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Interface  n° 131 Juin 2013

Les “Collections pionnières” comme base d'un espace de mémoire pour l'histoire de l'informatique
R.-Ferdinand Poswick, Coordinateur du Collectif “Collections informatiques en Belgique”

texte préparé en vue de la conférence organisée les 17 et 18 juin 2013 au Science Museum de Londres sur le thème Making the History of Computing Relevant.

La plupart des Musées de Sciences et Technologies présentent des objets sélectionnés en fonction d'une explication historico-logique de l'évolution de l'informatique. Les machines ou leurs composants sont illustrés par des notices qui les situent dans cette chaîne historico-logique. Depuis Mars 2012, au sein d'un Réseau de Préservation des Patrimoines Informatiques (créé à partir d'octobre 2009), nous avons constitué un Collectif qui tente de sauvegarder les Collections pionnières, témoins du développement de l'informatique en Belgique. Les membres de ce Collectif se sont mis d'accord pour sauvegarder des Collections et pas simplement des objets.

L'idée de “collection”

Dans l'idée de “collection”, il y a celle d'un ensemble cohérent. Cette cohérence peut être de nature variée. Mais elle suppose qu'il y a une unité sociologique qui donne à cet ensemble sa cohérence. Dans le cas du Collectif belge:

1) cela peut être un groupement industriel ou commercial qui a produit, mis en place et assuré le suivi de produits informatiques dans leurs différents développements; en y joignant, éventuellement, les éléments antérieurs à partir desquels l'informatique s'est développée ou qu'elle a remplacé. C'est le cas pour deux des membres du Collectif:

Musée Bull-FEBB
La Fédération des Équipes Bull est née en France en 1975 à l’initiative d’anciens de la société informatique BULL.
Elle s’était donnée comme objectif de préserver le patrimoine informatique et historique d’une société dont l’origine remonte à la société créée en 1923 en Norvège par Frederik Rosing Bull sur base de son invention.
En 1985, une Fédération du même type fut créée en Belgique à l’initiative de Gilbert Natan et de feu son collègue Roger Matthys.
Elle bénéficie d’un espace appartenant à S.A. Bull N.V. Benelux, mais ne reçoit pas de dotation financière.
Objectif muséal: - Montrer l’histoire de l’informatique à travers l’histoire et les produits de Bull. Ceci couvre les années 1920 à aujourd’hui. - Montrer aussi le rôle – non négligeable- joué par Bull Belgique dans l’informatisation belge depuis 1939 à nos jours.
Le clou de la collection consiste à faire revivre un véritable atelier à carte perforée des années 1960. Il y a aussi à Grimbergen, une vaste collection de près de 2.500 photos relatives aux ensembles et pièces détachées; de nombreux documents techniques et commerciaux d'époque. Un site Internet donne une bonne idée de ce musée: www.histoireinform.com

Unisys Computer Museum Belgium (Collection Jacques Laffut)
Jacques Laffut a commencé à collectionner des pièces intéressantes à partir de 1960. Il travaillait à l’époque chez Burroughs. Cette société, passa de la construction de machines comptables à la réalisation de machines informatiques.
Elle racheta Univac pour former Unisys.
Jacques Laffut poursuivit sa collection en récoltant des machines retour de clientèle, en écumant des brocantes et en récoltant des dons. Grâce au soutien de sa direction, il créa le premier musée européen de l’informatique, en octobre 1989! Parmi les nombreuses pièces, on citera dans la branche Burroughs, la première machine à calculer imprimante (37 kilos!) inventée en 1886 par William Seward Burroughs; la première calculatrice “portable” datant des années '20 (7-8 kilos); la “Moon Hopkins” de 1921, première machine comptable et à facturer utilisant la multiplication directe – (les calculatrices de l'époque opéraient par additions répétées, sans multiplier réellement). Enfin, un parcours chronologique retraçant l'histoire des ordinateurs et de leurs accessoires depuis le fameux ENIAC jusqu’à la fin du XXème siècle.
Il faut mentionner aussi un splendide et rare exemplaire de tambour magnétique ainsi que l'ordinateur qui servit au célèbre astrophysicien qu'était le chanoine Lemaître.
L'Unisys Computer Museum est membre du Conseil Bruxellois des Musées (CBM-BMR). Il fêtera ses 25 ans d'existence en octobre 2014. Un site Internet donne une idée du contenu de ce musée: http://www.acbm.com/inedits/reportage-musee-unisys.html

2) cela peut être un projet ou une application dont on aurait gardé les traces depuis les débuts de leur utilisation de l'informatique jusqu'au moment où l'on fige la collection pour la préserver. C'est le cas pour l'application pionnière de l'informatique à la Bible et aux textes:

Collection de la Maison des Écritures d'Informatique & Bible, Maredsous
Bien qu'elle ne contienne pas de pièces exceptionnelles, la collection se distingue:
- par sa cohérence: le matériel, la documentation, les résultats, le savoir et la mémoire des utilisateurs s'y complètent en un ensemble rare, qui couvre la totalité de l'historique du projet “Informatique et Bible”;
- par la qualité du projet culturel, centré sur la thématique de la “Maison des Écritures” qui met en évidence l'influence des mutations de l'écriture (de l'adoption de l'écriture alphabétique à l'écriture électronique) sur le développement de l'humanité;
- la particularité de la collection réside dans ce qu’il s’agit de la conservation des multiples étapes de vie d’une application depuis son informatisation initiale jusqu'à aujourd'hui.
Les origines du Centre s'enracinent dans les publications bibliques assurées par l'abbaye de Maredsous à partir de la publication, en 1950, de la “Bible de Maredsous” réalisée par le Père Paul Passelecq et de la révision de cette Bible à laquelle collabora le frère Ferdinand Poswick.
L’idée d’introduire l’informatique dans le travail d’enregistrement de la Bible (versions en hébreu, grec, latin, français) remonte à 1971, via des enregistrements à cartes perforées et leur mémorisation sur bande magnétique. Ensuite vint l’étape d’analyse des textes à l’aide des ordinateurs.
Ce travail se poursuivit et une première européenne fut réalisée en 1974 dans le domaine de la typographie à partir de bandes magnétiques informatiques.
Depuis, nombre de travaux en relation avec la Bible et sur des fonds d'archives se sont réalisés, sur des matériels de plus en plus performants et adaptés aux applications. La collection est hébergée, sans possibilité de présentation, dans des locaux mis à disposition par l'abbaye.
Deux sites Web rendent accessible à tous divers résultats des travaux d'Informatique & Bible: http://www.knowhowsphere.net et http://www.cibmaredsous.be

3) cela peut aussi être un collectionneur compétent dans une branche spécifique du développement de l'informatique dont il a été un spécialiste. C'est le cas pour une collection de Systèmes de calcul au sein du même Collectif:

Collection “Systèmes de Calcul Jacques Lemaire”
L'objet de cette collection privée rassemblée par Jacques Lemaire est de montrer un ensemble de systèmes personnels permettant des calculs, et leur évolution dans le temps: - bouliers compteurs, règles à calcul de tous types, abaques professionnels; - machines à calculer mécaniques et électromécaniques (à moteur); - calculatrices électroniques depuis celles à affichage à tubes jusqu'aux actuelles; - ordinateurs: depuis les micro-ordinateurs, les ordinateurs personnels de bureau, les ordinateurs portables.
 Pour certains d’entre eux, des accessoires et programmes; - livres traitant des calculs numériques, tables de calcul et de fonctions; - documentations diverses sur les différents systèmes de calcul.
La collection comporte de nombreuses pièces (jusqu'à plusieurs dizaines) des différentes catégories de systèmes.

4) cela peut être un groupe humain dans une discipline donnée; par exemple: l'informatique telle qu'elle a été développée par et pour un Institut d'enseignement supérieur comme l'Institut d'Informatique de l'Université de Namur, qui rejoindra prochainement le Collectif:

Collection de la Faculté d'Informatique de l'Université de Namur
Cette collection se distingue par plusieurs composants exceptionnels pour l'histoire de l'informatique en Belgique. Il y a tout d'abord une série de 24 interviews enregistrées (son au format MP3) de pionniers de l'informatique en Belgique, réalisées par M. D'Udekem-Gevers et S. Mols entre la fin de 2007 et la fin de 2008. Il y a aussi le Fonds d'archives “Histoire informatique belge” (FAHIB) qui a servi de base à la rédaction de la monographie de Marie Gevers intitulée La Machine mathématique IRSIA-FNRS (1946-1962) publiée par l'Académie Royale de Belgique. Ce fonds comprend des Archives inédites (orales : interviews [retranscrites], prises de notes lors d'échanges téléphoniques avec des pionniers; correspondances écrites: courriels et courriers; documents relatifs au fonctionnement et à la programmation de la MMIF; archives iconographiques; renseignement biographiques et curriculum vitae) et des documents à tirage limité. Le FAHIB contient aussi des photocopies de documents relatifs à la MMIF appartenant au Fonds d'archives du FNRS (F.-R.-S.- FNRS, rue d'Egmont 5, 1000 Bruxelles). La collection comprend en outre quelques anciennes machines utilisées dans le cadre de l'Institut d'Informatique et les archives de différentes recherches faites au sein de l'Institut.

Les raisons pour créer un espace de l'Informatique pionnière en Belgique sur base de "collections"

1. Préserver un patrimoine industriel existant. Les machines et documents conservés sont autant de témoins de l’utilisation d’outils de gestion plus ou moins automatiques dans le passé administratif, industriel et tertiaire belge.

2. Pérenniser des Collections: mis à part un musée à Liège, lequel est orienté plus largement “Industrie”, les autres collections existantes similaires en Belgique sont abritées dans des institutions dont le caractère actuel n’est pas muséal.

3. Sensibiliser aux technologies du futur. Un tel musée à caractère national ou régional Wallonie Bruxelles se justifie:
- Il semble de plus en plus important de sensibiliser les jeunes sur des technologies en rapide évolution
- Des musées existent déjà concernant l’automobile, les mines, l’aviation, l’imprimerie, etc.

4. Faire connaître des collections Les collections informatiques sont dispersées, très peu connues, sauf le musée “Laffut”, le plus ancien. Or informatique et télématique sont particulièrement porteurs d’emplois pour les jeunes; elles sont le fondement et le moteur de l'acquisition de connaissance et du développement humain aujourd'hui et pour demain.

5. Mettre en évidence une Belgique pionnière dans de nombreux domaines de l’informatique naissante. Pas tellement dans la construction de systèmes (malgré quelques exceptions), mais dans leurs applications. Ce fait est très peu connu.

6. Mettre à profit une situation géographique
1. Nos grands voisins allemands (Nixdorf-Siemens à Padderborn) et anglais (Science Museum de Londres et The National Computing Museum à Bletchley Park, Milton Keynes) ont créé un tel musée depuis longtemps. La France a commencé, en novembre 2012, une réflexion en vue d’en créer un en rassemblant plusieurs collections et musées.
2. Les musées étrangers sont fort éloignés (Padderborn: 375km; Milton Keynes: 403km), ce qui pose problème aux écoles et groupes concernés par des visites collectives. Ceci vaut aussi pour le très grand musée des technologies de Münich (739 km) qui comporte une remarquable section informatique.

7. Valoriser des Collections similaires Il faut pouvoir créer un lieu pour valoriser d’autres collections ou musées en organisant des expositions spéciales à thème dans ce domaine de l'histoire de la naissance de l'écriture électronique et du traitement des données. L'intégration d'autres collections (informatique médicale, spatiale, cryptographique, industrielle, commerciale, artistique, universitaire, etc) reste possible.

Les objectifs d'un tel espace

1. Le principal objectif est évidemment la préservation et la mise en valeur d'une histoire de l'informatique en Belgique qui est encore peu étudiée et dont les traces pourraient disparaître (voir cependant le projet de la Faculté d'Informatique l'Université de Namur qui confirme l'urgence de ce devoir de mémoire).

2. L'objectif le plus important est à caractère pédagogique: concrétiser le cours d’histoire de l’informatique donné dans les écoles secondaires, les universités et les instituts spécialisés. Plusieurs de ces institutions consacrent une petite partie de leurs moyens à maintenir des collections très partielles dans ce but.

3. Un autre objectif est de susciter des vocations dans les domaines de l’informatique et des télécommunications associées. Ces domaines réclament de la main d’œuvre, même en période de crise. Or, il y a un déficit de spécialistes de ces professions en Belgique.

4. Certains éléments seraient également utiles à la réalisation de mémoires et thèses de jeunes universitaires ou d'historiens intéressés par le passé industriel de la Belgique.

5. En corolaire, poursuite de la numérisation des collections et videos mémorisant les explications et les modalités d'usage que les acteurs encore présents peuvent fournir. Inventaire des collections rassemblées, ainsi que recherche des différentes initiatives pionnières pour la Belgique en ce domaine des technologies de l'informatique.

6. À moyen terme: tourisme culturel, élément d’attraction touristique pour la région d'implantation.

Justification de l'approche “collections” du Collectif belge

Dans tous ces cas, le facteur humain ou sociologique est la clef de l'interprétation. Matériels et logiciels, composants et documentations, mobiliers et archives, images (fixes ou mobiles), interviews, témoignages, trouvent leur unité et leur signification à travers des personnes sans lesquelles un résultat connu ou reconnu n'aurait pu exister.
Cet angle d'approche personnalisé donne “chair” à une réalité passée qui, autrement, risque bien de ressembler à un squelette. Il y a bien la trace d'un individu, comme pour les ossements de Richard III, mais s'il n'y avait que cela de lui, on n'aurait même pas fait attention à ces ossements qui auraient continué à nourrir l'humus du recyclage universel!

Conséquences pour la présentation muséographique

Il est donc souhaitable de regrouper autour des “squelettes”, un maximum de traces de l'utilisation de ces ensembles (souvent “morts” car leur technologie ne permet guère de les faire revivre, sinon à très grand frais). La description du projet dans lequel cet objet a été utilisé; les personnes qui ont mis en œuvre cet objet (conception, dessin, commande, tests, utilisations, etc...); les archives administratives, techniques, commerciales, photographiques ou autres qui mettent en lumière la raison d'être de cet objet; la documentation technique; la typologie des utilisateurs; les résultats; la notoriété autour de l'objet (dossiers de presse, publicité ou autres); la chronologie (avant, pendant, après l'utilisation de l'objet); etc. Pour la Conférence organisée par le CNAM à Paris (Vers un Musée de l'Informatique et de la société numérique en France? Conférence au CNAM les 7 et 8 novembre 2012), j'ai décrit 19 types de données qui, pour une application pionnière donnée – en l'occurrence, celle de la Maison des Écritures à Maredsous (Belgique) – pouvaient être exploitées Dossiers/Conférences. Ces données coordonnées peuvent rendre présente la réalité complexe sans laquelle l'objet individuel n'a pas plus d'intérêt que d'autres objets identiques ou analogues qui auraient simplement échappé à la destruction et seraient rangés dans un entrepôt de conservation où ils permettent, le cas échéant, de servir de matériau de base pour ré-animer un objet historique mais déficient. 

Conséquences pour l'animation

La richesse d'une telle approche doit, idéalement, être complétée par la façon de présenter les Collections à ceux qui seraient intéressés à les connaître. Le principe de la collection dans lequel les objets se trouvent situés dans leur environnement originel de la façon la plus vivante possible, appelle une démarche active du visiteur-utilisateur. Il devrait être possible de proposer à ce visiteur de refaire par lui-même certaines démarches des utilisateurs originels: reconstruction d'une logique, voire d'un objet; éveil d'une passion à mieux découvrir par lui-même les tenants et aboutissants de la trace du passé qui s'offre à ses yeux, à ses oreilles, à son toucher. Bref, un espace qui ne serait pas seulement un circuit historique ou logique, mais qui serait la rencontre avec une expérience humaine, voire une certaine appropriation personnelle de cette expérience.

Conséquences dans une culture du “tout-numérique”

Cette perspective demande de rassembler tous les éléments disponibles et de montrer, autant que faire se peut, les liens qui ont été tissés historiquement entre les différentes traces conservées. Ceci implique une certaine conception de la numérisation. Si celle-ci est importante dans la culture qu'a engendrée l'informatique, nous sommes convaincus qu'elle vide tous les objets de leur sens réel si ces objets n'ont plus aucune existence matérielle. Par ailleurs, la numérisation doit avant tout permettre de créer des hyperliens utiles et nécessaires à une compréhension correcte des phénomènes qui ont animé tel ou tel objet et les ont amenés là où ils sont conservés. Il s'agit là d'un long et patient travail qui va bien au-delà de simples notices catalographiques qui seraient attachées à chaque objet. Il s'agit de faire parler chacune des traces. Et, si les protagonistes originels ont disparu, il faut tenter de faire revivre leur image et de déterminer le rôle de chacun par rapport aux traces conservées.

Une telle Base de données rassemblant différents types de sources autour d'une collection donnée, pourra, évidemment, avec le temps et à certaines conditions dans la conception de sa création, être reliée à d'autres ensembles plus vastes qui feront ressortir encore mieux l'intérêt et la spécificité de la collection. Cela suppose, notamment, que la datation de tout élément numérisé soit toujours clairement exprimée et facilement accessible, que les noms de personnes et de lieux soient normalisés, etc... Cela suppose également que la préservation dans la durée et l'augmentation possible d'une telle Base de données fassent partie du cahier des charges d'un tel travail – en sachant que le virtuel non-entretenu aura depuis longtemps disparu alors que les traces matérielles et documentaires rassemblées seront toujours présentes!

Conclusion

Nous voudrions tenter de mettre en œuvre un tel programme dans la construction de l'espace “Informatique pionnière en Belgique” que nous sommes en train de créer en Belgique. Rendez-vous dans 10 ans?

Fr. R.-Ferdinand Poswick , osb

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