança sa théorie de
la monnaie fondante (“Schwundgeld”). Afin de
faire dépenser ou investir l'argent gagné
plutôt que d'encourager son immobilisation
dans l'épargne, sa théorie limite la durée
de validité du billet d'argent par la
réduction annuelle de sa valeur d'échange au
travers de l'application d'un intérêt
négatif faisant fonction en quelque sorte de
l'inflation bien connue à l'heure actuelle.
Dans la vision de Gesell, l'argent doit
servir l'homme et non pas le dominer.
Inspiré par Proudhon, il jugeait injuste que
l'argent donne le pouvoir à ceux qui en ont
de maîtriser ceux qui n'en n'ont pas. En
effet, les riches exercent sans aucune
restriction leur libre arbitre quant à
l'affectation de ces fonds: soit prêter,
soit dépenser, soit investir, soit les
retenir et épargner. (p.9).
Et il enchaîne:
Gesell était un visionnaire et ses idées étaient beaucoup plus vastes que la seule théorie monétaire par ailleurs. Dans son magnum opus Die natürliche Wirtschaftordnung durch Freiland und Freigeld, Gesell se montrait architecte de ce que l'on appelle en allemand un Gesamtkunstwerk, en l'espèce un concept global pour la société. Il s'oppose aux idées collectivistes de Marx et reconnaît l'intérêt propre de chacun comme mobile déterminant. Physiocrate convaincu, il juge néanmoins que le sol ne peut être approprié par l'individu et que les citoyens devraient payer un loyer à l'État pour son utilisation, par exemple pour la construction de biens immobiliers. L'État à son tour redistribuerait les sommes ainsi récoltées à titre d'allocations familiales aux mères d'enfant en promouvant de la sorte leur indépendance économique (p. 10).
Et Bruno Colmant résume ainsi les visions de Gesell dont il va analyser la viabilité tout au long de son livre:
Cet homme étrange, dont les intuitions ont précédé l'élaboration de sa théorie, voulait repenser la monnaie hors du capitalisme.
Il voulait traquer l'objet de la jouissance du capitalisme, à savoir la monnaie.
Ce n'est pas le capitalisme, mais le capitalisme rentier qu'il voulait déconstruire. En d'autres termes, il voulait imposer de l'entropie, c'est-à-dire de la dégradation, à la monnaie.
Il imagina un concept stupéfiant: la monnaie fondante (parfois qualifiée d'argent qui rouille ou qui s'oxyde, et parfois de monnaie franche, c'est-à-dire affranchie du taux d'intérêt), à savoir une monnaie fiduciaire (c'est-à-dire basée sur la confiance – fides - , soit des pièces et des billets dont la valeur nominale est supérieure à la valeur intrinsèque) , qui perd sa valeur nominale à un rythme annuellement prévisible” (pp. 14-15).
Ce qu'il faut retenir, c'est que Silvio Gesell a fondamentalement repensé le phénomène monétaire dans des dimensions presque spirituelles (p. 16).
En effet:
Pour cet économiste iconoclaste, un billet, c'est-à-dire l'expression d'une monnaie fiduciaire, doit donc être un instrument d'échange et non de thésaurisation. Selon Silvio Gesell, les fonctions de moyen d'échange et de thésaurisation sont, dans sa logique, mutuellement exclusives si on veut une société optimale sans oppression des travailleurs par les capitalistes, c'est-à-dire des demandeurs de monnaie par ses détenteurs (p.23).
Karl Marx avait affirmé que le capitalisme est une économie monétaire, et non pas d'échange réel. C'est exactement ce que combat Silvio Gesell. John Maynar Keynes, qui s'est inspiré de lui, laissa aussi entrevoir, sans être explicite, que si tous les taux d'intérêt étaient à 0%, la moitié des problèmes du capitalisme disparaîtrait, car on combattrait la spéculation. On pourrait même imaginer que Sigmund Freud (1856-1939) qui n'avait apparemment jamais entendu parler de Silvio Gesell, aurait approuvé sa théorie, à l'aune de ses propres considérations sur l'amour de la monnaie (p. 24).
“Silvio Gesell fut rangé dans la catégorie des théoriciens monétaires hérétiques … Sa théorie révolutionnaire de la monnaie fondante doit pourtant être patiemment et résolument analysée, car près d'un siècle après le décès de cet économiste majeur, elle s'est imposée à toute l'économie qui est aujourd'hui caractérisée par un rendement négatif de l'épargne, après l'inflation.
Par ailleurs, une des raisons qui m'ont conduit à étudier et à partager, au travers de cet ouvrage , les idées de Silvio Gesell, est le problème contemporain du partage des gains de productivité.
Les statistiques sont incontestables: la part des revenus du capital dans le produit intérieur brut mondial croit inexorablement au détriment de la part des revenus du travail” (p. 30).
Et il ne s'agit pas seulement de “théorie”… l'histoire planétaire des décennies à venir est directement concernée par la façon dont les gestionnaires de la finance vont gérer celle-ci:
Je ne sais pas s'il est possible de strier les dernières décennies pour déterminer quand l'espérance du modèle social s'est délitée. Est-ce à la fin des Trente glorieuses en 1973? L'émergence du néolibéralisme en 1980? La création de l'euro en 1992? Lors de la crise bancaire de 2008 suivie de la crise des dettes publiques, mises à l'encan, comme si les pays étaient des valeurs mobilières? Ou lors de la crise sanitaire? Cela n'a pas d'importance: à chacun des chocs, l'espoir d'un futur stabilisé s'est estompé et l'espérance collective s'est dissipée.
On ressent parfaitement que l'apaisement social est écartelé entre, d'une part, une fougueuse économie mondialisée et digitale, et, d'autre part, les engagements sociaux (retraites, etc) d'une population vieillissante, financés en Europe par la presse à billets de la BCE. Le risque est non pas l'explosion sociale, mais l'implosion sociétale dans l'amertume et la désespérance. Cela conduira à des dissensions sociales, à des replis individuels, et, au niveau européen, à un souverainisme présenté comme un rempart contre les fléaux dont l'imminence est savamment entretenue. Il est toujours utile de relire l'analyse économique de Marx, rédigée au moment de l'embrasement de la révolution industrielle alors que nos pénétrons dans la mondialisation digitale. Cette mondialisation n'a exprimé que ses effets préalables. Elle n'a pas encore intégré l'histoire réelle. (p. 34)
L'avenir n'est plus radieux. Il sera même, comme le disait Albert Camus (1913-1960), “insupportable à penser”. À mon estime, il faut se préparer à une décennie économique de terre brûlée. L'annonce d'une économie plus dure n'est pas un message facile. Mais cette réalité ne signifie ni résignation ni prophétie désespérée. C'est cela peut-être le message de nos temps: il faut repenser la pensée, sortir de nos réflexes idéologiques et culturels, et redéfinir ensemble un projet de société (p. 35).
Et cette vision quelque peu “pessimiste” (??!!) de l'état de l'économie mondiale est encore étoffée par les réflexions suivantes de l'Auteur qui justifieront une attention plus spécifique aux propositions de Silvio Geselle qui pourraient s'avérer moins “hérétiques” qu'on ne l'a pensé jusqu'ici!
L'état d'endettement de nos économies devient tellement sidérant que certains penseurs se tournent vers les Écritures Saintes pour invoquer une remise de dettes. La Loi de Moïse prescrivait la remise des dettes tous les sept ans et la dévolution des terres accaparées (c'est-à-dire un démembrement agraire) tous les cinquante ans. Un autre homme d'Église, le contrôleur des finances du Royaume de France entre 1768 et 1774, l'abbé Terray (1715-1778), disait que “la banqueroute est nécessaire, une fois tous les siècles, afin de mettre l'État au pair”.
Une monnaie n'est que le reflet éphémère d'un ordre étatico-social. La monnaie n'est qu'un archétype sociopolitique: elle produit l'équilibre circonstanciel de la tension entre les facteurs de production. …
Je ressens une insidieuse et lourde intuition de basculements imminents, comme si la torpeur d'années indolentes allait être déchirée par des phénomènes inimaginables, ou plutôt trop tôt oubliés. Sans être un adepte des théories déclinistes, je crois qu'un monde ancien s'effondre. Ce monde, comme avant les grands guerres, c'est celui de l'insouciance et du vain espoir que les certitudes soutiennent le futur. Car, après tout, qui décide de l'histoire? (pp.36-37).
C'est seulement à ce point de réflexion que l'Auteur justifie sa démarche:
L'objectif de cet ouvrage, qui n'a aucunement la prétention d'être une contribution académique ou scientifique, est donc d'en découvrir quelques aspects singuliers en replaçant cette théorie révoltée dans son contexte historique et dans l'environnement des théories monétaires d'avant-guerre.
Je l'ai rédigé parce que je reste convaincu qu'au-delà de leur intérêt historique ou romantique, les idées de Silvio Gesell, auxquelles je m'intéresse depuis plus de dix ans, méritent une extrême attention pour comprendre l'économie contemporaine (p. 42).
Et parmi les idées de cet anarchiste nourri de Darwin et de Nietzsche, celle du matriarcat physiocratique:
Silvio Gesell se distança à temps des idéologies racistes et antisémites. Il a d'ailleurs théorisé un anarcho-féminisme pour protéger les enfants et les femmes contre l'exploitation masculine. Silvio Gesell voulait confier l'ensemble des terres aux mères et leur accorder, ainsi qu'à leurs enfants jusqu'à l'âge de 18 ans, une rente foncière.
Une fédération des mères devait ainsi gérer l'ensemble du sol national et, plus tard, dans un avenir lointain, l'ensemble des terres de la planète et les louer via des contrats de borderie (c'est-à-dire des exploitations agricoles de petites tailles).
Silvio Gesell a donné une appellation scientifique à ce système: le “matriarcat physiocratique”. Cette idée de Silvio Gesell fut reprise par le Canadien C.H. Douglas (1879-1952) qui a lancé des projets de fermes fonctionnant selon les règles du distributisme et du crédit social. Le distributisme est une philosophie économique se situant entre le socialisme d'État et le capitalisme, formulée comme une tentative d'appliquer les principes de la doctrine sociale de l'Église catholique établis dans l'encyclique Rerum Novarum de 1891 du pape Léon XIII (1810-1903) (p. 51).
Derrière le refus d'un capitalisme monétaire chez Silvio Gesell, on trouve les visions de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865):
Ce philosophe critique les propriétaires terriens oisifs et les rentiers qui exploitent les travailleurs. Pierre-Joseph Proudhon avance que “la propriété, c'est le vol”, car la seule source légitime de propriété est le travail.
Le problème, c'est que, si la propriété, c'est le vol, cela pose un problème intrinsèque au financement des activités de production, et cela suppose que l'épargne de précaution doive être interdite, alors qu'elle correspond à une besoin légitime et nécessaire à l'investissement productif.
Pierre-Joseph Proudhon se rend alors compte que ses propos lapidaires doivent être confinés à la propriété passive. Il transmute ses idées en affirmant alors que “la propriété, c'est la liberté”. Il nuance donc les choses en affirmant que la propriété doit être distribuée plus égalitairement. Et il finit par reconnaître que la propriété individuelle peut assurer la protection des faibles contre l'État, qui est l'ennemi véritable du citoyen. Il assure que sa célèbre formule “la propriété, c'est le vol” a été mal comprise. Il écrit en 1862: “La propriété est la plus grande force révolutionnaire qui existe et qui puisse opposer au pouvoir. Où trouver une puissance capable de contrebalancer cette puissance formidable de l'État? Il n'y en a pas d'autres que la propriété. La propriété moderne peut être considérée comme le triomphe de la liberté. La propriété est destinée à devenir, par sa généralisation, le pivot et le ressort de tout le système social (pp. 57-58).
Mais au-delà des positions générales des différentes écoles économiques, l'Auteur revient au descriptif de l'essentiel:
La monnaie est donc une convention. C'est l'étalon, exprimé par les États et validé par les actes de commerce successifs, qui formule un rôle transitif dans les échanges en paramétrant la loi de l'offre et de la demande. Dans cette logique, la monnaie fiduciaire n'a pas de valeur intrinsèque, mais uniquement une valeur conventionnelle fondée sur la confiance, raison pour laquelle on qualifie la monnaie de fiduciaire.
La crédibilité monétaire ne peut pas découler d'un acte d'autorité. La monnaie doit s'adosser à un référent qui excède ce qu'il garantit. Il faut donc une réciprocité de la qualité de la confiance et de la quantité de la monnaie. Dans le cas d'une monnaie fiduciaire, le garant est un état de confiance. (p.65).
Les fonctions principales de la monnaie sont connues: c'est un étalon de mesure des échanges et une unité de compte. Elle possède un rôle transactionnel puisqu'elle permet de remplacer le troc des biens et des services, par une marchandise intermédiaire, un super-objet, à savoir la monnaie elle-même. Comme Karl Marx, Silvio Gesell pensait qu'une marchandise a une valeur, car elle est une cristallisation du travail social, contrairement à la monnaie (pp. 71-72).
… et Silvio Gesell considérait que la monnaie fiduciaire (qui est, sous l'angle régalien, une marchandise indestructible) devait être ravalée au rang d'une marchandise périssable, en lui enlevant cette suprématie d'être un super-objet qui bénéficierait d'une rémunération indue sous forme d'un tribut correspondant à un taux d'intérêt … (pp. 73-74).
Si Silvio Gesell n'a pas théorisé la taxation des gains de productivité grâce à la mécanisation comme l'économiste suisse Jean de Sismondi (1773-1842), sa dépréciation de la monnaie fiduciaire avec le temps [que dire aujourd'hui des “robotisations”?] est une façon de rendre à cette monnaie sa juste fonction.
Silvio Gesell voulait déstructurer le temps de la monnaie. La monnaie accumulée forme l'expression d'un travail passé. Cette même monnaie est gagée sur un travail futur. La monnaie n'existe donc que dans un vecteur de temps. Et l'homme a inventé un prix au temps, qui est le taux d'intérêt. …En effet, le taux d'intérêt est le prix du temps, puisqu'il s'agit d'appliquer à un segment de temps (un jour, un mois, un an …) un pourcentage de valeur conventionnel. L'intérêt représente donc le prix de la dépossession du temps. Le taux d'intérêt rend mécaniquement l'avenir nominalement plus cher: dans un contexte de taux d'intérêt de 1%, il est équivalent de posséder 1000 euros aujourd'hui ou 1010 euros dans un an (pp. 79-80).
Et le cœur de la thèse de Silvio Gesell est donnée dans la citation suivante:
Silvio Gesell affirme qu'une thésaurisation fiduciaire excessive est néfaste pour l'économie productive. Dans L'Ordre économique naturel, il écrit: “Regardons d'un peu plus près l'argent, car ici une modification peut s'avérer possible. L'argent doit-il toujours rester ce qu'il est actuellement ? L'argent, en tant que marchandise, doit-il être supérieur aux marchandises qu'il est censé servir en tant que moyen d'échange? En cas d'incendie, d'inondation, de crise, de guerre, de changement de mode, etc …, l'argent seul est-il à l'abri des dommages? Pourquoi l'argent doit-il être supérieur aux biens qu'il doit servir? Et la supériorité de l'argent sur les biens n'est-il pas le privilège que nous avons trouvé comme la cause de la plus-value? Mettons donc un terme aux privilèges de l'argent. Personne, pas même les épargnants, les spéculateurs ou les capitalistes, ne doit trouver de l'argent, en tant que marchandise, préférable au contenu des marchés, des magasins et des entrepôts. Si l'argent ne doit pas prévaloir sur les biens, il doit se détériorer, comme eux. Qu'il soit attaqué par le mites et la rouille, qu'il tombe malade, qu'il s'enfuie; et quand il s'agit de mourir, que son possesseur paie pour que la carcasse soit écorchée et enterrée. Alors, et seulement alors, pourrons-nous dire que l'argent et les biens sont sur un pied d'égalité et des équivalents parfaits (p. 87).
Et l'Auteur de synthétiser:
Pour autant que j'aie bien appréhendé la logique de Silvio Gesell, la seule conclusion qu'on peut tirer de ses écrits est que l'augmentation des prix doit être supportée par le détenteur du capital, au travers d'une perte de son pouvoir d'achat, au bénéfice du producteur de biens et de services qui peut alors imposer l'inflation au capitaliste. On retrouve l'essence physiocratique et anarchiste de la pensée de Silvio Gesell qui veut détruire la rente. (p. 92).
Mais on n'est pas très loin des visions d'un autre économiste beaucoup plus connu:
John Meynard Keynes (1883-1946) écrit, dans sa Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie: “un instant de réflexion montrera en effet les énormes changements sociaux qu'entraînerait la disparition progressive d'un taux de rendement propre à la richesse capitalisée. Un homme serait encore libre d'économiser le revenu de son travail afin de le dépenser à une date ultérieure. Mais sa richesse capitalisée ne s'accroîtrait pas . […] Cet état de choses serait parfaitement compatible avec un degré d'individualisme. Mais il n'en impliquerait pas moins la disparition progressive du rentier et par suite la disparition progressive chez le capitaliste du pouvoir oppressif d'exploiter subsidiairement la valeur conférée au capital par sa rareté. L'Intérêt ne rémunère aujourd'hui aucun sacrifice véritable” (p. 95).
L'Auteur veut alors montrer que le remplacement d'une monnaie par une autre, nouvelle, dépréciant celle qui serait détenue et capitalisée sans raison a existé dans l'histoire:
L'histoire de la monnaie est fascinante. Et pour cause: la monnaie représente, pour tout humain, un moyen de transaction, mais aussi un moyen de thésaurisation et d'emprunt. Cette fonction de la monnaie permet de reporter dans le temps, ou, au contraire, d'anticiper, la consommation. C'est d'ailleurs pour cette raison que la stabilité de la monnaie, c'est-à-dire le maintien de son pouvoir d'achat, est un objectif premier de nos gouvernants, d'autant que la monnaie n'est plus garantie par un étalon métallique, tel que l'or, mais … par la confiance qu'on attribue à ces mêmes gouvernements (p. 99).
Dès la fin du premier millénaire, on identifie , autant en Grande-Bretagne que dans nos contrées d'Europe occidentale, une pratique consistant à remplacer régulièrement la monnaie par une autre, afin de décourager la thésaurisation. Ce fait est qualifié de surestarie ou de système des bractéates (p. 100).
Mon commentaire:
Ces données historiques sont fragiles. La surestarie, limitée au domaine maritime, est la taxe supplémentaire qu'un affréteur doit payer au propriétaire du bateau quand les temps de chargement/déchargement du bateau dépassent les temps alloués pour l'ensemble du “voyage”. Quant aux bractéates, ce sont des bijoux servant éventuellement de monnaie réalisés en relief dans de fines feuille d'or (en latin: bractea)…!!! Et quant à relever quelque incohérence: la citation d'une sentence du Décret de Gratien (12e siècle) qui sera à la base du Droit Canon de l'Église Catholique est erronée et aurait mérité une citation et traduction correctes: Homo mercator vix aut numquam potest Deo placere : C'est à peine, voire jamais, que le commerçant peut plaire à Dieu… et non “le commerçant peut agir sans pécher, mais il ne peut pas être agréable à Dieu” comme paraphrase l'Auteur (p. 106)!!
De père protestant et de mère catholique, Silvio Gesell n'hésite pas, dans la Postface à son traité L'Ordre économique naturel à se référer à la parabole du jeune home riche dans l'évangile de Marc (chapitre 10) pour convaincre du fondement de son raisonnement. Ce jeune homme riche auquel Jésus demande de tout abandonner pour le suivre… mais qui s'en va triste car il avait de grands biens (p. 108).
Tout cela s'applique-t-il d'une façon ou d'une autre à l'Euro aujourd'hui?
La Théorie Monétaire Moderne (TMM) repose sur l'intuition qu'un gouvernement disposant du monopole de mise en circulation de sa monnaie n'est soumis à aucune contrainte financière puisqu'il peut à tout moment émettre de la monnaie pour honorer ses engagements. Elle suggère donc l'instauration d'un régime dans le cadre duquel le gouvernement finance des programmes de dépenses en émettant de la monnaie issue des banques centrales, dans le but d'atteindre le plein-emploi, et lève des impôts ou les taux d'intérêt en cas de risques inflationnistes. Le rôle de la Banque centrale, si tant est que son existence subsiste sous un tel régime, se résume alors à subvenir aux besoins du gouvernement (p. 125).
L'Euro fut une décision plus politique que fondée sur l'économie. C'est intuitif: l'assujettissement d'une population à une monnaie relève toujours des privilèges régaliens. La monnaie doit d'ailleurs s'adosser à une garantie de confiance que seul l'État peut fournir. Tout se passe comme si la monnaie était garantie par des unités psychiques de confiances individuelles en l'État qui, assemblées, en assurent la pérennité. La monnaie est donc fondée sur l'adhésion collective. […] Depuis deux siècles l'Europe tentait d'harmoniser les cours des changes de ses principaux États membres. Les tentatives furent nombreuses: franc-or de Napoléon, Union monétaire latine imaginée par Napoléon III en 1865, Conférence de Genève en 1922, accords de Bretton Woods en 1944 fondés sur une parité or, etc … Après le sabordage de Bretton Woods en 1971 (qui signifia le début de la financiarisation de l'économie), les États européens imaginèrent un précaire Serpent monétaire (de 1972 à 1978), avant de créer, en 1979, le Système monétaire européen (SME) (p. 126).
Mais tout cela n'arrête pas les mouvements de fond de la société, de l'industrie et du commerce:
Le contexte économique des prochaines années est peu favorable. Affaibli par le vieillissement de la population et la baisse des gains de productivité, le taux de croissance de l'économie restera modeste. Il sera probablement inférieur au rythme d'élévation des dettes publiques, qui sont elles-mêmes alimentées par des politiques de relance et le coût, encore occulté, du financement des pensions.
Ces dettes publiques sont temporairement allégées par la création monétaire: la BCE (Banque Centrale Européenne) procède à un immense refinancement de ces dettes publiques. Au terme prévisible de son intervention, la BCE aura refinancé 30% de la dette publique de la zone euro (p. 133).
Toujours donc cette “confiance” faite à la monnaie et à ceux qui sont “démocratiquement” (?) responsables de cette confiance:
En effet, depuis l'abandon des accords de Bretton Woods en 1971, la monnaie est “débasée”, c'est-à-dire que sa contrepartie en or n'est plus fixe et qu'elle n'existe que par elle-même. La monnaie est ainsi fiduciaire, c'est-à-dire basée sur la confiance. Mais de quelle confiance s'agit-il essentiellement? La confiance concerne l'horizon de temps pendant lequel le pouvoir de la monnaie est prévisible. En d'autres termes, si une monnaie inspire confiance, elle peut être investie à long terme sans crainte que son pouvoir d'achat disparaisse. Au contraire, une monnaie qui suscite la défiance sera immédiatement échangée contre des biens réels et ne sera en aucun cas thésaurisée. Une monnaie qui brûle les doigts se consume vite… ce que voulait justement Silvio Gesell dans le respect des rythmes de production (p. 144).
Et, pour terminer, un rappel peu réjouissant du caractère “visionnaire” de la pensée de Silvio Gesell (né à St-Vith à l'époque où cette ville était allemande, d'où sa nationalité “allemande” et non belge):
Silvio Gesell ignorait l'arrivée du second conflit mondial, mais avait écrit en 1918, dans une lettre au rédacteur en chef du journal berlinois Zeitung am mittag: “Si le système monétaire actuel reste en vigueur, j'ose affirmer qu'il ne se passera pas plus de 25 ans avant que nous subissions une nouvelle guerre, bien plus terrible encore. Je peux prédire précisément les événements qui nous attendent. Le niveau actuel de développement technologique débouchera rapidement sur des performances industrielles exceptionnelles. L'accroissement du capital sera rapide malgré les énormes pertes causées par la guerre et cette surabondance fera baisser les taux d'intérêt. L'argent sera alors thésaurisé. L'activité économique ralentira et un nombre croissant de personnes sans travail seront jetées à la rue. Au sein des masses mécontentes naîtront des idées sauvages et révolutionnaires, et nous assisterons de nouveau à la prolifération de cette plante vénéneuse, l'ultranationalisme. L'incompréhension sera générale entre les pays, ce qui ne pourra que déboucher sur une nouvelle guerre (p. 155).
Et Bruno Colmant de terminer ainsi son livre:
Six mois après le décès de Silvio Gesell, aux élections du 14 septembre 1930, le parti nazi devient le deuxième parti au Reichstag.
Il est enterré à Oranienburg au nord de Berlin. (p. 155).
Ces
structures de l'économie et de la finance
mondiales sont aujourd'hui le souci de tous
ceux qui tentent de réfléchir aux moyens de
cheminer vers une société équilibrée et
“démocratique” dans laquelle le capital
financier ne serait pas, de plus en plus,
seul à décider.
Témoin ce petit passage
d'un “droit de réponse” du Professeur
Jacques Guin dans le Journal protestant
Réforme (n°3957, 28 juillet 2022, p. 14):
La théorie libérale du marché [vue comme une “main invisible” créant l'équilibre entre tous les acteurs de l'économie selon Adam Smith] donne à voir un mécanisme providentiel. Il a fonctionné dans une économie primitive: le prix qui monte signale un besoin non satisfait. […] Mais le piège tient en ce que, derrière cet affichage d'une régulation par les prix, se cache un autre mécanisme: le déplacement nécessaire des facteurs de production qui sont le “donné naturel”, le “travail” et le “capital”. Ainsi un maraîcher du 19ième siècle pouvait, sur son champ (“donné naturel”), avec sa bêche et son râteau (“capital”) et ses efforts physiques (“travail”), passer immédiatement et sans obstacle de la production de carottes devenant surabondantes (prix qui baisse) à celle des petits pois demandés et jusqu'alors non fournis (dont le prix monte). Mais avec le progrès technique et le recours massif à des machines de plus en plus sophistiquées depuis la révolution industrielle, la mobilité du facteur “capital” s'est drastiquement réduite. De plus les hommes ont été formés en fonction du capital à employer. Un ingénieur des pétroles n'est pas substituable à un ingénieur du bâtiment. Il en découle que si aujourd'hui la défense de l'environnement condamne l'industrie automobile mais nous rend gourmands, on ne pourra pas produire pour autant des caramels sur les chaînes de nos grandes marques automobiles dont les équipements se révèlent un capital quasi inadaptable. […] Si le principe de liberté que suppose le libéralisme doit être préservé, avec notamment le signal toujours impérieux des variations de prix, il doit donc être aménagé … Ce constat très simple interdit à tout le moins, au 21ième siècle, toute dévotion à l'économie de marché dans sa conception originelle, non pas par idéologie, mais au regard des faits.
Appel aux imaginations et
aux réflexions critiques pour conseiller de
façon intelligente tant les lobbyistes que
les responsables économiques et politiques!