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Interface n° 126 Mars 2012
La Société des Amis: une spiritualité de chrétiens "ressuscités" pour le 21e siècle?
La Collection Fils d'Abraham a publié en 2005 un volume consacré au Quakers. Ce nom est un sobriquet qui désigne les membres de la Société des Amis fondée, au 17e siècle en Angleterre, principalement dans les milieux Baptistes, sous l'impulsion spirituelle de George Fox (1624-1690). Ce volume, écrit par une excellente connaisseuse de la Société des Amis telle qu'elle existe en France, ne fait peut-être pas tout à fait justice au fondateur de ce mouvement radicalement prophétique et charismatique comparé à toutes les tendances de ce type connues, en Occident, depuis la Réforme. Les modalités de la quête spirituelle de George Fox peuvent paraître utopiques de par leur idéalisme évangélique absolu. Ce caractère, que l'on retrouve aussi chez certains mystiques catholiques épris d'absolu, explique probablement le fait que ce groupe de chrétiens est resté globalement très marginal dans l'histoire comme dans l'espace (moins de 500.000 membres déclarés dans le monde à l'heure actuelle).
Dans le cadre d'une recherche sur la façon de promouvoir un "christianisme de résurrection", j'ai voulu examiner de plus près les idéaux de vie prônés par George Fox, en sachant que d'une certaine manière, on peut dire qu'il n'est ni catholique, ni protestant: il se heurtera, dans l'Angleterre du 17e siècle, tant aux "papistes" (comme il appelle les catholiques) qu'à l'establishment de l'Église d'Angleterre.
Utopique, car il prône un christianisme entièrement intériorisé, sans structures ni références contraignantes autres qu'une lecture "selon l'Esprit" des Écritures, sans sacrements et sans autre culte que l'assemblée communionnelle silencieuse au cours de laquelle l'Esprit peut faire vibrer ou "trembler" – c'est la traduction littérale du surnom de Quaker – un des participants pour lui faire exprimer un propos édifiant ou prophétique. S'il faut se référer à la Bible, c'est uniquement pour y découvrir la personne du Christ, Jésus, et, par l'accueil intériorisé de cette Parole séminale, de cette "Semence", acquérir son Esprit afin de vivre comme lui, de témoigner et prêcher sa personne, et de louer son Père en Esprit et Vérité.
Cette utopie rejoint, à mon sens, ce qu'on peut savoir de ces "chrétiens pour Jésus" dont le mouvement, dans le Sud de la Chine, prône une foi en le Jésus des évangiles, personnellement reconnu, une foi qui est prête à aller jusqu'au martyre, mais qui refuse toute structure empruntée à l'Occident: le système ecclésial étant, à leurs yeux, et en tant que "système", tout à fait comparable au système communiste importé d'Occident!
La faible cohérence institutionnelle qui unit entre eux les membres d'un tel mouvement, explique, au-delà de l'intransigeance évangélique vécue au jour le jour, le caractère sans cesse modeste du nombre d'adhérents. Cette modestie fait penser à ce que dit John Henry Newman à propos de la forme de vie religieuse que constitue l'Oratoire de S. Philippe Neri tel qu'il l'a lui-même mise en oeuvre avec ses compagnons à Birmingham après sa conversion au catholicisme: une vie commune sans autre lien juridique que l'amour mutuel entre les personnes qui veulent vivre ensemble cette expérience de communion. Seul le petit nombre permet une telle exigence!
Comment George Fox a-t-il vécu et transmis sa spiritualité évangélique? La source la plus complète et la plus sûre est le Journal qu'il écrivit par morceaux au cours des nombreux emprisonnements dont il fut l'objet à cause de sa prédication qui troublait l'ordre établi et créait des rassemblements dont l'autorité craignait qu'ils deviennent des foyers de rébellions populaires – ce qui, en fait, était à l'opposé du pacifisme radical prôné par George Fox et ses disciples! On possède une bonne traduction française de la presque totalité de ce Journal réalisée par P. Bovet (Paris, éditions "Je sers", 1935). Les quelques textes cités et commentés ici sont empruntés à cette édition. Et je propose qu'on lise ce petit florilège comme on lirait quelques extraits des récits des Pères du Désert, ou d'écrivains spirituels comme François de Sales, Bérulle, Bossuet, etc.
Après une enfance qui semble normale, mais très "évangélique" bien qu'assez aisée pour lui donner par la suite quelques moyens financiers, George Fox reçoit l'illumination selon laquelle il doit chercher seul sa voie, car il ne trouvera aucune aide spirituelle ni de sa famille, ni de ses proches, ni du clergé de son époque. Il devient alors une sorte de pèlerin qui médite la Bible – un peu comme le pèlerin russe – et qui va progressivement se transformer en prédicateur ambulant.
Sa vision de l'homme (anthropologie) est radicalement christologique: il voit en Jésus l'Adam définitif, l'homme définitif voulu par Dieu son Père. Il croit que celui qui accueille en lui son Esprit peut devenir semblable aux prophètes et aux apôtres qui nous ont transmis les paroles des Écritures ou l'on peut reconnaître la Parole, Jésus. Cette vision est à la racine de sa "vocation":
Voici comment la nature et les vertus des choses créées m'étaient révélées par le Seigneur. Je fus immédiatement amené à voir en esprit un état plus ferme que celui d'Adam dans son innocence première, l'état de Jésus-Christ qui ne devait pas connaître de chute. Et le Seigneur me montra que ceux qui lui seraient fidèles par la puissance et la lumière du Christ reviendraient à cet état où se trouvait Adam avant sa chute; état dans lequel les oeuvres admirables de la création et leurs vertus intrinsèques leur seraient révélées par la parole divine.
Le Seigneur me montra de grandes choses, et des profondeurs merveilleuses me furent révélées, au-delà de ce qui se peut exprimer; mais, dans la mesure où l'on se soumet à l'esprit de Dieu, où l'on est transformé à l'image du Tout-Puissant, on est en état de recevoir la parole de sagesse qui révèle toutes choses, et l'on arrive à connaître l'unité cachée dans l'Être éternel. (p.16).
Quand je fus transformé à l'image du Christ en sainteté et en justice et introduit dans le paradis de Dieu, Il me fit voir comment Adam devint une âme vivante; et Il me fit comprendre aussi la stature du Christ, ce mystère qui a été caché pendant des siècles et des générations; ces choses qui sont difficiles à exprimer et que peu peuvent supporter. Car, parmi les membres de toutes les sectes chrétiennes (ainsi se nomment-elles) avec lesquelles j'ai discuté, je n'en ai trouvé aucun qui pût accepter l'idée qu'il était possible d'atteindre à la perfection d'Adam, à l'image de Dieu, à la justice et à la sainteté qui étaient celles d'Adam avant la chute, d'être innocent et sans péché comme lui. Comment auraient-ils pu supporter d'entendre dire que n'importe qui pouvait arriver à la stature et la plénitude du Christ, alors qu'ils ne pouvaient admettre que qui que ce soit puisse, sur cette terre, posséder la même puissance, le même esprit qui animait les prophètes et les apôtres? Pourtant, c'est une vérité certaine que personne ne peut comprendre vraiment leurs écrits sans l'Esprit qui les a inspirés…
J'étais appelé à diriger les hommes vers l'Esprit qui avait inspiré les Écritures, par lequel ils pourraient être conduits dans toute la Vérité, vers Christ et vers Dieu, comme l'avaient été les écrivains sacrés. Je devais les conduire à la grâce de Dieu et à la vérité du cœur, qui s'obtient par Jésus; afin qu'ils puissent être enseignés et sauvés par cette grâce, que leurs cœurs fussent affermis par elle, que leurs paroles fussent pleines d'à propos, et qu'ils comprissent que le temps du salut était proche. Je comprenais que Christ est mort pour tous les hommes, qu'il a été fait propitiation pour eux, qu'il nous a éclairés, tous, hommes et femmes, de sa lumière divine et rédemptrice; et que nul ne pouvait être un vrai croyant s'il ne croyait pas en elle. Je voyais que la grâce de Dieu, que produit le salut, était apparue à tous les hommes, et que la manifestation de l'Esprit de Dieu était offerte à chacun de nous, pour qu'il en fasse son profit. Toutes ces choses ne me furent pas révélées par le secours de l'homme, ni par la lettre, quoiqu'elles soient écrites, mais par la lumière du Seigneur Jésus-Christ directement, par son Esprit et sa puissance, tout comme les saints hommes de Dieu qui ont écrit les livres sacrés. Ce n'est pas que j'eusse une mince estime pour les Saintes Écritures, qui m'étaient au contraire très précieuses; mais j'étais conduit par le même Esprit qui les a inspirées, et je découvris ensuite que ce que le Seigneur m'avait révélé leur était conforme.
Je pourrais parler longtemps de ces choses, et remplir bien des livres, mais tous ces écrits seraient trop courts pour exprimer l'amour, la sagesse et la puissance infinies que Dieu a déployées à mon égard, en me préparant, en me qualifiant et m'armant pour le service auquel il m'avait destiné; en me faisant voir, d'une part, les profondeurs de Satan, et d'autre part, en me dévoilant les mystères divins de son royaume éternel. (pp. 17-18).
Cette vision l'amène à une conception purement spirituelle de l'Église:
…Et je voyais l'immensité de ma tâche si belle: sortir les hommes de leurs églises édifiées par des hommes et les conduire dans l'Église de Dieu, cette assemblée de membres dont le Christ est le Chef, lui dont le Père a dit: " Celui-ci est mon fils bien-aimé, écoutez-le!" Les conduire loin des cultes humains, vers le culte en esprit et en vérité car ceux qui ne prient pas dans cet esprit, ne savent pas ce qu'ils adorent!… (p.18).
Et donc, à une contestation de l'organisation cléricale de l'Église telle qu'il peut la voir dans son pays à son époque:
L'esprit ténébreux du clergé empoisonnait ma vie; et quand j'entendais la cloche sonner pour appeler le peuple à se réunir dans les maisons à clocher, j'en recevais comme une blessure; il me semblait qu'on appelait le peuple à se réunir sur la place du marché pour que le prêtre lui vende sa marchandise. Oh! Les sommes d'argent qui se dépensent dans ce commerce des Écritures et de la prédication! Tous s'y livrent, depuis l'évêque le plus haut placé jusqu'au dernier des prêtres! Quel commerce est comparable à celui-là? Et pourtant les Écritures ont été données gratuitement, et le Christ a commandé à ses ministres de prêcher gratuitement, et les prophètes et les apôtres ont dénoncé les mercenaires et ceux qui se font payer pour pratiquer la divination. Et c'est dans cet esprit de Jésus que j'étais envoyé pour annoncer gratuitement le message de vie et de réconciliation, afin que tous pussent venir à Christ qui donne librement et qui renouvelle les créatures à l'image de Dieu (p. 20).
Il appellera désormais les "églises" des "maisons à clocher" et préférera prêcher hors de ces lieux, encore qu'on l'invitera souvent à venir parler et discuter dans les maisons à clocher, ou que l'Esprit le poussera, en certains lieux, à y aller prêcher, provoquant ainsi des mouvements de foule qui le feront arrêter et mettre en prison:
Alors je retournai à Malton, où de grandes réunions eurent lieu; les gens y seraient venus plus nombreux si certains n'avaient été retenus par la crainte de leur famille. Car cela paraissait impie de prêcher dans des maisons et de ne pas aller à l'église, (comme ils disaient); de sorte que beaucoup me demandaient d'aller parler dans les maisons à clocher. Or le Seigneur m'avait montré, pendant que j'étais encore en prison à Derby, que je devais parler dans les maisons à clocher, pour grouper les gens qui s'y trouvaient. Mais ces maisons à clocher me choquaient parce que les prêtres et le troupeau les appelaient "maisons de Dieu" et s'en faisaient des idoles, prétendant que Dieu demeurait là, dans une maison visible, alors qu'ils auraient du tendre à ce que Dieu et Christ demeurassent dans leurs cœurs, et à ce que leur corps fussent des temples de Dieu, suivant les paroles de l'apôtre: "Dieu n'habite pas dans des temples faits de main d'homme". Mais comme les gens en sont venus à idolâtrer ces lieux, on considérait comme un crime de prêcher contre eux. Quand j'arrivai à la maison à clocher, il n'y avait que onze auditeurs, et le prêtre leur prêchait. Mais quand on sut dans la ville que j'y étais, elle se remplit de monde (p. 40).
Ce qu'il préconise, c'est une religion de vérité qui procède d'un cœur converti et ouvert à l'Esprit:
Alors, à mesure que le Seigneur m'éclairait, je leur montrai que "Dieu est venu enseigner Son Peuple par Son Esprit, et les détourner de leurs anciennes voies, de leurs religions, de leurs églises et de leurs cultes; car toutes ces religions, ces cultes, ces rites consistaient à répéter les paroles d'autres hommes; mais ils étaient hors de la vie et de l'esprit qui avaient inspiré ces paroles". Alors quelqu'un, le Juge Sawrey, s'écria:" Mettez-le dehors"; mais la femme du Juge Fell dit aux gendarmes:" Laissez-le tranquille; pourquoi ne pourrait-il pas parler aussi bien qu'un autre?" Lampitt, aussi dit hypocritement: "Laissez-le parler". Enfin quand j'eus parlé, le Juge Sawrey, un pratiquant dissolu, plein de mensonge, de tromperie et d'envie, poussa l'officier de police à me mettre dehors; et je parlai alors au peuple dans le cimetière, puis je montai à Swarthmoor Hall". "... J'allai ensuite à Baycliff où Thomas Fell fut converti et devint un ministre de l'évangile éternel. Plusieurs autres obéirent à la Vérité. Ces gens se déclarèrent incapables de discuter et auraient voulu que quelqu'un vint avoir un entretien avec moi, mais je leur dis: "On ne bavarde pas sur les paroles du Seigneur, on les met en pratique"! (pp. 53, 54).
Entre l'Esprit et la Lettre, il y a un choix évident à faire; et, ce choix, George Fox n'a pas peur de l'affirmer devant les officiers de Justice:
Le Colonel West se tournant vers moi, me dit alors: "George, si tu as quoi que ce soit à dire au peuple, tu peux parler librement dans cette Cour de Justice". Je fus alors poussé par le Seigneur à parler, et, dès que je commençai, le prêtre Marshall, le porte-paroles des autres prêtres, se retira. Je leur dis ceci: "Les Saintes Écritures ayant été inspirées par l'Esprit de Dieu, tous doivent commencer par voir en eux-mêmes l'Esprit de Dieu qui leur fera connaître Dieu et le Christ dont les prophètes et les apôtres ont parlé; ce même Esprit leur expliquera les Écritures; car, de même que l'Esprit de Dieu inspirait ceux qui ont écrit les Livres Saints, de même cet Esprit doit habiter en tous ceux qui veulent comprendre les Écritures; par cet Esprit, ils pourront entrer en communion avec le Père, avec le Fils, avec les Écritures, les uns avec les autres". À peine avais-je prononcé ces mots qu'une demi-douzaine de prêtres qui se trouvaient derrière moi se mirent en colère; l'un d'eux nommé Jackus, entr'autres paroles contraires à la vérité dit que l'Esprit et la lettre sont inséparables. Je répondis: "Alors tous ceux qui ont la lettre ont l'Esprit; et ils pourraient acheter l'Esprit avec la lettre des Écritures!" Cette preuve flagrante de l'obscurité qui régnait en ce prêtre poussa le Juge Fell et le Colonel West à le reprendre publiquement. Ils lui dirent que, d'après cette manière de voir, ils pourraient porter l'Esprit dans leur poche, comme leur Bible. Là-dessus, les prêtres, étant confondus et réduits au silence, se mirent en colère contre les Juges, parce qu'ils voyaient que les projets sanguinaires qu'ils avaient conçus contre moi ne se réaliseraient pas. Enfin, voyant que les témoins ne s'entendaient pas, que c'était la jalousie des prêtres qui les avait suscités et que leurs témoignages n'avaient pas de valeur juridique suffisante pour étayer l'accusation, les Juges rendirent une sentence d'acquittement (p. 62).
Car, le fondement de sa vision est d'aller à la vérité du Christ comme seule Parole de Dieu et à lui seul:
Un prêtre vint une fois à une réunion et soutint que "les Écritures étaient la Parole de Dieu". Je lui répondis qu'elles étaient les paroles de Dieu, car c'est Christ qui est la Parole selon Jean. ... Tandis que je parlais, il m'approuva à plusieurs reprises. Je lui dis encore que si les chrétiens possèdent les Écritures il leur manque la puissance et l'Esprit dont procèdent ces Écritures: voilà pourquoi ils ne sont en communion ni avec le Fils, ni avec le Père, ni avec les Écritures, ni les uns avec les autres. (pp. 64, 86).
Le but de la mission pour celui qui, par la foi, a reçu cet Esprit, est de mettre toutes ses énergies à éveiller en chaque homme rencontré la semence de "Présence divine" qui sommeille en lui:
Vers cette époque, je fus poussé à adresser l'exhortation suivante à des Amis, plus spécialement chargés du ministère de la parole: "Amis, prenez garde à demeurer dans la puissance de vie et de sagesse et dans la crainte du Seigneur, le Dieu de la vie, du ciel et de la terre, afin que dans l'infinie sagesse de Dieu, vous puissiez être un objet de crainte et de salutaire frayeur pour tous les adversaires de Dieu, vous adressant à ce qui en eux est divin, éveillant le témoin intérieur, confondant l'hypocrisie, leur faisant échanger une vie de péché contre l'alliance de paix et de grâce. Prêchez à toutes les nations, par la parole ou par la plume. N'épargnez ni vos pas, ni vos langues, ni vos plumes; mais obéissez au Seigneur Dieu; mettez-vous au travail; soyez vaillants pour le service de la vérité; foulez aux pieds tout ce qui lui fait obstacle… Les serviteurs de l'Esprit doivent être au service de l'Esprit qui est en prison, qui a été en captivité en chacun d'entre nous; afin que, par l'Esprit du Christ, les hommes puissent sortir de leur prison et être amené à Dieu, le Père des esprits, s'engager à son service, être en communion avec Lui, avec les Écritures et les uns avec les autres. Soyez des modèles, soyez des exemples, où que vous alliez, à la campagne, à la ville, dans les îles, et dans toutes les nations; afin que votre conduite et toute votre vie soient une prédication pour tous les hommes. Alors vous serez joyeux, vous vaincrez le monde, vous éveillerez la Présence divine qui sommeille en chaque homme; vous leur serez en bénédiction et ce qu'il y a de Dieu en eux vous rendra grâce; ainsi vous serez en agréable odeur au Seigneur Dieu et une bénédiction pour tous . G.F. " (pp. 112-113).
La pratique des évangiles "en vérité" rend secondaire sinon inutile toute formalisation de cette foi en gestes religieux : rites liturgiques, sacrements, etc. Car la vraie religion est la charité envers le prochain et non l'observance de jeûnes ou de fêtes:
Les prêtres avaient une grande objection contre nous: les Quakers, disaient-ils, rejettent le sacrement (c'était leur mot) du pain et du vin que l'on doit prendre en souvenir du Christ, et cela jusqu'à la fin du monde. Nos eûmes de nombreuses discussions avec les prêtres à ce sujet, car ils étaient tous en désaccord sur la manière de le recevoir, et même quelques-uns disaient qu'après que le prêtre l'a béni, le pain est devenu "le corps du Christ", oubliant qu'Il a dit: "Faites ceci en mémoire de moi". De même Il ne leur a laissé aucune indication concernant la manière ou le nombre de fois de le prendre. Il n'est pas suffisant de manger en souvenir de sa mort, il faut mourir avec lui si l'on veut vivre avec lui. Vous devez vous unir aux souffrances du Christ. Si vous voulez régner avec lui, vous devez souffrir avec lui. Et si vous mourez avec lui, vous participerez à la résurrection avec lui. Mangez le pain d'en-Haut: ce n'est pas un pain matériel; buvez la coupe du salut: le Christ la passe lui-même dans son Royaume et elle ne contient pas un vin matériel. (p.118).
Ainsi nous ne faisions pas consister la religion à manger, à boire, à nous habiller, à dire Tu et Toi, à ôter nos chapeaux ou a faire des révérences (ils étaient très offensés parce que nous les tutoyions et parce que nous refusions d'ôter nos chapeaux et de nous incliner pour les saluer). Notre religion consistait à "visiter les pauvres, les orphelins et les veuves, et à nous abstenir des souillures du monde" (ce qui est "la religion pure et sans tache devant Dieu"). Voilà la religion que nous professions, celle dont les apôtres vivaient il y a plus de 1.600 ans; et nous répudions toutes les religions vaines qui ont surgi depuis; non seulement elles sont entachées de mondanité, mais elles prétendent assujettir l'homme jusqu'au tombeau à la loi du péché et de la mort; pendant que les veuves et les orphelins sont réduits à mendier dans les villes et les campagnes (p.128).
"…Je retournai à Londres car j'avais appris que beaucoup d'Amis étaient traduits devant les magistrats, plusieurs même emprisonnés à Londres et dans d'autres villes pour avoir ouvert leurs boutiques les "jours sacrés" et les "jours de jeûne" (comme on les appelait). Or les Amis ne pouvaient faire autrement, sachant qu'aux temps des apôtres les vrais chrétiens n'observaient pas les jours sacrés des Juifs; il ne nous était donc pas loisible d'observer les jours sacrés des Païens et des Papistes que les soi-disants chrétiens ont instaurés depuis le temps des apôtres. Car Jésus-Christ nous a rachetés de l'observance des jours, Il nous a introduits dans Son Jour qui vient d'en-Haut, nous en Lui, le Maître du Sabbat juif, la réalisation vivante des symboles des Juifs" (pp. 248-249).
Et tout doit être ordonné à cette vie "en vérité":
Évitez les longs discours: ce qui importe, c'est la vie. Ce qui procède de la vie, ce qui vient de Dieu, conduit à la vie et affermit en elle. En effet, le travail n'est plus maintenant ce qu'il était au commencement: le travail consiste aujourd'hui à affermir et maintenir ceux qui sont nés à la vie. La puissance qui inspire le travail des Amis a pénétré peu à peu leur entourage, en sorte qu'il existe aujourd'hui une certaine compréhension entre le monde et les Amis; c'est pourquoi ceux-ci doivent garder dans toute la pureté la vie qu'ils ont reçue de Dieu afin de pouvoir répondre à ce qu'il y a de divin chez les autres. Si les Amis ne vivent pas cette vie dont ils parlent, il ne peut s'établir de communion profonde entre eux et ceux auxquels ils s'adressent…" (p.140).
Et l'universalité de cette vie en vérité s'étend à toutes le créatures:
Nous allâmes à Truro où quelques-unes des autorités de la ville exprimèrent le désir de causer avec moi, entre autres le Colonel Rouse. Je me rendis chez eux et nous eûmes un long entretien sur les choses de Dieu. Au cours de la discussion, ils dirent que l'évangile n'était autre chose que les quatre livres de Matthieu, Marc, Luc et Jean; ils ne voyaient là rien que de naturel. Je leur dis que l'évangile était la puissance de Dieu, qui avait été prêchée avant que les livres de Matthieu, Marc, Luc et Jean et de n'importe qui eussent été imprimés ou écrits; qu'elle avait été prêchée à toutes les créatures (dont un grand nombre n'avaient peut-être jamais entendu parler de ces quatre livres), en sorte que toutes les créatures devaient obéir à la puissance de Dieu; car, Christ, l'Homme spirituel, jugerait le monde selon cet évangile, c'est-à-dire selon sa puissance invisible. Quand ils eurent entendu ces choses, ils ne purent y contredire, car la vérité vint sur eux. Je les conduisis à leur Maître, à la Grâce de Dieu, je leur montrai qu'elle était suffisante, qu'elle leur apprendrait comment ils devaient vivre, de quoi ils devaient se détourner, que s'ils lui obéissaient, elle leur apporterait le salut. Et, les ayant recommandés à cette grâce, je les quittai (p. 176-177).
Dans cette perspective, hommes et femmes sont strictement sur le même pied d'égalité pour Dieu:
À Slaughterford, dans le Wiltshire, nous eûmes une très bonne réunion, malgré l'opposition de certains contre les assemblées de femmes; le Seigneur m'avait poussé à recommander celles-ci aux Amis, pour le profit et l'avantage de toute l'Église de Christ. Afin que les femmes fidèles, qui avaient été appelées à croire en la Vérité, professant la même foi et héritières du même évangile éternel de vie et de salut que les hommes, pussent, comme eux, être initiées à la pratique de la discipline évangélique et devenir ainsi leurs collaboratrices dans le travail d'organisation, dans le service de la Vérité, dans les affaires de l'Église, comme elles le sont dans le domaine de la vie civile et temporelle; afin que tous le membres de la famille de Dieu, les femmes aussi bien que les hommes, puissent connaître et accomplir leur travail et leur service dans la maison de Dieu, de façon que les pauvres soient mieux soignés et secourus et que les jeunes soient instruits et dirigés dans les voies de Dieu; que ceux qui se relâchent ou s'égarent soient repris et exhortés à craindre le Seigneur; afin aussi qu'on puisse examiner de plus près, dans la sagesse du Seigneur, si les personnes qui s'apprêtent à contracter un mariage ont le droit de le faire; et que tous les membres du corps spirituel, l'Église, puissent veiller les uns sur les autres et s'aider mutuellement dans l'amour. (p.248).
En lisant ces quelques pages, enchâssées dans un récit assez maladroit et fort répétitif, on ne peut s'empêcher de penser à certains propos à l'emporte-pièce des premiers moines des déserts de Gaza et d'Égypte, ceux qu'on nomme les "Pères du désert", vrais successeurs des "Pères apostoliques" et donc des premières communautés chrétiennes. Des propos dont certains peuvent s'étonner aujourd'hui, car ils reflètent un "esprit" que l'hyper-organisation intellectuelle et ecclésiale ultérieure a eu tendance à marginaliser.
Lus dans cet "esprit", les propos de George Fox sont un appel valable, au-delà des particularités d'un lieu et d'un siècle, en faveur d'une pratique chrétienne qui s'éloignerait de toute forme d'hypocrisie et qui tenterait de mettre en oeuvre la vérité évangélique dans toute sa pureté. Un vœu et une tentative proposés par les grands spirituels de tous les siècles.
fr. R.-Ferdinand Poswick, osb