L'humain entre animal et robot

Juin 2022

Merveilleux! La prestigieuse Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques (RSPT) des Dominicains de Paris dans son numéro 3 du tome 105 (Juillet-Septembre 2021) poursuit la réflexion sur les enjeux philosophiques du passage, aujourd'hui clair et irréversible, de la culture alphabétique à la culture électronique (et/ou numérique) sous la plume de Pascal Marin, de l'Université de Lyon (pp. 487-532).

Le Bulletin d'Anthropologie philosophique de la RSPT 105/3 est intitulé: Penser l'humain au temps de son effacement dans le vivant et la machine.

Si l'on explore la Bibliographie de Pascal Marin, on voit immédiatement qu'en théologien et philosophe, il moissonne ici dans le champ de ses centres d'intérêt majeurs depuis plusieurs années déjà!
Une petite erreur s'est introduite dans les sous-titrages, puisqu'on a deux fois un paragraphe “I” (pp. 488 et 490), puis un paragraphe “III” (p. 503) et “IV” (p.520).

Pour saisir l'ensemble du propos il faut donc se fier plutôt aux sous-titres en gras et aligner les autres pour donner la Table des Matières traitées par l'Auteur:
1. (= “I”) Entre Philosophie et Sciences de la Nature, l'Anthropologie philosophique
2. (= “I” bis) La Nature, les Vivants et un drôle de Vivant
3. Questions d'épistémologie
4. Le récit de l'hominisation en questions
5. Les récits inaboutis de l'anthropogenèse versus les étranges pouvoirs de l'idéalité
6. Le paradoxe de la nature humaine
7. Animalisme versus anthropocentrisme?
8. La singularité du langage
9. (= III) Intelligence artificielle, intelligence humaine
10. En quête d'une science de l'intelligence
11. Humaine ou bien artificielle, l'intelligence au prisme du “sens commun”
12. Le Cerveau-machine et l'esprit humain
13. (= IV) La société des humains et des machines
14. Le travail à l'épreuve du “digital labor”
15. Les artefacts contre l'humain

Réfléchir l'humain par rapport à sa matérialité

Clairement pensé comme une réflexion de l'ère de l'anthropocène qui voit, surtout depuis le début du 21e siècle, une “réduction” de l'humain à son animalité d'une part et à sa projection technologique humanoïde d'autre part, ces “lectures” de productions publiées entre 2017 et 2021 tentent de mettre en perspective les éléments d'une nouvelle anthropologie philosophique.

Cette vision est appuyée sur les travaux allemands de Scheler (1928), Plessner (1928) et Gehlen (1940) récemment traduits en français et qui rejoignent finalement les premières intuitions philosophiques de notre culture occidentale dans la mesure où celles-ci se distinguaient des propos de sagesse antérieurs par une volonté de confronter l'intelligence à une vision scientifique de la réalité.

Dans cette ligne les travaux d'Étienne Klein (2020) s'appuient sur une vision déjà défendue par Michel Serres:

il ne suffit pas d'ignorer la science pour préserver la culture, ni de la dénigrer pour doper l'intelligence …la possession de connaissances scientifiques de haut niveau ne constitue pas à elle seule l'assurance de bien penser: en terrain difficile, même les esprits aiguisés peuvent partir dans le décor (cité par Klein, p. 134).

Dans le recueil Penser l'humain publié sous la direction de Mathilde Lequin en 2018 suite à un Colloque tenu en 2013, la contribution de Francis Wolff montre qu'il faut tenir le continuisme (l'humain ne fait que succéder à l'animal = position des sciences de la nature) et le discontinuisme (l'humain est un être de culture en rupture avec la nature = position des sciences humaines) comme deux a priori qui développent chacun leur style d'objectivité.
Le même recueil fait droit à une réflexion qui tente de trouver le spécifique humain dans son évolution biologique (notamment l'apparition de la “bipédie” chez les hominidés). Mais l'argumentaire ne semble pas pouvoir servir de fondement critique nouveau pour fonder une anthropologie philosophique. Et si l'on passe au niveau de l'évolution psychologique, le continuisme semble bien difficile à tenir et son argumentaire n'est pas convainquant du tout. Même s'il tente de s'appuyer sur les premiers artefacts symboliques des peintures pariétales primitives!

Pour mesurer tant la proximité que la distance réelle de l'humain par rapport à ses ancêtres non-humains, le livre d'Alain Prochiantz, Singe toi-même, (Odile Jacob, 2019), semble offrir le regard équilibré d'un biologiste spécialiste des processus morphogénétique:

… nous sommes des primates, dit-il, mais nous sommes différents des primates non humains et c'est à cette proximité évolutive en même temps qu'à cette distance, elle aussi évolutive, que j'ai décidé de consacrer ce livre (p. 14).

Si l'humain est bien ancré dans la nature, la distance qu'il a prise représente plus un saut d'évolution. La nature ne peut se prévaloir de “droits” qu'elle imposerait à l'humanité, mais elle est soumise, comme l'humain, à des “devoirs” que seul l'humain peut rendre “conscients”!

Ce qui mène au débat sur la place de l'animalité sur notre planète et au niveau de connaissance et de conscience auxquels est arrivée l'humanité. À travers les réflexions de Jacques Ricot (2021) et d'Étienne Bimbenet (cf. Lequin,2018), on peut arriver à la conclusion que

Le concept d'anthropocentrisme… ne saurait être récusé pour une raison aussi simple qu'incontestable: si une éthique animale est possible et si une politique des animaux doit voir le jour, elle ne peut être que le résultat de la volonté de l'homme et non de l'animal (Ricot, p. 145).

La singularité humaine du langage reste également une base importante de la réflexion sur les relations de l'humain à la nature.

C'est la parole qui fait de nous autres, dans cette étrange espèce qu'est “l'espèce parlante” (Pierre Legendre), les vivants que nous sommes (Marin, p. 502).
Réfléchir l'humain par rapport aux mécanismes qu'il crée

Il faut se rendre compte que “toute une rhétorique du remplacement de l'humain par les machines envahit aujourd'hui comme une marée montante la culture” (Marin, p. 503).

Dans les lectures de l'Auteur sur l'IA, outre Yann Le Cun (2019) et Hary Collins (2019), il cite notamment Luc Julia, L'intelligence artificielle n'existe pas (2019) qui “trouve que la notion d'intelligence artificielle est inadaptée aux pratiques qu'elle désigne par ce nom. Il suggère en lieu et place d'IA de parler d'”Intelligence Augmentée” (p.281 = Marin 505)… Une fois de plus on est très étonné qu'à ce niveau de réflexion aucun des auteurs ne fait remarquer le “faux ami” que constitue “Intelligence Artificielle” en bon français par rapport à sa signification anglaise originelle traduite par simple décalque erroné!
Mais on peut rejoindre là les constats de Yann Le Cun qui considère qu'on est encore loin d'une vraie IA qui n'existera que quand on aura développé une vraie “science de l'intelligence” à confronter aux recherches “naturalistes” sur les philosophies de l'esprit (cf. Francis Wolff, 2017) qui considèrent qu'il peut y avoir de l'esprit dans toutes sortes de supports, naturels (vivants) ou artificiels (informatique)!

Mais tous les chercheurs de ces domaines semblent s'accorder à dire que “ce qui fait encore défaut aux machines, c'est le sens commun” - (je dirais “bon sens”!!) - (Marin p. 509)! Cet aspect semble bien développé par J.-L. Dessalles dans son livre Des intelligences TRÈS artificielles, (Odile Jacob, 2019). Parmi les observations de cet Auteur qui permettraient de bien distinguer l'intelligence vraiment humaine de toute intelligence programmée, on retiendra, notamment:

Si l'AI voit le plein, l'humain lui, voit le rien. Et s'il perçoit l'être des choses, c'est-à-dire leur présence, c'est en tant qu'elles pourraient ne pas être… cette spécificité de l'intelligence humaine, ce sens de la finitude qui la caractérise [la distingue de tout autre vivant et de toute tentative d'intelligence artificielle] qui, aussi intelligents qu'il soient n'ont pas le sens du négatif (Marin, p. 514).

Mais le débat est loin d'être clos entre ceux qui croient vraiment aux potentialités mécaniques en s'appuyant sur une description très “mécanique” du cerveau biologique qu'ils assimilent à l'intelligence comme le fait Y. Le Cun. Philippe Soual dans L'homme incarné (Artège, 2019) réfute cette position au nom de la logique elle-même. Daniel Trisch et Jean Mariani dans Ça va pas la tête! Cerveau, immortalité, intelligence artificielle, l'imposture du transhumanisme (Belin, 2018): la plasticité cérébrale rend chaque cerveau unique et donc chaque personne singulière!

Un argumentaire directement tiré d'une analyse fine des potentialités de la logique et de la logique mathématique qui président à toute création d'IA conteste la possibilité d'une réduction machinique de la pensée humaine comme le montrent les travaux de Markus Gabriel, Pourquoi la pensée humaine est inégalable. La philosophie met au défi l'intelligence artificielle (Lattès, 2019).

Un autre argumentaire puissant pour démasquer objectivement les limites de toute machinisation de l'esprit humain qui irait jusqu'à une autonomie “responsable” vient de la réflexion sociologique avec des contributions de Francis Chateauraynaud (2019), Olivier Rey (2020), Jean-Gabriel Ganascia (2017) ou Éric Sadin (2018).

Une réédition en traduction française des Pensées directrices. Sur la genèse de la métaphysique, de la science et de la technique modernes de Martin Heidegger (Seuil, 2019) donne de bons fondements à toute cette réflexion, notamment au travers d'une conférence qu'il fit sur ces sujets en 1953 sur La Question de la Technique. La technique n'est pas neutre. C'est ce que développent Marie David et Cédric Sauviat dans Intelligence artificielle. La nouvelle barbarie (Rocher, 2019):

Le mythe de la neutralité de la technique permet d'évacuer la question de sa politique … si l'on évacue les question liées à son utilisation, les intérêts en jeu, pourtant énormes, demeurent cachés (p. 142 , Marin p. 524).

Ces limites cachées sont mises en évidence par A. Casili, En attendant les Robots. Enquête sur le travail du clic (Seuil, 2019) :

Le digital labor des tâcherons du clic s'avère essentiel pour produire ce qui n'est que de l'intelligence artificielle largement faite à la main. (p. 17, Marin p. 525).

Dans cette ligne, Marin convoque encore les travaux de G. Simondon (1958), de G. Koenig (2019), de Dominique Lambert, professeur à l'Université de Namur, La robotique et l'intelligence artificielle, (Fidélité, 2019). “Ce qui s'invente aujourd'hui, conclut l'Auteur (Marin), c'est la vision d'une science sans intelligence, à visée uniquement utilitariste et mercantile”. Mais comme le dit D. Lambert: “corréler n'est pas expliquer, associer n'est pas connaître, calculer n'est pas comprendre” (p. 61, Marin, p. 531).
Pour conclure: “sur le débat sociétal [autour de l'IA] plane l'ombre du naturalisme qui ramène tout le connaissable à l'objectivité des sciences de la matière” (Marin, p. 532).

Conclusion

Pour conclure: il me semble que l'important, l'essentiel, est de continuer plus que jamais à “réfléchir”… Merci à la RSPT et à Pascal Marin de nous y aider!