Derrière notre monde techno‒scientifique: un “mystique”?

Janvier 2024

Bien que ce ne soit pas une publication très récente, la biographie d'Albert Einstein par François de Closet, Ne dites pas à Dieu ce qu'il doit faire, nous met en présence d'un humain hors normes qui, sans être un Juif pratiquant (voire même “croyant”!) s'est trouvé être un des fondateurs de la Physique moderne mais sur base d'une sorte de “foi” indélébile en l'Absolu qui commande, selon ses intuitions fulgurantes, toute réflexion humaine!

François de Closet   François de Closet

François de Closet, Ne dites pas à Dieu ce qu'il doit faire, Le Seuil, Paris, 2004, 448 pp, ISBN 2‒02‒063883‒5

Albert Einstein

L'homme, né à Ulm le 14 Mars 1879 et décédé à Princeton (USA) le 18 Avril 1955, est bien l'un des fondateurs du mouvement scientifique qui permettra le développement, militaire et civil, du nucléaire tout en se défendant d'être pointé comme le “père” de la bombe atomique (1945), même si, pour des raisons éthiques, il défendra publiquement Robert Oppenheimer à la fin de sa vie!

Indépendant, voire farouchement individualiste, dès son enfance et son adolescence, et même s'il vivra deux aventures conjugales, Albert Einstein, capable des meilleures relations humaines, pouvait se montrer peu empathique et, dans ses recherches, tenir à ses idées et découvertes à travers tout… ce qui fut le cas par rapport aux chercheurs qui suivront Max Planck et sa physique quantique!

Une “vocation”?

Une des clefs de son comportement est “l'illumination scientifique” survenue très tôt dans sa vie

Il a redit plusieurs fois, sous différentes formes, sa formule fameuse: “Le plus incompréhensible, c'est que le monde soit compréhensible”. La correspondance quasi miraculeuse entre le fonctionnement de l'esprit humain et la logique de la nature constitue pour lui le miracle fondateur, la révélation directrice. […] Il doit découvrir l'ordre caché du monde. Cette quête devient le “but suprême”, le “chemin qui mène au paradis”, la “promesse d'une libération”. [… ] C'est la grande affaire de sa vie, l'équivalent d'une “vocation sacerdotale” selon Fritz Stern. Car il s'agit d'une quête ontologique qui se suffit à elle‒même et non pas d'une activité professionnelle qui permettrait de gagner la gloire ou la fortune. (p. 105)
Einstein n'est pas indifférent, il est habité, possédé, emporté. Et cette force qui s'est emparée de lui dépasse largement sa personne, elle en fait le serviteur ou le prophète d'un ordre transcendant, éternel, cosmique dans lequel il puise le bonheur ineffable. Dans une lettre de 1916, où il évoque ses ennuis domestiques… il conclut: “Ne me plaignez pas. Malgré mes problèmes extérieurs, ma vie se déroule avec une parfaite harmonie. Toutes mes pensées sont fixées sur la pensée.” Une phrase qui le définit mieux que toutes les analyses. (p. 106)

Et le biographe poursuit

Il n'en n'a jamais fait mystère: il a toujours donné à son travail scientifique une dimension spirituelle. Il ne cesse de le répéter: “Je ne peux pas concevoir un scientifique authentique qui n'aurait pas une foi profonde”. Foi religieuse ou pas? À chacun de répondre, car son Dieu n'a rien à voir avec ceux des grands monothéismes, il participe d'un vaste panthéisme rationaliste. “Je crois au Dieu de Spinoza qui se révèle dans l'harmonie de tout ce qui existe, mais non en un Dieu qui se préoccuperait du destin et des actes des êtres humains”. Cette sacralisation de l'ordre naturel fait de la recherche scientifique une sorte d'expérience mystique. “Chercher à comprendre les lois de la Nature, c'est chercher à comprendre l'oeuvre de Dieu, professait déjà Saint Thomas d'Aquin”. Einstein fait sienne cette formule, à un mot près: pour lui, la recherche ne vise pas à comprendre l'œuvre de Dieu, mais Dieu lui‒même. Car Dieu, pour Einstein, comme pour Spinoza, n'a rien créé, il est la nature même. Ni Créateur, ni même Grand Architecte ou Parfait Horloger, Dieu se cache dans l'architecture ou l'horlogerie cosmique. (pp. 130‒131)

La relativité

Au Bureau de la protection industrielle où il a réussi à faire engager son ami l'ingénieur Besso sorti comme lui du Technion de Zurich – Einstein a pris la nationalité Suisse – il se concentre, au printemps 1905 sur la relativité. Ils en discutent tous les jours et se font même porter pâles toute une journée pour en discuter!!

Le soir venu, Einstein n'est guère plus avancé… Puis, dans la nuit, c'est l'illumination: “un orage avait éclaté dans mon cerveau”. Il dira s'être réveillé en “voyant” la solution. Ce ne peut être qu'une “pensée de Dieu”, une percée fulgurante sur l'ordre cosmique transcendant. Sans doute, le souvenir, c'est‒à‒dire la réinterprétation de l'événement à la lumière de ses conséquences, a‒t‒il donné à cette découverte un caractère quasi miraculeux. Le fait est que sa très longue réflexion, son approche laborieuse est soudain précipitée par une percée purement intuitive. À plusieurs reprises, sa démarche intellectuelle est ainsi impulsée par des grâces instantanées, ces éclairs de génie. C'est pourquoi il ne cessera d'affirmer la part inconsciente de la pensée, expliquant que l'esprit peut réfléchir sans passer par les mots. …Il boucle son article en l'espace de 5 semaines. Puis, épuisé par l'effort, il se couche, attendant avec anxiété la réponse des Annalen der Physik. L'article est publié en septembre. Il s'intitule Sur l'électrodynamique des corps en mouvement. C'est l'acte de naissance de la relativité restreinte. (pp. 148‒149)

Vers une relativité généralisée

C'est en dépassant certaines convictions de la physique “mécanique” comme l'existence d'un “ether” (un support physique pour la lumière, les ondes, les magnétismes, les attractions) qu'Einstein chemine vers sa vision d'une relativité généralisée.
Ici, il faut un peu s'accrocher.
En 1905, Einstein nie l'existence de l'éther

Beaucoup de physiciens estiment que la relativité de Galilée se vérifie pour les corps matériels, mais qu'elle ne peut régir les ondes immatérielles. Pour Einstein, une telle dichotomie est inesthétique et donc erronée: l'ensemble de la nature doit suivre les mêmes principes. [Pour cela il doit décider que la vitesse de la lumière – 300.000km/seconde – est un absolu infranchissable]. Ce n'est pas une constatation, c'est un principe. Aucune onde, aucun corps ne peut dépasser 300.000km/seconde. […] En ce début d'article sur ce sujet, Einstein affiche une ambition démesurée qui étonnerait de la part d'un savant confirmé, qui paraît insensée pour un inconnu de 26 ans sans la moindre référence. (pp.150‒151)

Mais, en 1916, Einstein devra admettre l'existence d'une certaine forme d'Ether. Une question qu'il discute longuement avec le physicien Lorentz.
Puis en 1920, lors de son investiture à une chaire de l'Université de Leyde, il concédera qu'il existe un Ether dans son discours L'Ether et la théorie de la relativité!
Il conclut

Nous pouvons résumer comme suit: selon la théorie de la relativité générale, l'espace est pourvu de propriétés physiques, et dans ce sens, par conséquent, il existe un éther. Selon la théorie de la relativité générale, un espace sans éther est impensable, car dans un tel espace non seulement il n'y aurait pas de propagation de la lumière, mais aussi aucune possibilité d'existence pour un espace et un temps standard (mesuré par des règles et des horloges), ni par conséquent pour les intervalles d'espace‒temps dans le sens physique du terme. Cependant cet éther ne peut pas être conçu comme pourvu des qualités des médias pondérables et comme constitué de parties ayant une trajectoire dans le temps. L'idée de mouvement ne peut pas lui être appliquée (article d'Einstein).

Mais il n'y a pas que les idées dans la vie…

Einstein s'est défini comme “un voyageur solitaire”. Une solitude qu'il ne protège pas sous des dehors bourrus, un abord dédaigneux, un comportement distant ou méprisant. Tout au contraire. Il est, en apparence, le plus sociable des hommes. Mais il se prête beaucoup et ne se donne jamais. Il reconnaît d'ailleurs n'appartenir “corps et âme” ni à son pays, ni à sa maison, ni à ses amis, ni même à sa famille proche. C'est dire qu'il ignore cet engagement total, passionnel qui aveugle la raison et embrase l'individu ou, plus exactement, qu'il le réserve à la science enfermée dans une imprenable citadelle. Il pense sa vie privée comme sa vie publique en fonction de son travail scientifique.
Pendant 35 ans, ce détachement n'est guère problématique, il va de soi. Mais, à partir de 1914, la tour d'ivoire si méticuleusement construite et entretenue se lézarde et le met à découvert. La guerre éclate, son couple se déchire, sa santé se délabre. La solitude n'est plus un état, c'est un combat. Pas à pas il doit négocier entre l'engagement et l'indifférence, la rudesse et la bienveillance. (p. 219)

Vers le gel de sa théorie de la relativité

Quand Einstein tente d'étendre sa relativité générale à la cosmologie en référence aux propositions du Chanoine Lemaître concernant l'atome primitif et le “big bang”, il ne sera pas suivi car il n'a pas suffisamment étudié l'état scientifique de la cosmologie!

Voici l'épisode charnière qui donne une clef au divorce qui s'instaure, à partir de 1925, entre Einstein et la communauté des physiciens, cette clé appelons‒la: “Dieu”!
Le mot, on le sait, ne fait pas peur à cet athée. Il l'utilise couramment dans sa conversation et dans sa correspondance. Dieu impersonnel, Dieu sans nom et sans visage, divinité cosmique qu'il n'hésite pas appeler “le Vieux”. Il ne s'agit pas d'une façon de parler, d'une métaphore, car Einstein n'en doute pas: l'ordre cosmique est d'essence transcendantale, c'est la divinité même. Cette métaphysique de la physique ne détermine pas seulement sa philosophie personnelle, elle exerce une profonde influence sur son travail scientifique. C'est elle qui fonde cette démarche si particulière partant des principes, principes qui sont de l'ordre du divin, pour élaborer des constructions intellectuelles qui se confrontent à la réalité. […] Il parle volontiers de “religiosité cosmique”, terme ambigu, et, sans doute, inapproprié. […] il est évident qu'Einstein est tout sauf “religieux” [tourné vers le collectif], et que sa démarche est profondément “spirituelle” [tournée vers le sujet et sa vie intérieure]. Une telle vision du monde et de l'homme transforme le travail scientifique en vocation “religieuse”, stimule l'imagination et autorise toutes les audaces. Celle, par exemple, de défier Newton. (pp. 241‒242)

Une relativité virale pour la société?

…un mot qui explose: relativité! Le terme, on le sait est malheureux puisqu'il signifie une chose et son contraire, selon qu'il est utilisé dans le langage scientifique ou dans le parler courant. Or, le 6 novembre 1919, il se trouve projeté du petit monde de la physique au monde immense de la presse internationale. Le piège est diabolique […] lorsque la science utilise un mot courant pour dire une chose très compliquée, que se passe‒t‒il? L'acception scientifique est balayée au profit de l'acception courante. […] Désormais “relatif” et “relativité” sont des expressions‒rengaines reprises dans les articles et les conversations ponctuées par “comme le dit Einstein”. […]
Alan J. Friedman et Carol C. Donley, dans Einstein as Myth and Muse (1985), peuvent dire: ‘Einstein est un inspirateur pour certains qui interprètent son travail avec grâce et subtilité, mais aussi pour ceux qui, à l'opposé, voient dans le “tout est relatif” une caution pour proclamer la relativité de toute vérité, de toute morale, ce qu'Einstein lui‒même réprouvait. À l'exception de son nom, la théorie de la relativité reste un monument érigé à la foi dans l'ultime certitude de la connaissance’. (p. 263)
Einstein est d'autant plus étonné, stupéfait, qu'il se méfie du mot “relativité” et ne l'a pas utilisé dans son texte fondateur de 1905. Pour sa part, il aurait préféré parler d'une “théorie des invariants” ou d'une “théorie du point de vue”, appellations nettement moins médiatiques. C'est Max Planck qui, dans son premier article de 1906, parle d'une “théorie de la relativité”. Einstein se rallie à la formule, et, lorsqu'en 1921 il mesure l'étendue des dégâts, il est trop tard pour faire machine arrière:”J'admets, écrit‒il, que le mot est malheureux et a donné lieu à des malentendus philosophiques, […] mais je crois qu'après tout ce temps, le changement d'un nom généralement accepté provoquerait la confusion”. (p. 265)

Juif ou pas Juif?

Dès 1919, Einstein sera l'objet de menaces antisémites… mais il faut aussi dire qu'il signera un soutien au mouvement sioniste en 1920.

L'antisémitisme a plaqué sur lui une judéité vide de contenu. Rien qu'une marque indélébile. Le Juit n'est que le bouc émissaire des non‒Juifs, l'objet de toutes les haines. Face à cette agression, Einstein entend retourner contre l'ennemi cette altérité imposée. Il appelle ses frères à porter les valeurs historiques, spirituelles, culturelles du peuple juif, à “retrouver la fierté”. Ce sentiment, qu'il n'est pas le seul à éprouver, conduit beaucoup de Juifs à se ressourcer dans la religion et dans les coutumes ancestrales, à retrouver la piété perdue et les règles de vie traditionnelles. C'est un choix auquel Einstein ne peut se résoudre. Assumer son histoire ne peut signifier revenir en arrière. Lors de son séjour à Jérusalem [février 1923, reçu avec sa femme par les Dominicains – dont les Pères Sertillanges et Dhorme], il assiste atterré aux incantations devant le mur des Lamentations. Il note dans son carnet de voyage: “Certains parmi les plus obtus de notre tribu y priaient tout haut, leur visage tourné vers le mur, leur corps se balançant d'avant en arrière. Le spectacle pathétique d'hommes ayant un passé, mais dépourvus de présent”. Pour concilier cette fidélité avec sa propre exigence rationnelle, Einstein se fabrique une version très particulière de la judéité. C'est dans l'histoire du peuple errant, dans la conscience de “sa tribu” et pas seulement dans la Torah et le Talmud qu'il recherche les valeurs juives. Il dégage ainsi les croyances ancestrales de leur aspect religieux pour en retenir une spiritualité et une sagesse: “Le judaïsme n'est pas une foi, n'est pas une religion transcendante. Il me paraît douteux qu'on puisse l'appeler une “religion”… (p. 297)
Seul contre tous, il répète pendant les 30 dernières années de sa vie: “Dieu ne joue pas aux dés”. Jusqu'à s'entendre répondre par Niels Bohr: “Mais qui êtes‒vous, Einstein, pour dire à Dieu ce qu'il doit faire?”. Einstein a été abandonné par ce “Dieu” qui l'avait guidé vers ses plus grands succès. Et les agents de cette trahison sont les diables qu'il a fait surgir des mondes souterrains: les quanta! (p. 317)

La physique quantique ne sera pas pour lui!

…la physique de Born et Heisenberg, qui voit flous les individus et nettes les populations, qui est incertaine à l'unité et certaine dans les grands nombres! La compréhension n'est plus dans le détail, mais dans l'ensemble. Les probabilités des quanta ressemblent bien à celles de la radioactivité et pas à celles de la mécanique statistique. […] Pour des profanes, il ne peut être question de comprendre, mais plus modestement de se faire une idée [de la mécanique quantique…]. La réalité ne s'appréhende plus qu'à travers les constructions algébriques les plus abstraites. [Quant à Einstein] séjournant à Göttingen en 1924, il a entendu Max Born et Heisenberg exposer leurs nouvelles orientations. La désinvolture de ce jeune homme qui range la causalité au magasin des accessoires le choque. Il le fait savoir, mais le jeune présomptueux ne cède rien. […] Peu après cette première rencontre, Einstein écrit à Max Born: “Mon instinct se rebiffe contre ce genre de conception”. Une réaction immédiate, une répulsion viscérale, la rupture est consommée avant même que la mécanique quantique n'arrive à maturité. […] Dans de telles discussions, les interlocuteurs ne font pas appel à leur “instinct”, ils ne poussent pas de hauts cris, ils argumentent, raisonnements et calculs à l'appui. D'où vient qu'Einstein rompe avec ette démarche qui constitue l'esprit même de la recherche scientifique?
La singularité einsteinienne surgit en pleine lumière. Le père de la relativité ne reproche pas à la nouvelle théorie d'être aventureuse ou erronée, mais hérétique et impie, de contrevenir à l'ordre divin dont il prétend connaître la logique. […] L'erreur ne se démontre pas, elle se renifle. Tout ce qui ne répond pas à un certain nombre de critères d'harmonie, de logique, de symétrie, bref, de perfection, est erroné. Un monde divin ne peut être bancal, inachevé. C'est ainsi qu'Einstein a fait ses plus grandes découvertes et ce triomphe prouve que son Dieu existe, qu'il en est le prophète et que sa démarche est bonne.
Mais en quoi les travaux d'Heisenberg et Born remettent‒ils en cause ce credo einsteinien? En ceci qu'ils violent sa conception de la causalité. Einstein découvre horrifié ce passage d'un probabilité du calcul à une probabilité de la nature. (pp. 333‒334)
[…] Einstein est en train de reproduire à l'échelle de l'infiniment petit l'erreur qu'il a commise en 1917 à l'échelle de l'infiniment grand. En physique comme en astronomie, il croit sacraliser l'ordre cosmique, alors qu'il en sacralise une version particulière, celle de la physique classique. De ce fait, la nouvelle physique probabiliste lui paraît être une horreur, au même titre qu'un univers ouvert en expansion. Elle trahit ce “Dieu” dont il est tout à la fois l'inventeur, le serviteur et le grand prêtre, ce “Dieu” qui l'a comblé de ses lumières. […] Lorsque le pape de la relativité découvre la première publication d'Heisenberg, il affiche son scepticisme: “Heisenberg a découvert la lune quantique. À Göttingen, ils y croient. (Moi pas)”[…] Il est conforté dans son rejet par l'apparition d'une théorie rivale qui défie la mécanique quantique et lui convient beaucoup mieux: la mécanique ondulatoire. (pp. 334‒336)

Einstein un “croisé” en quête du “Vieux”?

La dimension prophétique du personnage éclate dans sa seconde vie de physicien. Elle a toujours existé, mais elle était masquée pas la réussite du chercheur. De telles découvertes portent la marque d'un génie qui dispense de toute explication. Lorsque les résultats ne sont plus là pour masquer la croyance, lorsque le miracle ne dispense plus du discours, alors le verbe se trouve mis à nu, réduit à la seule pensée. Einstein a toujours cru que “Dieu ne joue pas aux dés”, il le disait à sa façon, mais qui s'en souciait? Que le physicien croie au ciel ou qu'il n'y croie pas, peu importe pourvu qu'il trouve.
À partir de 45 ans, Einstein ne trouve plus. Il est contraint de mettre en avant sa foi, sa philosophie, ses convictions, faute de pouvoir présenter les modèles, les démonstrations et les calculs qui l'en dispenseraient. Ainsi s'affirme dans l'échec une différence qui s'estompait dans le succès: cet homme n'est pas un mercenaire de la physique disponible pour tous les combats, c'est un croisé qui n'admet de victoires que pour se rapprocher du “Vieux”. Un engagement qu'il a poussé trop loin et qui, désormais, l'emprisonne. (pp. 353‒354)

En tout cas, il devient un “engagé” face à la montée du nazisme et à la découverte en cours d'une possibilité de création de “bombe atomique”. Hitler vient au pouvoir en 1933. Einstein émigre définitivement aux États‒Unis où il s'installera à Princeton. Il deviendra citoyen américain en 1940.

Dès 1939, sur base des études de Frisch et Peierls à Londres, Einstein perçoit la menace naissante: utilisation de l'uranium 235 pour provoquer, avec un engin transportable en avion, une explosion d'une puissance phénoménale!

[À l'été 1940] Albert Einstein est désespéré par la frilosité américaine qu'il assimile à celle des démocraties européennes face à la guerre d'Espagne, ou , pire encore, à la capitulation munichoise. [… et il mesure sa propre impuissance]. L'énergie einsteinienne n'est pas à la mesure de l'inertie américaine! Il s'en explique […]: “Après la première guerre, je croyais encore qu'il était possible d'agir en prêchant la raison. Aujourd'hui, j'ai cessé de le croire”. Il sait désormais que l'autorité morale d'un intellectuel, si illustre soit‒il, est insuffisante. […] Il imagine alors un rassemblement des intellectuels … au‒delà des seuls Prix Nobel … mais il n'y croit qu'à moitié : “Croyez‒vous que ceux qui détiennent une autorité intellectuelle dans ce pays vont être prêts à signer des vérités aussi impopulaires? Je suis convaincu qu'ils ne le feront pas. … Car les intellectuels sont des lâches, plus lâches que le commun des hommes, et ils ont échoué lamentablement chaque fois qu'il s'est agi de s'engager dans une cause dangereuse. (pp. 396‒397)

Le projet Manhattan ne prendra corps qu'à partir du 6 Décembre 1941. 600.000 personnes vont travailler à ce chantier de la bombe atomique avec une dépense de 25 milliards de dollars en quatre ans.

Einstein, lui, est tenu à l'écart, il ne participe pas à ces travaux, il n'en n'est même pas informé. Est‒ce par conviction pacifiste qu'il a refusé de s'impliquer? Il n'en n'est plus là. Dans le combat contre les nazis, il se veut mobilisable et mobilisé. (p. 401)

Il va d'ailleurs être engagé dans des études commandées par la marine sur les systèmes électromagnétiques et les charges creuses.
Puis, il finit, avec son ami Niels Bohr qu'il a fait venir aux États‒Unis, à suivre la progression fulgurante de la recherche, il écrit même encore une lettre alarmante sur l'arme atomique au Président Roosvelt… sans effet?

Le 6 août 1945, Einstein se trouve en vacances avec sa secrétaire Helen Dukas au bord du lac Saranac lorsque cette dernière entend à la radio les bribes d'un bulletin d'informations. Il est question d'une nouvelle arme qui aurait été utilisée contre le Japon. Elle en parle à Einstein qui comprend aussitôt et soupire: “Mon dieu! Quel malheur!” . Tout au long de la journée, des journalistes américains et étrangers téléphonent pour avoir une réaction du père de la relativité. Il refuse de répondre, mais finit par s'entretenir avec l'un d'entre eux, Raymond Swing. “L'humanité, explique‒t‒il, n'est pas prête pour l'ère nucléaire”. Mais il ne peut s'en tenir à ce constat désespéré. “Peut‒être que la crainte suscitée par l'arme atomique obligera l'humanité à mettre de l'ordre dans ses affaires internationales, ce qu'elle ne fera jamais sans la pression de la peur”. Il évoque un gouvernement mondial qui serait seul détenteur des secrets nucléaires, seul à contrôler ces armes. L'heure est trop grave pour autoriser le pessimisme absolu. (p. 414)

La fin

En 1949, l'URSS a également créé l'arme atomique! Nouvelle course des États‒Unis et autres occidentaux dans une nouvelle course à l'arme absolue… et poursuite MacCarthienne de tous les “espions” qui pourraient avoir donné ou pourraient communiquer des renseignements aux “communistes”. Einstein est soupçonné et poursuivi par le FBI.
Après cinq ans d'une enquête absurde autant qu'obstinée, l'Agence doit se rendre à l'évidence: le suspect est certainement un “mauvais Américain”, mais sans doute pas un espion. (p. 429)

En Février 1955, avec son ami Bertrand Russel, Einstein crée le mouvement Pugwash qui rassemblera des Prix Nobel et autres savants pour créer une réflexion internationale sur l'usage des nouveaux armements… trop tard! Le 13 avril 1955, Albert Einstein est victime d'une hémorragie interne qui sera fatale. Il meurt à l'hôpital de Princeton le 18 avril 1955, ayant refusé des soins spéciaux.

Porter un jugement sur sa vie?

Voici l''avis du “romancier” François de Closet dont il faut rappeler que, pour tous les aspects techniques et scientifiques de sa biographie, il a bénéficié de l'aide de Françoise Balibar qui avait dirigé l'édition critique en 6 volumes des oeuvres choisies d'Albert Einstein en français

Le “créateur et rebelle” n'a jamais délégué son jugement, il a pensé par lui‒même en ne laissant ce soin à aucun parti, aucune église, aucun groupe d'intérêts, aucune école de pensée. Seul, il a forgé son destin et n'a commis d'erreurs que les siennes. Car il fut loin d'être exemplaire en tout, nous épargnant la désespérante perfection des saints. C'est en cela que son itinéraire personnel a valeur d'avertissement. (p. 438)

Merci François de Closet pour ce “roman” d'humanité qui ouvre le cœur et l'esprit à une des humanités qui ont “formé” la culture technico‒scientifique dans laquelle la planète est entrée à partir du 20e siècle!