Marguerite Yourcenar, Les yeux ouverts, 1980
Novembre 2020
La pédagogie d'aujourd'hui ne pourrait-elle, sans être considérée comme “ringarde”, s'inspirer des meilleures intuitions d'un humanisme “moderne”? Marguerite Yourcenar nous en donne une des clefs! Merci à l'un de nos lecteurs qui nous a communiqué ce texte!
“Je condamne l’ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu’on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. J’ai souvent réfléchi à ce que pourrait être l’éducation de l’enfant. Je pense qu’il faudrait des études de base, très simples, où l’enfant apprendrait qu’il existe au sein de l’univers, sur une planète dont il devra plus tard ménager les ressources, qu’il dépend de l’air, de l’eau, de tous les êtres vivants, et que la moindre erreur ou la moindre violence risque de tout détruire.
Il apprendrait que les hommes se sont entretués dans des guerres qui n’ont jamais fait que produire d’autres guerres, et que chaque pays arrange son histoire, mensongèrement, de façon à flatter son orgueil.
On lui apprendrait assez du passé pour qu’il se sente relié aux hommes qui l’ont précédé, pour qu’il les admire là où ils méritent de l’être, sans s’en faire des idoles, non plus que du présent ou d’un hypothétique avenir.
On essaierait de le familiariser à la fois avec les livres et les choses ; il saurait le nom des plantes, il connaîtrait les animaux sans se livrer aux hideuses vivisections imposées aux enfants et aux très jeunes adolescents sous prétexte de biologie ; il apprendrait à donner les premiers soins aux blessés ; son éducation sexuelle comprendrait la présence à un accouchement, son éducation mentale la vue des grands malades et des morts.
On lui donnerait aussi les simples
notions de morale sans laquelle la vie en
société est impossible, instruction que les
écoles élémentaires et moyennes n’osent plus
donner dans ce pays.
En matière de
religion, on ne lui imposerait aucune
pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait
quelque chose de toutes les grandes
religions du monde, et surtout de celle du
pays où il se trouve, pour éveiller en lui
le respect et détruire d’avance certains
odieux préjugés.
On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs.Il y a certainement un moyen de parler aux enfants de choses véritablement importantes plus tôt qu’on ne le fait.”