Le rêve éveillé d’Armel Guerne, âme romantique
Décembre 2020
Qui connaît aujourd’hui, ne serait-ce que de nom, le poète et traducteur Armel Guerne? Il est né en Suisse en 19111. Parmi les écrivains que nous retrouverons dans sa mouvance, il est l’exact contemporain de Cioran (1911-1995), de peu l’ancien de Pierre Emmanuel (1916-1984) et de dom Claude Jean-Nesmy (1920-1994) des éditions Zodiaque, de beaucoup le cadet de Léon Bloy (1846-1917), de Georges Bernanos (1888-1948), de Gabriel Marcel (1889-1973) et, plus proche, d’Albert Béguin (1901-1957).
1. Une génération dans la guerre
Suivant la carrière de son père, industriel suisse, Armel vient très jeune en France. Bientôt il tourne le dos aux siens et avance seul dans l’existence. Il fréquente les surréalistes. Il édite un recueil Oraux (1934). Il publie des traductions de Novalis chez l’imprimeur des poètes Guy Lévis Mano (GLM). Vient la guerre. Déclaré inapte au service, il entre dans la clandestinité dès la fin de 1942. Son réseau ayant été découvert, lui et Pérégrine, qu’il a épousée en 1939, sont arrêtés et envoyés en Allemagne. Il peut s’échapper et rejoindre l’Angleterre où il est longtemps traité comme suspect. Il reviendra en France en 1945. Désormais il consacre le plus clair de son temps aux traductions et à des publications dont certaines resteront inédites ou paraîtront après sa mort en 1980.
2. Un modèle: Bernanos
Plus qu’à Léon Bloy, une filiation particulière lie l’auteur de Danse des morts (1946, rééd. 2005) avec Georges Bernanos. Guerne la reconnaît dans un inédit, écrit vers 19702. Il y suit le succès de l’écrivain depuis Sous le soleil de Satan (1926) ; il note l’audience du polémiste et souligne la longue gestation de Monsieur Ouine, jusqu’au Dialogue des Carmélites qui récapitule son œuvre : amour de la France, pénétration du cœur humain, refus des compromissions. Le poète n’avait pu connaître Bernanos “exilé” en Amérique latine. Une femme, étonnamment, opère la rencontre. En 1939, on l’a dit, le poète a épousé Jeanne-Gabrielle Berruet, dite Pérégrine. Revenue de déportation en mai 1945, elle sera la secrétaire bénévole de Bernanos désormais en France. Celui-ci dédiera un exemplaire de ses Lettres aux Anglais avec ces mots: “Pour Armel Guerne, qui n’écrit pas pour les lâches et les imbéciles, mais pour la liberté de l’âme et l’honneur de l’esprit3”.
3. Béguin et Guerne : romantisme et rêve
Le témoignage d’Armel Guerne à l’occasion du décès d’Albert Béguin (1901-1957), suisse comme lui et comme lui plus tard parisien, est remarquable4. Sous le titre énigmatique “Réflexions sur la mort de quelqu’un” – quelqu’un: il y en a donc peu d’autres –, il saluait le génie de celui qui avait publié à la veille de la guerre (1937) sa thèse sur “L’âme romantique et le rève”, consacrée aux grands romantiques allemands. Comme Albert Béguin, Armel Guerne avait été séduit très tôt par Novalis dont il avait traduit dès 1938 les Hymnes à la nuit, en 1939 Les disciples à Saïs, et après la guerre en 1950, encore Novalis, Hölderlin, et même Rilke (1952) qu’il n’appréciait guère. En rassemblant et en présentant dans une majestueuse anthologie Les romantiques allemands (DDB, Bibliothèque européenne, 1956; rééd. 2004), il retrouvait Albert Béguin à côté d’une pléiade d’autres traducteurs, dont lui-même. En Béguin, Guerne admire l’homme autant que l’œuvre. Il écrivait en 1946:
Ainsi dans l’œuvre d’Albert Béguin, dont une grosse part aura été vouée à la parole – je parle ici de l’œuvre de la vie, et non pas de l’œuvre écrite exclusivement – nous pourrons retenir comme la plus généreuse et le plus importante, quant au monde, celle qu’aura commandée l’inquiétude de la jeunesse, l’entreprise de communion qui correspond à l’une des normes essentielles de son caractère : son œuvre de traducteur et d’introducteur du Romantisme allemand en France5.
Béguin qui au cours de la guerre avait dirigé en Suisse Les Cahiers du Rhône (Dieu premier servy) et qui prit ensuite la direction de la revue Esprit à Paris, faisait encore paraître en 1949 un numéro spécial des Cahiers du Sud sur le Romantisme allemand. Ce n’était pas le seul point commun des deux écrivains. Dans le titre de la thèse de Béguin, il y a le mot rêve. Et là Guerne ne retrouvait pas seulement un frère en littérature germanique, le mot rêve touchait un point central de son être. On sait l’importance du rêve chez les psychanalistes. Avec Pierre Jean Jouve les lettres avaient naturalisé ce phénomène nouveau. De leur côté, les surréalistes en avaient fait, avec l’écriture automatique, un des domaines de leurs recherches. Guerne qui les a côtoyés, surtout le peintre et graveur André Masson6, s’est tracé un chemin original.
Le témoignage de Guerne sur Béguin peut se lire à la lumière d’une présentation que ce dernier fit de Danse des Morts (1946; rééd. Le Capucin, 2005) où il rappelait aussi Mythologie de l’homme (1945; rééd. Le Capucin, 2006)7. Pour Béguin, Guerne se situe dans le sillage de Bloy et de Bernanos. Sa critique virulente du monde moderne, très sensible dans la Danse des morts, se retrouve partout dans son œuvre et pas seulement à la sortie de la guerre. Si Guerne adopta la fougue de Bloy et le ton de Bernanos (qu’il admirait sans réserve), il en partagea aussi les souffrances, le plus souvent ignoré, incompris de gauche comme de droite. Béguin écrit:
Des propos aussi insolites aux esprits actuels ne peuvent être tenus que par quelqu’un qui a regardé le désespoir en face, mesuré le prix du sang offert en holocauste, et payé son tribut de ces larmes des hommes qu’il appelle “l’ondoyante onde de la mort”. De quelqu’un aussi pour qui la civilisation de ce siècle n’est pas simplement troublée par un acident de l’Histoire, mais bouleversée jusqu’aux racines par les “vents de la peur”, par la “marée de l’immonde”, par une mort “qui n’est que le compagnon de personne, la chevalière d’aucun combat et l’honneur d’aucun nom8”.
Il n’a pas manqué de dire peu avant:
Son pamphlet contre les temps modernes n’est en aucune façon (et de nouveau pas davantage que ceux de Bloy et de Bernanos) dicté par les nostalgies d’un esprit réactionnaire. Il se situe même à l’opposé de ces nostalgies. S’il s’acharne à mettre à nu les insuffisances de l’homme d’aujourd’hui, à dénoncer la misère d’un temps où “il n’y a plus de saints, plus d’amants, plus de pauvres; il n’y a que des citoyens”, ce n’est point pour accuser. Car les vrais violents, comme lui, n’accusent pas; une telle véhémence n’a jamais qu’une source qui est l’amour9.
4. Le traducteur
Les œuvres personnelles d’Armel Guerne n’ont pas connu la diffusion qu’elles méritaient. Les critiques les ont souvent ignorées. En revanche, il laisse un nom à côté des traducteurs les plus originaux et les plus reconnus. Comme Pierre Leyris qui, à partir d’une sensibilité et des principes bien à lui, s’en tenait presque uniquement à l’anglais, Armel Guerne avait sa propre discipline, sa théorie personnelle, sur ce que devait être une traduction. Son œuvre de traduction est considérable et constitue la toile de fond de son activité d’écrivain. Dans sa correspondance, il regrette qu’elle occupe lourdement son temps. Elle constitue cependant matière à son propre renouvellement. Dès avant la guerre, il traduisait Novalis de l’allemand (1939). Après la guerre, on retrouve Novalis, et s’y ajoutent Rilke, Hölderlin, Grimm, et plus largement les Romantiques allemands, Friedrich Dürenmatt, Martin Buber, Hans Urs von Baltasar, etc. Mais Guerne élargit l’éventail à d’autres langues, l’anglais principalement. Il traduit Herman Melville, Virginia Woolf, Robert-Louis Stevenson, Winston Churchill (les quatre volumes de l’Histoire des peuples de langue anglaise), les Poèmes et Sonnets de Shakespeare (Bibliothèque européenne, 1964), sans oublier Le Nuage de l’inconnaisance, œuvre d’un mystique anglais du moyen âge. Il traduit aussi du tchèque, de l’arabe (Le Livre des Mille et Une Nuits, en 6 volumes), etc10. Sa traduction de Pays de neige du japonais Yasunari Kawabata, avec la préface de Guerne (1960), fut, dit-on, pour quelque chose dans son prix Nobel.
5. Tel qu’en lui-même : le poète et le mystique
J’ai omis jusqu’ici les
traductions du latin. Les prophéties de
Paracelse, publiées après la mort de Guerne
en 1985 constituent dans son œuvre un fil
rouge qui apparaît dès avant la guerre dans
un de ses tout premiers ouvrages, Le Livre
des quatre éléments (1938, rééd. 2001)11.
Paracelse, précurseur du théosophe luthérien
Jakob Boehme et de Schelling, n’est pas pour
rien dans le romantisme allemand du XIXe
siècle. Armel Guerne, lecteur de Novalis et
de Hölderlin, devait être tenté de remonter
plus haut.
En relation depuis 1954 avec
dom Claude Jean-Nesmy, bénédictin de la
Pierre-Qui-Vire et éditeur de la collection
Zodiaque12,
Guerne traduit les hymnes liturgiques
latines pour Les Vierges romanes (1961); il
le fait aussi pour la traduction du livre
d’Aemiliana Löhr, Il y eut un matin, il y
eut un soir : La prière des hymnes et des
heures (Éditions Saint-Paul, 1966). Dans la
correspondance suivie qu’il entretint avec
dom Claude Jean-Nesmy, il se plaint certes
(et il se sait entendu par son
correspondant) de l’évolution de la liturgie
à l’issue du Concile du Vatican, comme il se
plaint de ses éditeurs, quand il ne s’agit
pas de dom Claude en personne. Avec lui, il
réalise le très beau volume Les Jours de
l’Apocalypse (1967) où sa tâche ne consiste
plus seulement dans des traductions, mais
dans l’accompagnement des enluminures tirées
pour une large part des splendides
manuscrits de Béatus de Liébana.
6. L’incompris, l’indigné
Guerne se plaint. Et pas seulement de la
liturgie catholique. Bien peu d’écrivains,
surtout français, échappent à ses critiques.
Cela apparaît dans sa correspondance avec
l’ami bénédictin, plus encore dans ses
lettres à son contemporain Cioran
(1911-1995) en qui il trouvait un
interlocuteur iconoclaste et corrosif comme
lui13.
Les traducteurs sont des auteurs manqués.
Habitués à fréquenter les plus grands,
qu’ils soient allemands, anglais ou autres,
ils ressentent mieux que tout autre les
procédés et les limites des œuvres
françaises qu’ils côtoient. Faut-il le dire,
ils envient leur réussite. Guerne peut
sembler injuste. Il l’est pour Pierre
Emmanuel, poète de sa génération, autant
dans ses lettres à dom Jean-Nesmy (p. 45-47)
que dans celles à Cioran. Mais il n’est pas
tendre pour Valéry, pour Claudel et pour
d’autres. Il traite les académiciens de
« verdâtres »14.
Dans la lignée de Bloy et de Bernanos,
Guerne n’a rien fait pour plaire. Il n’a pas
hésité à déplaire. Ses contemporains le lui
ont bien rendu. La génération qui monte peut
le lire sans arrière-pensée.
Pierre-Maurice Bogaert, osb