Les options économiques de Jésus et de ses “followers”

Août 2022

Jonathan Cornillon Jonathan Cornillon

Bien que le sujet semble “biblique” ou “théologique” parce qu'il porte sur le mouvement initié par Jésus de Nazareth, le lourd volume de Jonathan Cornillon, Tout en commun? La vie économique de Jésus et des premières générations chrétiennes, éditions du Cerf (Patrimoines), (janvier) 2022, 784 pages, ISBN 978‒2‒204‒12997‒8, représente à mes yeux un apport réaliste et très documenté sur une forme d'économie et d'organisation sociétale qui peut compléter objectivement l'historiographie économique, bien au‒delà de la seule vision “spirituelle”!

Né en 1987, Jonathan Cornillon enseigne l'Histoire romaine à la Sorbonne depuis 2016.
Son livre est une présentation documentée de sa thèse de doctorat La vie économique des communautés chrétiennes aux trois premiers siècles (décembre 2017).

L'intérêt majeur de son travail me semble être dans la re‒lecture des textes du Nouveau Testament sur base d'un réalisme économique: Jésus, sa famille, ses amis, ses disciples devaient avoir de quoi vivre tous les jours : une maison où habiter, manger, dormir; des biens suffisants, une fois qu'ils se sont mis à faire les prédicateurs ambulants du nouveau “Royaume”, pour se nourrir et bénéficier d'autres facilités pratiques là où ils s'arrêtaient. Et, quand la foi en la résurrection de Jésus a propulsé ces prédicateurs itinérants bien au‒delà de Jérusalem (et, en tout cas avec Pierre et Paul, jusqu'à Rome), l'organisation socio‒économique de ceux qui croiront suit des développements qui mèneront aux formes de mieux en mieux documentées de communautés qui gèrent un patrimoine commun, qui rétribuent les responsables à leur service, qui soutiennent financièrement les prédicateurs itinérants et qui se soucient d'utiliser leurs finances pour le bien des plus démunis.

S'il y a de solides racines juives dans les gestes de “charité” envers les “pauvres” (la veuve et l'orphelin, le migrant, etc), on trouve également des modèles pour “faire le bien” socialement dans les pratiques dites “évergétiques” devenues une voie d'accès à un système censitaire romain à partir du 2e siècle avant notre ère, au lieu d'être seulement la reconnaissance d'un “bienfaiteur de la cité”.

Jonathan Cornillon n'explique pas suffisamment l'évergétisme, mais tente de montrer que l'apport de riches contributeurs dans les communautés chrétiennes naissantes n'a rien de comparable avec ce système romain dont le nom français (évergétisme du grec eu‒ergeteo = faire du bien) a été consacré principalement par les travaux de l'historien Henri‒Irénée Marrou (1904‒1977).

Puisqu'on est à la présentation de ce travail copieusement documenté, il y manque peut‒être une exploration plus approfondie des modes de vie des ascètes comme un Jean‒Baptiste, comme les communautés qumraniennes (à la Mer morte, mais aussi jusqu'à le communauté citadine de Damas sur la route de laquelle Saul/Paul sera converti) ou encore les communautés de “Thérapeutes” (dont le “médecin bien‒aimé”, le Luc de notre évangile, a peut‒être été membre).

Manque également un Index général relevant plutôt les thèmes et sujets au‒delà des Auteurs et autres relevés techniques!

L'Auteur a en tout cas souci de clarifier ce qu'il entend pour chaque terme du domaine de recherche exploré. Les 56 premières pages explorent les significations des principaux concepts qui seront en jeu: chrétien, communauté, vie économique, pauvreté et richesse, délimitations chronologiques et géographiques, sources, état des recherches dans les différents domaines explorés, perspectives analytiques voulues par l'Auteur au‒delà de certains conformismes intellectuels, etc…

Un constat: on s'est peu soucié dans l'exégèse du Nouveau Testament de la vie économique de Jésus et de ses disciples

Il est frappant de remarquer à quel point la vie économique de Jésus et de ses disciples est oubliée, même dans la recherche contemporaine sur les évangiles, en tant que sujet à part entière. Le travail remarquable de John Meier [1991‒2015 – en français : 2004‒2018 (Le Cerf)], tout au long de ses cinq volumes, n'accorde pas une place particulière à cette question, de même que les quatre imposants volumes coordonnés par Tom Holmen et Stanley Porter [2011 – absent de la Bibliographie!!], réunissant des contributions de très nombreux spécialistes du Jésus historique, ne contiennent aucun article traitant de la vie économique de Jésus et ses disciples. L'encyclopédie dirigée par Craig Evans [2008] fait aussi l'impasse sur cette problématique, ne proposant pas d'article economy ou money, ni d'article wealth ou poverty. Dans le premier tome de sa série d'ouvrages Christianity in the making qui concerne le Jésus historique, James Dunn [2003] ne développe pas d'analyse historique à ce sujet. (p. 94)

Ces remarques sont pertinentes, mais on est étonné de ne voir aucune référence au Dictionnaire Encyclopédique de la Bible (1987, Maredsous‒Brepols) dans lequel des articles sur Aumône (E. Lipinsky), Collecte (B.‒M. Ferry), Commerce (André Lemaire = Alem + bibliographie), Denier (Alem), Métrologie biblique (Alem + bibliographie), Monnaie‒Numismatique et Bible (Alem + importante bibliographie), Poids (Alem), Richesse (J Goldstain), Talent (Alem) … sont proposés. Mais, effectivement, ces articles ne s'intéressent pas directement, comme le fait J. Cornillon, à l'usage spécifique de ce domaine par Jésus ou ses disciples.

Une volonté de “démontrer”

Je chercherai à démontrer que la pauvreté revendiquée par Jésus est une pauvreté individuelle, choisie et organisée au sein d'un système de financement communautaire qui assure la subsistance des membres du groupe, et qui leur permet aussi de mener des actions caritatives. Ainsi, il faut d'abord examiner tout ce qui nous informe dans les évangiles sur les biens propres aux membres de cette communauté, et tout ce qui laisserait entendre que celle‒ci se trouve dans un grand dénuement (p. 100).

Pour Jésus: un vrai “domicile” à Capharnaüm, une vie de prédicateur itinérant et peu d'indications avec des mouvements similaires à son époque…

Si l'on prend en compte le fait que la présence de Jésus à Capharnaüm au début de sa prédication est attestée par les quatre évangiles et si l'on convient de la relative clarté du verset matthéen [Mt 4.13], l'idée d'une résidence de Jésus à Capharnaüm, sans être “parfaitement historique”, est probable dans le cadre de l'Évangile selon Matthieu (p. 105).
Il faut ajouter que le sens du passage [Mt 14.9], qui cherche aussi à montrer que Jésus mangeait avec les publicains, est d'autant plus fort si ce dernier invite chez lui, plutôt que de profiter d'une invitation. Dans tous les cas, le “en tê oïkia” signifie “à la maison”, et c'est l'identification de “autou” qui nous permet d'en connaître le propriétaire. Le fait que Jésus avait une maison à Capharnaüm ayant déjà été sous‒entendu deux fois, l'auteur de l'Évangile selon Matthieu n'a pas besoin d'expliciter plus cette idée (p. 112).
Une action semi‒itinérante, avec une base sédentaire à Capharnaüm, semble donc être tout à fait plausible, si l'on croise l'ensemble des sources, ce qui implique pour la suite de la réflexion des formes de financement différentes de celles que suppose une action purement détachée de tout lieu de vie. En ce qui concerne la question d'autres biens personnels de Jésus, on ne peut tirer aucune autre information des évangiles canoniques” (p. 125).
Les influences esséniennes ou cyniques, largement débattues, restent possibles, mais les arguments pour ou contre sont nombreux , de sorte qu'il est bien difficile de trancher le débat. Ce qui fait consensus, c'est l'attestation d'une forme d'ascétisme dans le judaïsme et la prédication itinérante dans la Palestine du 1er siècle [en note: “Jésus avait connaissance des pratiques esséniennes ou cyniques, qui faisaient partie de son environnement social et intellectuel. Un cloisonnement total est peu envisageable] (p. 140).

La vie économique du Rabbi de Nazareth et de ses disciples

Je chercherai à démontrer que Jésus et ses disciples disposaient de ressources financières plus importantes qu'on ne le pense ordinairement, et qu'ils en usaient aussi bien pour assurer la subsistance de leur groupe que pour pratiquer l'aumône, selon des formes diverses. J'achèverai mon étude par une analyse détaillée de la distribution des pains, qui constitue un épisode central pour déterminer les caractéristiques de la vie économique de Jésus et de ses disciples. En effet, dans plusieurs versions de cet épisode, les disciples évoquent l'achat de pain et certaines estimations du montant d'argent nécessaire sont effectuées, mais l'immense majorité des exégètes traite ces informations comme des propositions absurdes ou insolentes de la part des disciples. En reprenant les textes avec minutie, et en les croisant avec l'ensemble des données que j'ai récoltées … j'éclairerai cet ensemble documentaire, qui constitue en réalité un épisode essentiel pour reconstruire la vie économique de Jésus et ses disciples (p. 157).
L'épisode de la distribution des pains est raconté dans les quatre évangiles. Les évangiles selon Matthieu et selon Marc évoquent même deux fois une distribution de pains. Chacun de ces récits, à des degrés divers, aborde le problème matériel posé par la nécessité de nourrir une foule de plusieurs milliers de personnes. Comme on va le voir, les différents récits sont très cohérents les uns avec les autres, malgré leurs spécificités, et ils nous donnent des informations qui impliquent que la communauté formée par Jésus et ses disciples disposait de moyens financiers importants (p. 188).
…l'estimation de la somme nécessaire pour nourrir une telle foule semble assez juste: Gildas Hamel [1990] a étudié la question de la valeur de la nourriture accordée aux pauvres dans le cadre de pratiques caritatives. Sur la base de textes datant du milieu du 2e siècle, il rappelle que la portion minimale pour une journée, et donc deux repas, considérée comme nécessaire au pauvre, valait un douzième de denier à cette époque. Une denier pouvait donc nourrir, pour un repas, vingt‒quatre personnes; et deux cents deniers, quatre mille huit cents personnes. Il est évident qu'il faut se garder de voir là une équivalence précise avec les cinq mille personnes de la distribution des pains, car les valeurs monétaires et les prix sont différents entre les deux périodes […] en revanche, la portion minimale pour la subsistance a peu de chances d'avoir changé entre les deux périodes. Ainsi, malgré le changement des prix et de la valeur de la monnaie, on peut au moins retenir que la somme avancée par Marc est vraisemblable” (p. 195).

Au‒delà de Jésus, la koïnônia, une forme de vie modelée sur sa prédication

Cette étude sera l'occasion de montrer comment se mêle à la vocation spirituelle incontestable du premier mouvement chrétien l'élaboration d'un mode de vie fondé sur la morale économique du discours de Jésus. Cette réflexion économique et sociale, qui constitue un fondement des premières communautés chrétiennes, a une influence importante sur leurs conditions de vie. En démontrant la centralité des enjeux économiques dans les modes de vie des premiers chrétiens, je reviendrai sur la dichotomie souvent trop prononcée qui est établie entre spirituel et matériel au sein d'un christianisme qui, à mon avis, ne conçoit pas l'un sans l'autre. Le concept de koïnônia invoqué par l'auteur des Actes, et surtout par Paul, constitue un exemple tout à fait représentatif de ces deux aspects de la pensée chrétienne (pp. 213‒214).

Si certains sont tentés de voir dans les propos de Luc dans les Actes une mythification de la vie des premières communautés chrétiennes, l'Auteur nous dit:

…Ce n'est pas du tout le cas sur le plan chronologique, et il est même tout à fait vraisemblable que l'auteur des Actes ait lui‒même fait l'expérience de la vie dans ces communautés du milieu du 1er siècle et qu'un certain nombre de personnes susceptibles de lire ou d'entendre son texte aient aussi eu cette expérience (p. 239).

Et, si l'Auteur ne fait aucune allusion à l'existence de communautés de “Thérapeutes”, il rappelle que:

… il ne faut pas oublier que les pratiques de mise en commun des biens sont largement attestées dans les communautés esséniennes de la même époque … et, comme le montre Marguerat [2007, 107], le concept communautaire chrétien est éloigné de modèles grecs ou romains “projetant sur la communauté de Jérusalem l'idéal grec de l'amitié, il se garde de présenter les chrétiens comme un club d'amis”… Marguerat [ibidem, 162] rappelle également le traitement presque médical [? Thérapeutes?] de la propriété à Qumran (la propriété y est considérée dans certains textes comme une sorte de maladie qu'il faut guérir) ainsi que l'importance du croisement des classes sociales dans les communautés chrétiennes – ce qui les distingue d'autres modes communautaires (comme les Collegia romains où l'entraide est le fruit d'une cotisation obligatoire)” (pp. 241‒242).

L'Auteur peut donc conclure:

La description de Luc est donc cohérente. Il ne s'agit pas d'un simple système caritatif organisé, mais d'un projet social et économique qui structure l'organisation matérielle de la communauté autour d'une plus grande égalisation des niveaux de vie, en s'assurant au moins que les plus pauvres puissent accéder à la subsistance. Ce cadre structurel est évidemment soumis aux imperfections du réel. Ainsi les fraudes sont attestées dans le récit de Luc, et il est peu douteux que des dysfonctionnements dans l'organisation interne de ce système économique devaient intervenir. Le tableau de Luc n'est donc pas idéalisé, car il propose à la fois les principes d'organisation de la communauté et met en valeur ses dysfonctionnements (pp. 244‒245).

Un modèle d'évangélisation: les actions de Paul de Tarse

L'Auteur examine ensuite longuement (pp. 256‒400) la façon dont Paul de Tarse va structurer socio‒économiquement les communautés qu'il va créer. Il considère comme central dans sa manière de faire, l'institution d'un système de “Collecte pour les pauvres (de Jérusalem)” qui constituerait comme une preuve qu'une vraie communauté “chrétienne” s'est constituée avec le bon esprit et les bonnes pratiques. Ces pratiques vont favoriser la rétribution des “prédicateurs itinérants” (comme l'était Paul et ses disciples) ainsi que la mise en place d'une bourse commune mais qui ne peut être gérée par les plus riches comme des bienfaiteurs qui en acquerraient des droits sur la communauté (comme dans le cas de l'évergétisme romain). Cette bourse servira pour les charités, et, avec le temps, serait à la base de la rétribution de “ministres” (presbuteroi ou episcopoi) non‒itinérants.
Occasion aussi pour l'Auteur de montrer que des personnes fortunées ont très vite été incorporées dans les premières communautés chrétiennes (comme on le voit déjà dans l'entourage de Jésus) … mais sans privilèges “politiques” dans la communauté et à condition, précisément, d'accepter le mélange des niveaux sociaux (voir les Lettres aux Corinthiens).

Développement du modèle économique chrétien du 1er au 3e siècle

Ceci mène tout naturellement à la Troisième partie “Rôle économique des élites et financement des ministères (fin du 1er siècle – 3e siècle)” (pp. 401‒551).
L'auteur conclut à ce sujet:

Plutôt que de voir dans la rémunération des ministres du culte une nouveauté du 3e siècle, il convient plutôt de déceler dans les sources une institution très anciennement mise en place qui connaît toutefois des évolutions profondes, depuis une rémunération de subsistance supposée compensée matériellement l'investissement du ministre dans la vie religieuse de la communauté pour ses besoins quotidiens jusqu'à une rémunération honorifique dépassant largement les nécessités de la subsistance et calquée en partie sur les pratiques de reconnaissance hiérarchique typiques de la société romaine. Plutôt que de voir dès les premières communautés chrétiennes une sorte de calque du fonctionnement des collegia romains, il faudrait plutôt parler d'une romanisation progressive du système de rémunération des clercs. (p.551).

Il nous semble ici que le poids des références du spécialiste en Histoire Romaine pèse trop lourdement et masque quelque peu l'originalité du développement proprement “chrétien” (et donc “judéo‒chrétien” à l'origine) d'une structuration économique dont les évolutions les mieux documentées se trouveront, du moins à partir du 3ième siècle, dans le monde romain!

Au‒delà de certaines ressemblances avec la gestion des collegia romains, l'auteur voit les spécificités suivantes:

Ajoutons que, même si une hostilité manifeste est exprimée dans les sources vis‒à‒vis des métiers financiers, il est intéressant que les sources littéraires et papyrologiques attestent ce genre d'activité, y compris parmi le clergé chrétien, ce qui donne du poids aux développements de Cyprien de Carthage sur la question, qui ne semble pas être seulement un propos polémique exagéré. Enfin, le pouvoir romain, en réprimant les communautés chrétiennes, a forcé ces dernières à mettre en place des pratiques caritatives spécifiques afin de prendre soin des prisonniers, mais aussi de compenser les pertes subies lors des confiscations de biens durant les persécutions. Ces pratiques caritatives, essentiellement appuyées sur le fonds commun tel que je l'ai défini dans le présent chapitre, avaient pourtant bien d'autres ambitions, qu'il s'agit désormais d'étudier (p. 594).

Et effectivement, le Chapitre 11 s'intitule: “Conception de la propriété et organisation des pratiques caritatives dans les communautés chrétiennes de la fin du 1er siècle au 3ième siècle”.

Le problème central qu'il s'agit d'étudier est la persistance aux trois premiers siècles d'une sorte de mise à disposition des biens comparable à celle pratiquée par la première communauté de Jérusalem. La question est en général peu étudiée car il est accepté dans la plupart des travaux historiques que ce modèle était restreint à la première communauté de Jérusalem et qu'il avait connu une existence très éphémère, soit à cause des troubles que connut la Palestine de la fin du 1er siècle, soit à cause des dysfonctionnements structurels qu'impliquerait une telle organisation économique. Il semble pourtant … que les traces d'une telle conception de la propriété et de son application sont encore visibles jusqu'au tournant du 3ième siècle, à partir duquel le modèle de solidarité matérielle achève une progressive et définitive transformation en un ensemble de pratiques caritatives moins radicales. Seule l'émergence du monachisme au 4ième siècle, qui ne concerne pas la période étudiée, fait revivre un idéal plus proche des origines chrétiennes, et à vrai dire plus radical encore, au sein de communautés spirituelles beaucoup plus détachées du monde que ne l'était la première communauté de Jérusalem (pp. 595‒596).

Peut‒être qu'une exploration sur les origines du monachisme chrétien, un domaine qui a été très largement exploré de longue date, aurait permis à l'Auteur de mieux percevoir la vraie continuité avec le “projet Jésus de Nazareth” et le “projet Communauté de Jérusalem”. Les premières communautés chrétiennes dans tout l'Est méditerranéen ne semblent pas avoir intéressé suffisamment l'Auteur (Pacôme, un des premiers organisateurs notoire de la vie cénobitique, naît avant la fin du 3e siècle)!

Et, au‒delà d'un dernier chapitre qui tente de saisir la réalité d'une solidarité chrétienne dans la constitution de “cimetières” ou regroupement de tombes chrétiennes, l'Auteur apporte ses Conclusions (pp. 693‒698) dans lesquels je retiens les passages suivants:

La recherche a attribué à Jésus un idéal de détachement total vis‒à‒vis de l'argent qui ne correspondait pas à celui qu'il mettait en œuvre, du moins selon le témoignage qu'en donnent les évangiles canoniques: Jésus prônait un détachement total vis‒à‒vis de la valeur de l'argent et s'évertuait donc à proscrire à ses disciples les plus proches toute propriété individuelle, mais il ne négligeait absolument pas l'utilité pratique de l'argent, de sorte qu'il avait mis en place des règles pour son bon usage communautaire. […]
Or, comme Jésus et ses disciples s'appuyaient sur un financement communautaire, leur pauvreté individuelle n'impliquait pas qu'ils doivent en permanence s'infliger les conséquences les plus rudes de la pauvreté: la caisse commune leur offrait à manger et un toit, et leur permettait même de donner à ceux qui n'avaient rien. La valorisation morale de la pauvreté, dans le cadre de la prédication de Jésus, ne constituait pas une exaltation spirituelle de la souffrance du pauvre, mais bien une exigence morale de détachement vis‒à‒vis de la propriété propice à l'expression d'une solidarité probablement consciente que la pauvreté, sans structure de solidarité, est une souffrance bien peu enviable. Au‒delà de cette position éthique, qui constituerait une lecture trop naïve du phénomène si l'on s'en contentait, un tel positionnement intellectuel constituait un argument missionnaire de premier plan. Jésus et ses disciples, dans leur cadre communautaire, ont donc certainement été amenés à manier des sommes d'argent importantes et la mise en œuvre d'actes caritatifs spectaculaires, dont la distribution des pains est certainement un écho, a probablement aidé au succès de sa prédication, chose que Jésus n'ignorait probablement pas (p. 694).
Une appréhension sans a priori du propos lucanien a permis de développer une compréhension plus fine de la mise à disposition des biens qui est , en réalité, cohérente avec la plupart des textes qui abordent le sujet jusqu'au début du 3ième siècle: un tel modèle remettait en question la propriété privée et impliquait que tous les biens des fidèles, sans être concernés par une expropriation systématique, étaient prioritairement destinés à combler les besoins de la communauté (p. 695).

Et, dans la tradition paulinienne:

Ma réflexion a aussi mis en évidence le fait que l'application de certaines pratiques économiques, plus qu'une simple injonction morale, était une condition d'appartenance à la communauté. Parce que la solidarité matérielle était un aspect irréductible de la koïnônia chrétienne, elle était indissociable du lien spirituel qui unissait les chrétiens. Les conséquences sociales d'une telle imbrication sont très importantes. Dans la communauté qui entourait Jésus, l'abandon des biens imposé aux disciples les plus proches de Jésus, ou encore une ample générosité matérielle pour des disciples moins proches du cercle central, étaient de mise: sur ce point, les spécialistes sont unanimes, et c'est plutôt la forme d'organisation communautaire mise ne place par Jésus et ses disciples qui a souvent été négligée. Par ailleurs, dans la génération suivante, les formes d'organisation matérielle ont continué de fonctionner comme des mises à l'épreuve spirituelles. La mise à disposition des biens de la communauté de Jérusalem, qui ne peut être réduite à un don parfaitement libre des individus, en est une démonstration, mais, plus encore, c'est la collecte de Paul qui a joué ce rôle pour pour de nombreuses communautés fondées en terres païennes. […] Paul posait les bases d'une solidarité communautaire locale en même temps qu'il démontrait à Jérusalem l'engagement des fidèles qu'il évangélisait, et qu'il alimentait la koïnônia universelle (p. 696).

Et pour en revenir, finalement, au point de vue particulier du spécialiste des pratiques de l'empire romain:

…La pratique du don chrétien, centralisé à l'échelle de la communauté et la plupart du temps effectué grâce à un intermédiaire, c'est‒à‒dire celui ou ceux qui s'occupent de la caisse commune, correspondait à une tentative de dépersonnalisation de la générosité qui s'éloignait très fort de la pratique de l'évergétisme. Il ne s'agit pas de nier que des pratiques beaucoup plus proches de l'évergétisme gréco‒romain n'avaient pas cours dans les communautés chrétiennes, mais il est certain qu'il ne s'agissait pas du modèle privilégié et promu par nos sources. Le don de l'aumône était attendu de tous les chrétiens et ne concernait pas seulement les riches de la communauté. Un tel principe, particulièrement aux deux premiers siècles, alors que la majorité des chrétiens étaient tout de même pauvres, différenciait fortement le modèle économique des communautés chrétiennes de celui qui prévalait dans un cadre civique, car elles promouvaient avant tout une forme dépersonnalisée du don, de même qu'elles ne réservaient pas la responsabilité caritative à une classe sociale” (p. 698).

Conclusion

Étude très fouillée et dont le propos est innovant et intéressant: regarder les sources du Nouveau Testament pour tenter de voir comment et de quoi vivaient concrètement tous les personnages qui nous y sont présentés, à commencer par Jésus de Nazareth lui‒même.

Dans le contexte contemporain dominé de façon écrasante par les réalités économiques, cette investigation, malgré ses limites, attire notre attention sur un aspect peu connu et peu étudié des fondements humains et sociétaux de ce qui sera et de ce qu'est la “foi chrétienne” et la “vie de foi” ou encore la “vie communautaire” commandée par l'évangile!!

Il est étonnant que l'épisode du payement de l'impôt par Jésus et son groupe de disciples (Mt 17. 24‒27; 22.17; Luc 20.21‒26; Marc 12.13‒17) n'ait pas retenu l'attention, d'autant que la perception des impôts (locaux ou romains) est un domaine généralement bien documenté pour la période traitée.

Et, comme je l'ai déjà souligné plus haut: une attention plus minutieuse aux origines du monachisme chrétien et ses différents développements autour de la Méditerranée orientale, auraient probablement apportés un éclairage complémentaire pour confirmer les grands axes de réflexion proposés par Jonathan Cornillon.

Je retiens surtout l'aspect “communautaire” de la gestion économique d'un groupe soucieux de n'utiliser l'économie (et plus particulièrement l'argent) que pour un meilleur “vivre ensemble” pour tous les humains, notamment les plus proches et les plus démunis.